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Guerre d’Espagne Une passion française

La France a « l’Espagne au cœur » comme l’écrivait Pablo Neruda. La guerre civile espagnole (1936-1939) a profondément marqué notre pays où les enfants d’exilés ne cessent d’en porter la mémoire. Ce hors-série fait le point sur les travaux des historiens, romanciers et journalistes qui, d’un côté et de l’autre des Pyrénées, n’en finissent pas de revisiter l’histoire de ce conflit.

https://boutique.lemonde.fr/hors-series/le-monde-hors-serie-guerre-d-espagne.html

Hispaniola

« Un formidable narrateur pour qui les mots et les dessins sont en totale osmose. »

Espagne 1938. Un déserteur, officier de la Légion étrangère, tente de sortir du sanglant guêpier de la guerre civile espagnole.

Le capitaine Lacombe se la coule douce à Alger, avec la femme de son colonel. Mais il se fait pincer et ça dégénère salement. Le voici obligé de quitter l’Algérie clandestinement pour Marseille.

La traversée de la Méditerranée vire au cauchemar quand son bateau croise un navire italien à destination de l’Espagne pour ravitailler les troupes de Franco.
Déserteur ou pas, le voici accusé d’espionnage et débarqué directement dans les geôles franquistes, dans l’attente d’un jugement expéditif.

Heureusement pour lui, il n’y a pas que les troupes du Caudillo à avoir la gâchette facile. Un commando de républicains prend la prison d’assaut, et
le voici embarqué dans la guerre civile. Les brigades internationales lui ouvrent leurs bras, au moment où les soviétiques commencent à éliminer les anarchistes et les non-staliniens…

Hispaniola de Vianello
24 x 30 cm, cartonné. Noir et blanc. 80 pages
Prix : 15.00 €
http://www.editionsmosquito.com/ouvrage-323.html

https://www.actuabd.com/Hispaniola-un-regard-sur-celles-et-ceux-qui-se-sont-battus-pendant-la-guerre-d

Ouvrir en grand les archives : ces camps avec vue sur mer que la France a longtemps refusé de regarder

En 1938, une loi créait les “étrangers indésirables”, qu’on pouvait enfermer au nom du seul danger potentiel. En 1939, des dizaines de milliers d’Espagnols fuyant Franco étaient parqués, puis internés dans les camps du Sud de la France. Depuis Rivesaltes, retour sur 70 ans d’histoire de France.

La France a créé en 1938 la catégorie des « étrangers indésirables ». Les tout premiers seront les Espagnols, enfermés alors qu’ils venaient de franchir les Pyrénées par centaines de milliers après la victoire de Franco.
La France a créé en 1938 la catégorie des « étrangers indésirables ». Les tout premiers seront les Espagnols, enfermés alors qu’ils venaient de franchir les Pyrénées par centaines de milliers après la victoire de Franco.• Crédits : FPG/Hulton Archive – Getty

Cet automne, les archives départementales des Pyrénées-Orientales ont annoncé l’ouverture massive d’un fond d’archives très important, désormais accessible à tous, depuis n’importe quel ordinateur personnel : une base de données numérisée, qui donne accès au sort de 60 000 personnes parmi les prisonniers internés aux camps de Rivesaltes et Argelès-sur-Mer, entre 1939 et 1942. Cet accès sans équivalent à l’histoire de ces lieux d’enfermement à une dizaine de kilomètres de Perpignan intervient alors que les demandes de consultation étaient de plus en plus nombreuses : les archives reçoivent aujourd’hui jusqu’à trois cents requêtes par an.

Ces sollicitations affluent du monde entier, car de nombreuses trajectoires, et autant de nationalités, ont transité par ces 600 ha de baraques de fortune aux latrines infâmes. Certains ont survécu, d’autres sont morts sur place ou ont été assassinés en déportation en Allemagne. Tous comptent aujourd’hui des parents et des descendants, dispersés sur le globe terrestre, qui parfois cherchent à présent à reconstituer le fil tenu de ces trajectoires qui croisent histoire et mémoire.

Parfois, l’espoir est vain : le fichier mis en ligne compte quelque 90 000 fiches cartonnées au total, numérisées au terme d’un travail de fourmi d’une quinzaine d’années. Mais il est parcellaire, et souffre de trous inexorables : ainsi, toute la première partie de la Retirada, du nom de l’exil des Républicains espagnols fuyant le franquisme triomphant, est parti par pertes et profits à la Libération. Ceux qui chercheront aujourd’hui un nom, et un parcours pour en savoir plus sur ces visages gravés sur la pellicule en seront hélas pour leurs frais. Malgré tout, l’accès inédit à ces dizaines de milliers de fiches, et autant de traces d’histoires personnelles enchâssées dans une histoire collective, est un pas de géant alors que ces vies sont, longtemps, demeurées dans un silence assourdissant, faute d’accès aux sources et de volonté politique.

Lorsque le dessinateur Aurel est venu sur France Culture raconter les prémices de son film Josep, consacré au destin de Josep Bartoli et de plusieurs milliers d’anonymes qui, à la fin des années trente, ont fui l’Espagne franquiste pour finir, parqués, dans des camps français des Pyrénées-Orientales, il a raconté avoir d’abord trouvé très peu d’images pour se figurer ce pan d’histoire. Une absence d’images qui a longtemps entouré non seulement la mémoire de la Retirada, mais aussi toute l’existence de ces camps français qui ont vu le jour en 1939 avant d’être regroupés sur un terrain où l’armée avait d’abord songé installer ses garnisons. Ont longtemps manqué les images tout court, réelles comme ces dessins du carnet du républicain Josep Bartoli ou la poignée de clichés découverts dans la “valise mexicaine” de Robert Capa et Gerda Taro. Mais aussi les images mentales, et les représentations explicites et métabolisées, d’une réalité longtemps restée tapie dans l’ombre d’une histoire que la France ne regardait guère.

Mais la temporalité de la fabrication du film nous montre aussi tout le chemin parcouru : lorsque le dessinateur a commencé à travailler à son projet, le mémorial de Rivesaltes n’existait pas encore. Il a vu le jour en 2015. Une étape essentielle pour documenter l’histoire de ce que les historiens Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen ont nommé “le camp de la France”. C’est le titre de leur livre, paru justement cette année 2015. Docteurs depuis dix ans l’un comme l’autre, aucun d’eux n’avait pourtant fait sa thèse sur “Rivesaltes”, comme on dit aujourd’hui pour saisir le destin de ce petit archipel de camps rapidement centralisé dans les baraquements en dur de l’ancien site de garnison. En somme, une histoire de France à tiroirs, dont le détail déborde largement celle de la Retirada des Républicains espagnols. Après eux, ce sont les Juifs et les Tsiganes de Zone libre sous Vichy, puis les collaborateurs à la Libération, et les harkis, abandonnés par la France après avoir traversé la Méditerranée à la fin de la Guerre d’Algérie où ils avaient servi de supplétifs à l’armée française, qui y seront accueillis jusqu’au départ des toutes dernières familles, en 1977. Encore que “accueillis” soit un terme bien trop euphémistique pour l’expérience d’un séjour au camp. De l’ancien site militaire grand comme soixante fois Paris, l’Etat fera brièvement (et contre l’avis du préfet, sollicité sur la délicatesse de la destination), un CRA (Centre de rétention administrative, pour les étrangers en situation irrégulière) avant de laisser la garrigue reprendre ses droits entre ces murs bien chargés.

Longtemps, il n’y eut que peu de recherches académiques à fouiller directement l’histoire du site. Quand Anne Boitel consacrait, en 2000, un mémoire de maîtrise à la fac de Perpignan au sort des Juifs à Rivesaltes en 1941 et 1942, très peu d’ouvrages étaient encore disponibles, même si la liste des 2 300 Juifs enfermés sur place avait par exemple fait l’objet d’une publication au début des années 1990. Aujourd’hui au cœur de plusieurs travaux de doctorants, récemment soutenus, ou encore en cours, l’histoire de Rivesaltes gagnera encore à l’accès libre au fichier d’archives décidé en septembre 2020, ce qui pourra permettre d’arpenter, depuis les inventaires désormais accessibles en ligne, des angles morts. Car longtemps, l’absence de travaux et les difficultés d’accès aux sources parcellaires, éparses et fragiles, ont coïncidé. Au milieu des années 1990, une partie du fichier des Juifs internés au camp avait même carrément fini à la benne. On pouvait y lire le nom d’un millier de Juifs passés entre le 15 avril et le 24 décembre 1942 par cette gare de triage devenue antichambre des camps de la mort. La plupart y figurent, classés par nationalité, et parfois, inscrits sur des listes qui distinguaient entre ceux qui partaient pour Drancy, et ceux qui étaient fléchés pour y échapper – au moins momentanément. D’autres documents en partance pour la déchetterie renseignaient encore des bribes de la trajectoire d’étrangers en situation irrégulière qui transitèrent, eux aussi, par le camp à cette époque, dans l’entrelacs de ces pans d’histoire encore largement à excaver à l’époque.

En 1997, on trouvait encore tout au plus, sur place, une stèle érigée à la mémoire des Juifs déportés du camp de Rivesaltes vers Auschwitz, inaugurée en 1994, avant une autre, pour les harkis, en décembre 1995. Il faudra attendre cinq années de plus et 1999 pour voir sortir de terre une autre plaque, cette fois en hommage aux Républicains espagnols. Sauvé in extremis avant sa destruction et rendu public dans la presse locale, le fichier des prisonniers juifs de 1942 avait regagné les archives départementales, mais l’idée, tellement saisissante, qu’on ait pu seulement imaginer s’en débarrasser accélère le travail de mémoire. Et le rend surtout incontournable. C’est dans la foulée que l’idée de créer un Mémorial de Rivesaltes redouble d’ardeur. Elle doit beaucoup au travail de mobilisation de deux locaux, Claude Delmas et Claude Vauchez, et d’un relais important trouvé auprès de Serge Klarsfeld qui, dès 1978, avait cherché à viraliser la liste des déportés juifs du camp qui semblait sombrer dans l’oubli.

Vingt ans plus tard, une pétition d’ampleur nationale voit cette fois le jour, tandis que, sur place, dans les Pyrénées-Orientales, un élu socialiste part en campagne et décide de militer pour la création d’un lieu de mémoire ambitieux. C’est Christian Bourquin, qui remporte la présidence du Conseil départemental en 1998, et bientôt prendra la tête de la Région à la mort de Georges Frêche. Sans perdre de vue son objectif : créer un Mémorial. En 2006, le projet a déjà fait un pas de géant lorsque l’architecte Rudy Ricciotti est missionné, et qu’un vaste travail de documentation s’ouvre.

Inauguré fin 2015, ce Mémorial compte aujourd’hui un conseil scientifique, toujours présidé par Denis Peschanski, spécialiste de l’histoire mémorielle, que Bourquin était allé chercher tandis que le projet en était encore aux limbes. A la fois institution à vocation scientifique et lieu pédagogique en soi, ce lieu vient trouer la brume des impensés et des non-dits. Sur le net, on trouve par exemple la trace de rencontres entre des survivants du camp et des élèves en lycée agricole dans la région, et les médias régionaux qui filment ces moments de transmission.

Car l’existence d’un lieu mémoriel a non seulement permis de sédimenter une histoire menacée par l’oubli (ou le déni), mais aussi aidé à la circulation de matériaux – principalement des photos – pour documenter l’histoire d’un site : le “camp Joffre” de son nom administratif, éternellement en travaux, et seule adresse durable de ceux que l’Etat français a durablement construits comme ses “étrangers indésirables”. Mais parce que des ponts existent entre tous les objets de cette histoire filigrane, au-delà de l’histoire du site, c’est aussi à l’histoire française de l’immigration, outre celle de Vichy, que l’on accède en découvrant Rivesaltes. La catégorie “étrangers indésirables” qui s’affiche, explicite et in extenso, sur la littérature administrative, vient d’une loi de 1938, qui autorisera l’internement au nom du seul danger potentiel que ces étrangers étaient censés représenter – et non ce qu’ils avaient fait. Lorsqu’ils sont plus de 400 000 à franchir la frontière en février 1939 après la victoire de Franco dans la Guerre d’Espagne, les Espagnols de la Retirada sont les premiers à être enfermés au nom de cette catégorie administrative qui mutera encore au fil de l’histoire, creusant à chaque fois un peu plus le fossé qui séparait la réalité vécue par ces “indésirables”, des paroles d’un Léon Blum qui avait d’abord parlé de “nos hôtes espagnols”.

A l’été 1940, on compte quelque 50 000 personnes dans les camps du rivage catalan. La catégorie « indésirables », marqueur de l’indignité, n’a pas toujours concerné les mêmes gens, mais tous feront l’expérience d’un dispositif qui a en commun l’enfermement, la dégradation et, à chaque fois, le rôle des forces de l’ordre françaises pour chapeauter le tout, alors que le camp redeviendra lieu de garnison quand les Allemands prendront le contrôle de la zone dite « libre », en 1942. En deux ans, 17 500 personnes auront été internées à Rivesaltes, dont 53% d’Espagnols, 40% de Juifs étrangers, et 7% de Tsiganes, français. Un véritable observatoire de l’histoire française de la relégation xénophobe au XXe siècle en somme. Et justement l’historien Philippe Joutard écrivait dans la préface au livre de Lebourg et Moumen, en 2015, que “écrire l’histoire du camp de Rivesaltes […] c’est [adopter] un prisme à travers lequel apparaît l’histoire tourmentée de la France depuis plus de sept décennies ».

Contrairement à Drancy qui a retrouvé sa fonction de cité HLM en Ile-de-France, le camp de la zone libre est finalement resté tel quel. Aujourd’hui, les visiteurs découvrent un site planté dans la garrigue, à la sortie de Perpignan, pas très loin de là où file l’autoroute A9. Là où l’on trouve aujourd’hui un centre de formation, une agence Chronopost et quelques domaines agricoles où l’on fait pousser le raisin pour en faire surtout du muscat, les baraquements frustes sont devenus des lieux de mémoire. Une mémoire à plusieurs facettes, que mobilisent des hommes et des femmes politiques de bords différents, et notamment d’extrême-droite, qui ont pu s’y montrer pour honorer le souvenir de l’endroit, et labourer quelques hectares politiques. Et si Denis Peschanski a souvent évoqué Rivesaltes comme un lieu “qui parle de lui-même”, l’usage politique qui se dessine rend d’autant plus crucial le récit scientifique, et la démocratisation de l’usage des archives. Les centaines de demandes, et autant de connexions individuelles, depuis l’ouverture du site d’archives au grand public, parlent aussi de cela : la nécessité de s’approprier une mémoire, et de continuer disséquer, et construire, à hauteur de vies humaines, une histoire, pour s’affranchir de toute confiscation politique.

Chloé Leprince

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Les réfugiés espagnols dans les camps d’internement en Afrique du Nord

Qui se souvient aujourd’hui de ces centaines d’individus déportés et internés dans des camps du fin fond de l’Algérie et du Maroc ?

Parmi eux des communistes, des anarchistes, des socialistes, français, algériens, juifs, des étrangers exilés comme ces réfugiés espagnols, qui, fuyant les représailles franquistes ont traversé les frontières françaises ou ont accosté en Afrique du Nord. En fait, les 470 000 républicains espagnols qui déferlè¬ rent en février 1939 dans le sud de la France, furent concentrés dans des camps improvisés sur les plages d’ Argelès, de Barcarès et de Saint-Cyprien, pour être ensuite enrôlés dans des Compagnies de travailleurs étrangers, puis envoyés au STO ou déportés en Alle¬ magne dans les camps de la mort. Ils participèrent également activement à la Résistance et, engagés dans les forces françaises aux côtés des Alliés, aux combats en Allemagne.

Exilés de leur histoire par trente-cinq années de dictature franquiste, ils le sont également de la mémoire collective française qui s’est acharnée à ranger dans les placards de l’oubli les années de col¬ laboration pétainiste et à n’ériger en mythe que celui de la Résistance. Certes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la volonté d’établir un consensus national à un moment de crise politique et sociale n’est pas étrangère à cette occultation.

Mais si l’historiographie française commence à s’intéresser depuis quelques années à l’histoire de l’exil espagnol en France, elle s’est essentiellement

attachée à étudier l’émigration qui, depuis 1936, a traversé les Pyrénées, et surtout celle de février 1939 -la plus massive -consécutive à la chute de la Catalogne. Cet exode, qui est devenu en quelque sorte le symbole de la tragédie de la fin de la Répu¬ blique espagnole, n’est pourtant pas le dernier. En mars 1939, une ultime vague de réfugiés se dirigeait vers les colonies françaises d’Afrique du Nord, moins dense sans doute -10 à 12 000 personnes -mais tout aussi intéressante. Si cette dernière vague a peu attiré notre attention, c’est parce qu’elle ne semble constituer qu’un épiphénomène de l’émigra¬ tion politique espagnole de 1936-1939.

Mais, souvent, ce qui se présente de prime abord comme un épiphénomène se révèle être, aux yeux de l’investigation scientifique, d’une importance histo¬ rique méconnue. C’est le cas de l’exil espagnol en Afrique du Nord. Son étude fait ressortir, en effet, le double contexte de l’Algérie coloniale et de la France de 1939 à 1943, deux éléments, bien sûr, étroitement imbriqués. Pour notre objet, c’est le second aspect qui prévaut, tant il éclaire d’un jour nouveau l’image mythifiée d’une France « terre d’asile », puis résistante. Loin de nous l’idée de nier le rôle déterminant joué dans le combat antifasciste par des Français -et non des moindres -et de nom¬ breux étrangers (dont des réfugiés espagnols). Mais ce dont il s’agit ici, c’est de reconnaître cette histoire de la France de Vichy. Cette France qui a activement participé, sous le drapeau de la « Révolution Nationale », à l’internement et à la déportation des Juifs, des étrangers et des opposants politiques.

La guerre civile et la révolution espagnoles étaient devenues un enjeu majeur de la politique internatio¬ nale et le lieu de ses affrontements idéologiques. L’Espagne symbolisait, selon les camps, les aspira¬ tions ou les peurs révolutionnaires dans une société française alors en crise d’identité et en proie à des bouleversements politiques profonds. De plus, un fac¬ teur particulier de ce désarroi était lié à la présence d’une immigration espagnole de plus en plus massive depuis 1936 qui faisait « se conjuguer, dans l’imagi¬ naire social, la peur des étrangers et la peur de la guerre civile et sociale, prégnante depuis 1936 ».

L’avènement du F rente Popular, le putsch mili¬ taire franquiste du 18 juillet 1936 et la guerre civile espagnole ont eu également des répercussions en Algérie, surtout dans le département d’Oran -dont la population espagnole naturalisée ou non était supérieure à toutes les autres communautés étran¬ gères2. A un moment où la société européenne d’Algérie était traversée par une forte crise politique et sociale, la guerre civile espagnole a favorisé la radicalisation des forces politiques de droite et d’extrême droite, elle a catalysé les dissensions poli¬ tiques entre ces fractions et les partis de gauche, bien qu’en fait l’enjeu réel sous-jacent ait été la détermination du régime politique d’une société coloniale qui s’opposait à toute ouverture aux Algériens3.

Pour les autorités françaises déléguées en Algérie, l’installation des exilés espagnols en Algérie et sur¬ tout dans le département d’Oran était d’autant moins souhaitable qu’il s’agissait d’une émigration forte¬ ment politisée. C’est pourquoi, à leur arrivée en mars 1939, au moment où le maire d’Oran célébrait la victoire franquiste, les réfugiés furent ipso facto mis sous surveillance et internés dans des camps, desquels ils ne sortiront bien souvent que pour aller travailler dans des Compagnies de travailleurs étrangers ou pour s’enrôler dans la Légion étrangère. Après l’armistice de 1940, au même titre que beau¬ coup d’étrangers, ils feront les frais des lois racistes du gouvernement de Pétain.

L’histoire des exilés espagnols en Algérie n’est donc pas celle des maquis ou de la Résistance, d’ailleurs faiblement étendue dans ce territoire, mais l’histoire des camps d’internement français et d’une résistance quotidienne aux vexations et à l’humiliation par la constitution de réseaux de solidarité et la reconstruction des différentes organisations poli¬ tiques espagnoles. C’est en Algérie et au Maroc, en effet, que furent créés de sinistres camps d’interne¬ ment qui n’ont rien à envier à ceux de Gurs ou de Rivesaltes en métropole, où ces exilés de la dernière heure construiront une part de leur histoire et de leur mémoire : celle d’un long et pénible internement qui ne prendra fin qu’en 1943.

Un mois après l’exode des 470 000 républicains espagnols dans le sud de la France en février 1939, une dernière vague de réfugiés provenant de la zone centrale de Madrid et de sa province accostera sur les côtes algériennes tout au long du mois de mars. Cette ultime émigration, qui conclut trois ans de guerre civile draine, en deux vagues successives, 12 000 réfugiés dont 4 150 proviennent de la flotte républicaine. Le plus gros de l’émigration arrive en Algérie à la fin du mois de mars après l’annonce, le 28, de la reddition de Madrid qui entraîne la fuite vers les ports levantins de milliers de personnes, civils et militaires à la recherche de cargos.

L’évacuation de ces milliers de républicains ne pourra se faire pour deux raisons : en premier lieu, l’absence d’aide française et britannique car depuis les accords Bérard-Jordana du 27 février 1939 et la reconnaissance de jure du gouvernement de Burgos, la France et la Grande-Bretagne se sont engagées dans une politique de réconciliation avec Franco ; et en second lieu, à cause de la décomposition et de la désorganisation politique de la zone centrale. Aussi, seule une minorité de républicains espagnols -essentiellement des militants d’organisations poli¬ tiques et syndicales et des cadres de l’administration -pourra atteindre les côtes algériennes. Sept mille d’entre eux accostèrent dans le port d’Oran tandis que les 4 150 passagers de la flotte républicaine, arrivés le 16 mars à Oran, furent orientés pour des raisons de sécurité sur Bizerte en Tunisie. Ce chiffre, qui paraît dérisoire en comparaison de la vague pré¬ cédente, vient néanmoins renforcer, à la grande appréhension des autorités françaises d’Algérie, la présence espagnole sur ce territoire.

L’accueil de ces exilés par les autorités coloniales ne fut pas, par conséquent, plus chaleureux que celui de la métropole à l’égard des républicains de l’exode catalan, dont la présence massive dans les camps du sud de la France rendait d’autant plus indésirable l’arrivée de nouveaux contingents. La volonté de s’en débarrasser est manifeste dès leur arrivée fin mars 1939 : on interdit le débarquement des réfugiés et on tente, en dehors des côtes algériennes et fran¬ çaises, de refouler les cargos qui les transportent. Tentative mise en échec par la résistance des équipages et la mobilisation de quelques démocrates français d’Oran.

L’absence de tout dispositif d’accueil amena les autorités à improviser dans le département d’Oran, des camps, cependant vite insuffisants pour héberger le flot accru de réfugiés. Le plus gros de l’émigration dut attendre plus d’un mois, soit à bord même des cargos, soit sur le quai dans un camp constitué de marabouts, dans des conditions d’insalubrité et de sous-alimentation complète avec l’interdiction absolue d’établir tout contact avec l’extérieur. Au début du mois de mai, l’ouverture de nouveaux camps dans le département d’Alger permit, comme le souhaitait le préfet d’Oran4, le débarquement de ces réfugiés. Les femmes, les enfants, les invalides et quelques intellectuels seront envoyés à Carnot, Orléansville et Molière, les « miliciens »5 et les anciens brigadistes étant transférés dans les camps de Boghar et Boghari. Eloignés des grands centres urbains, ces camps aménagés à la hâte étaient pour la plupart pourvus d’installations précaires, et les réfugiés sujets à une étroite surveillance de la gendarmerie et des troupes sénégalaises.

Dans les camps les réfugiés vivaient dans des conditions dramatiques : malnutrition, épidémies, vexations, châtiments…

C’est le cas notamment des camps de Boghar et Boghari, mieux connus sous les noms de Suzzoni et Morand, qui regroupèrent le plus gros de l’émigration masculine, soit en mai 1939 approximativement 3 000 réfugiés, dont 2 500 à Boghari entassés dans des baraquements.

Si des efforts furent entrepris par les sous-préfets de certaines localités, comme celle d’Orléansville, pour améliorer les conditions de vie et permettre l’intégration progressive de quelques réfugiés sur le marché local du travail, en revanche à Boghar et Boghari la situation était telle qu’elle alarma les délégués de la mission internationale désignée par la conférence de Paris sur les réfugiés pour visiter les camps d’Algérie en mai 1939. Cette mission concluait dans son rapport : « Ils manquent de tout (…). Avec la chaleur cela nous permet d’affirmer que pas un homme ne pourra résister dans ces conditions. Ils sont voués au désespoir, à la maladie et à la mort« .

Pour les autorités préfectorales d’Alger, la nécessité d’améliorer les conditions d’internement des miliciens des camps de Boghar et Boghari ne se posait pas dans les mêmes termes. Il s’agissait avant tout d’éviter les risques induits par une inactivité prolongée, propre à encourager, selon les termes du gouverneur général, « la fermentation intellectuelle

Une note du préfet d’Oran annonce au gouverneur général de l’Algérie « qu’il ne peut maintenir tous ces réfugiés dans son département déjà trop fortement hispanisé« , « et l’activité politique (…) de 3 000 hommes vigou¬ reux, dont certains ont acquis une fâcheuse expérience en matière de guerre civile et d’ anarchie » . Archives préfectorales d’Oran, affaires espagnoles. Ch. Dubosson, « La presse espagnole d’Algérie (1880-1931) », in Espagne et Algérie au XXe siècle, contacts culturels et création littéraire, L’Harmattan 1985, p.70.

Il faut entendre par « miliciens » tous les hommes célibataires ayant appartenu sous quelque forme que ce soit aux forces républicaines espagnoles.

Par décret du 12 avril 1939, au vu de l’aggravation des tensions internationales, le gouvernement Daladier soumet les étrangers réfugiés ou apatrides aux mêmes obligations militaires que les Français en temps de paix et de guerre. Le gouverneur général de l’Algérie, sur proposition du préfet d’Alger, préconise donc la militarisation des camps et une « utilisation rationnelle » des réfugiés. D’une part seraient ainsi constituées des Compagnies de travailleurs étrangers sur le modèle de celles instituées en métro¬ pole, dans lesquelles ils seraient incorporés « de manière volontaire ou forcée »*, et d’autre part serait autorisé leur emploi dans des entreprises locales (après vérification des qualifications et de « la conduite morale »).

Ces mesures permirent aux autorités coloniales d’encadrer et de contrôler les réfugiés tout en utilisant leur potentiel économique, d’autant plus appréciable qu’il était constitué d’une importante main-d’œuvre spécialisée9. En 1940, seuls 1 053 réfugiés espagnols travaillent dans des entreprises10, en dépit des fortes demandes métropolitaine et locale, la plus grande partie ayant été incorporée dans les CTE pour l’usage exclusif de l’autorité militaire. Douze compagnies furent mises en place en octobre 1939 et rattachées au 8e régiment de travailleurs étrangers ; sous le commandement d’un officier français, chacune comprenait une moyenne de 150 à 200 travailleurs11.

En 1940, ces formations constituées dans un premier temps à partir des miliciens du camp de Boghari -ceux de Boghar ayant été transférés à Boghari et remplacés par des nationaux allemands et des communistes étrangers -regroupaient approximativement entre 2 500 et 3 00012 miliciens répartis entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Une partie de ces compagnies, qui étaient avant tout destinées à des travaux de défense nationale, fut affectée à la réfection des routes à Constantine et à Khenchela (Sud constantinois), ou encore à l’exploitation des mines de charbon de Kenadsa dans le Sud oranais. C’est cependant à l’édification du transsaharien Méditerranée-Niger (chemin de fer stratégique qui devait relier le centre et l’ouest de l’Afrique avec les colonies du Maghreb) que la plus grosse partie des « unités » vont travailler, répartie entre Bou-Arfa (Maroc), Colomb-Béchar (base militaire du Sud oranais) et Kenadsa13.

En Tunisie par ailleurs, 270 marins de la flotte républicaine, internés dans le camp de Maknassy et classés par les autorités comme indésirables poli¬ tiques, furent également incorporés dans une compagnie à caractère disciplinaire destinée à des travaux similaires.

La discipline imposée dans ces compagnies va acquérir rapidement aux yeux des réfugiés l’allure d’un « bagne » : les conditions de vie et de travail y sont bien souvent plus proches de celles du forçat que du prestataire. Les réfugiés étaient astreints, sous une chaleur pouvant atteindre la journée 45°, à extraire une quantité définie de terre par jour ou par semaine, sous peine de sanctions variant de la suppression de la prime mensuelle (ils percevaient, comme dans les compagnies en France, un salaire quotidien de 0,50 à 1 F) à l’obligation de terminer la tâche les jours de repos.

Avec l’armistice de juin 1940, les nouvelles don¬ nées politiques vont modifier la situation des réfugiés. L’histoire des camps ne s’arrête pas, bien au contraire elle se poursuit et s’institutionnalise dans un cadre législatif répressif dont la justification première est la construction d « ‘une nouvelle France trop longtemps pervertie par les communistes et les apatrides » 14. La figure de proue en est le maréchal Pétain. Parmi ces indésirables se trouvent également les républicains espagnols, du même acabit que les communistes français et les restes décadents de la IIIe République » 15.

En Algérie, où la peur du « péril étranger » et l’anti¬ sémitisme sont une constante de la vie politique algérienne, et où les partis de droite et d’extrême droite s’étaient renforcés depuis 1936, l’idée de « Révolution nationale » fut plutôt bien reçue. La Résistance n’y eut qu’une faible étendue par rapport à la métropole quelques années plus tard.

Au lendemain de l’armistice, le gouvernement de Pétain se trouve face au problème de l’excédent de main-d’œuvre dû à la démobilisation des forces françaises et à celle des prestataires étrangers « sus¬eptibles de constituer s’ils sont abandonnés à eux-mêmes des éléments de désordre » 16. Le 27 septembre est promulgué un décret-loi rendant obligatoire l’encadrement dans des Groupes de travailleurs étrangers de tous les étrangers entre 18 et 55 ans « en trop dans l’économie nationale » .

En Algérie et au Maroc, ces groupements se trans¬ forment en un moyen de contrôle des étrangers « dont l’activité politique risquerait d’être dangereuse pour la Nation, s’ils étaient autorisés à résider librement » 17 . Les CTE, désignées désormais sous le terme de Groupes de travailleurs étrangers (GTE), sont intégrées dans un dispositif répressif et gérées non plus par l’autorité militaire mais par l’administration civile. Le 8e régiment est donc dissous et les compagnies redistribuées en 13 groupes affectés aux mêmes travaux que les CTE. Cependant, à ces 13 groupes vinrent s’ajouter 6 nouvelles formations constituées avec les engagés de la Légion étrangère (environ 3 000) regroupant diverses nationalités, qui furent envoyés à Saida, Aïn-Sefra et Colomb-Béchar. A la tête de ces groupements se trouvent les nouveaux tenants du pouvoir.

La situation sanitaire et alimentaire se détériore rapidement dans ces groupements : outre la suppression du salaire (à l’exception de la prime de rendement), le système punitif s’intensifie et adopte de nouvelles formes à la moindre contestation, évasion ou rébellion. Certains de ces groupements, transformés en sections disciplinaires, deviennent de sinistres camps pénitentiaires où s’excercent quotidiennement vexations, sévices et tortures, qui viennent se surajouter aux mauvaises conditions de vie.

Parmi les plus connus, Meridja ou 5e GTE (stationné au Maroc), et surtout Hadjerat M’Guil (6e GTE), surnommé par les internés « le Buchenwwald français en Afrique du Nord » à cause de la férocité de son régime. Ce camp, installé dans le territoire d’ Aïn-Sefra, comprenait une moyenne de 175 à 200 internés de différentes nationalités répartis entre deux sections. La section A était composée des  » éléments sains » occupés à des tâches administratives et la section B était subdivisée en trois groupes : les « éléments douteux » (juifs essentiellement), les « éléments indésirables » et enfin les « punis » . Pour les nouvelles autorités, ces camps disciplinaires constituent, de fait, le moyen le plus efficace pour se débarrasser des étrangers réfractaires ou suspectés d’activités extrémistes, mais qui, faute de preuves, ne peuvent être renvoyés devant les tribunaux spéciaux.

Les « Centres de séjours surveillés »

Parallèlement à ces formations de travailleurs, existe ce que le gouvernement de Vichy a officielle¬ ment désigné sous le terme de « Centres de séjours surveillés » ou « groupements d’internés ». Ces camps ne sont pas nouveaux. Déjà, sous le gouvernement Daladier, les réfugiés espagnols et les anciens brigadistes identifiés comme « fomenteurs de troubles » étaient placés dans les camps-prisons de Collioure (Pyrénées-Orientales), du Vernet (Ariège) ou encore dans celui de Djelfa en Algérie, réservé aux nationaux suspectés de communisme. Sous le gouverne¬ ment de Pétain, et notamment après l’entrée en guerre de l’Union soviétique aux côtés des forces alliées en juin 1941, la répression policière s’accentue, renforcée par la loi de 1941 qui confiait en zone libre la « répression des menées communistes et anarchistes » à des sections spéciales des tribunaux militaires18. Parallèlement, en Algérie, le général Weygand, nouveau gouverneur général depuis juin 1941, procède à la légalisation des camps d’internés politiques ou « Centres de séjours surveillés », dont la fonction est de « placer hors d’état de nuire les nationaux dangereux et les étrangers indésirables qui ne peuvent être ni expulsés ni rapatriés »19. On y déportait aussi, par conséquent, les étrangers ou nationaux appréhendés en métropole.

Sur les neuf camps existant en Algérie, deux -Djelfa et Berrouaghia -, situés dans le Sud algérois, étaient exclusivement réservés aux étrangers de sexe masculin, les femmes étant internées au camp de Ben Chicao. Les six autres camps (dont Bossuet et Djenien Bou Rezg, parmi les plus connus) recevaient les nationaux français et algériens.

Le Camp-Morand (Boghari) en Algérie

Le camp de Djelfa, installé dans la région des Monts Ouled proche du village El Djelfa, recevait dès 1939 des communistes français déportés de la métropole. En avril 1941, ces internés, transférés au camp de Bossuet, furent remplacés par les réfugiés espagnols et les anciens brigadistes provenant des camps métropolitains ou d’Algérie même. Le nombre des internés du camp de Djelfa ne cessa d’augmenter, passant de 495 en avril 1941 à 1 088 en août 1942, période correspondant au renforcement du dispositif policier qui, en Algérie, donna lieu à une vague d’arrestations massive de communistes et d’anarchistes espagnols. Les internés étaient employés à diverses activités dont l’ensemble constituait une véritable petite industrie au seul bénéfice des dirigeants du camp.

De nombreux témoignages décrivent les conditions d’internement auxquelles les internés étaient Les peines prononcées par ces sections sont l’emprisonnement, avec ou sans amende, les travaux forcés à durée limitée ou à perpétuité, la peine de mort, ces sentences sont immédiatement applicables, sans aucun recours possible. Le 18 octobre 1941, 63 Espagnols communistes sont arrêtés à Oran par les services de la police spéciale. A la même date 18 travailleurs des GTE de Kenadsa et de Colomb-Béchar sont également détenus et transférés au tribunal militaire d’Oran. ANOM.

Le commandant Caboche, directeur du camp de Djelfa, fut condamné à seize mois de prison. Le directeur de Berrouaghia fut mis en liberté provisoire. Du camp d’Hadjerat, le commandant et trois de ses adjoints accusés d’assassinats et de tortures furent condamnés à la peine de mort ; le lieutenant-colonel Viciot, responsable du secteur Colomb-Béchar depuis août 1941, aux travaux forcés à perpétuité ; enfin deux surveillants du camp à vingt ans et deux autres à dix ans. Quant au colonel Lupy, nommé également en août 1941 inspecteur général de tous les Groupements, il fut acquitté.

Le camp de Berrouaghia est également connu pour la cruauté de son régime. On y recensa, entre 1940 et 1942, 750 décès. En 1945, l’hebdomadaire socialiste d’Algérie Fraternité, dans une série d’articles, livre à l’opinion publique l’enfer vécu par les détenus. Plus qu’un camp, Berrouaghia est, en fait, une prison centrale regroupant sous le même régime condamnés de droit commun et détenus poli¬ tiques. A la fin de l’année 1940, une annexe spécialement réservée aux étrangers fut ouverte, divisée en deux sections. La première comprenait les internés dits « libérables », la seconde, les « indésirables » ne pouvant faire l’objet d’aucun sursis ; ils étaient 146 en mars 1941.

Hormis les GTE et les camps d’internés, existait un ensemble de prisons ou de pénitenciers, dans les¬ quels étaient transférés les exilés espagnols en attente de jugement ou déjà condamnés à des peines plus ou moins longues ou à la peine de mort par les tribunaux. Dans la prison centrale de Maison Carrée d’Alger, par exemple, était reclus, outre les députés communistes français et les communistes algériens, cinq républicains espagnols condamnés à mort.

La prison de Lambèse dans le Constantinois, le fort de Port-Lyautey et le camp de Missour au Maroc ont également « accueillis » des étrangers de diverses nationalités dans des conditions identiques et aussi sinistres que dans tous les autres camps.

Le débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord ne modifia pas immédiatement la situation des internés des camps disciplinaires et GTE. La politique de protectorat des autorités américaines en Algérie et au Maroc, dont l’objectif était de s’approprier le contrôle de ces territoires, et la nomination par ces mêmes autorités, en décembre 1942, de Giraud au poste de commandant en chef civil et militaire d’Afrique du Nord concoururent à laisser en place l’administration vichy ste et son arsenal législatif répressif22.

En outre, l’aversion de ces nouvelles autorités à l’égard des réfugiés espagnols ne disparut pas. En décembre 1942, Giraud exprima clairement le sou¬ hait de s’en débarrasser23. Il faudra donc attendre le 27 avril 1943 pour que, sous la pression des organisations communistes, soit décrétée par la commission interalliée la dissolution des camps, et juillet pour que fut effective la libération des internés. Toute une série de propositions accompagnait le texte de dissolution qui obligeait les réfugiés espagnols à choisir entre l’émigration vers le Mexique, le contrat de travail avec la Production industrielle, l’engagement dans les Pionniers britanniques ou dans les forces américaines, ou bien encore l’enrôlement dans la Légion étrangère ou dans les Corps francs d’Afrique24. Certains des réfugiés s’engagèrent dans les Corps francs, d’autres restèrent en Algérie ou au Maroc dans le but de reconstituer des noyaux poli¬ tiques et de reprendre la lutte antifranquiste.

En février 1944, peu de temps après la résolution par le Comité français de libération nationale de la poursuite en justice des ministres et hauts fonctionnaires français collaborateurs, eurent lieu, devant les tribunaux militaires d’Alger et de Blida, les procès des dirigeants des camps d’Hadjerat, de Djelfa, de Berrouaghia et plus tard de Maison Carrée, révélant à l’opinion publique l’atrocité des traitements subis par les internés25. Seul reste de ces procès ce que la presse d’Algérie de l’époque en a retracé, les archives de justice militaire demeurant aujourd’hui encore inaccessibles !

par Anne CHARAUDEAU

Prépare une thèse à l’Ecole des hautes études sur « l’immigration économique et politique en Algérie de 1930 à l’Indépendance ».

https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1992_num_1158_1_1894

Certains ont la mémoire qui flanche

Certains ? Plus précisément les fascistes de tout poil qui relèvent la tête en Espagne où la bataille autour de la « Mémoire historique » fait rage. Un avant-projet de « Mémoire démocratique » concocté par le gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE) circule actuellement et met déjà en rage les héritiers du franquisme. Normal, il est question de rappeler les crimes perpétrés pendant la guerre civile et sous la dictature de Franco. Les énervés de l’idéologie nationale-catholique contre-attaquent à coups de mensonges et contre-vérités, afin de faire disparaître toute évocation de personnalités antifascistes et révolutionnaires de l’Espagne de 36.

À Madrid la bataille des plaques de rue ou commémoratives est bien lancée. La mairie de droite (PP et Ciudadanos) s’est empressée de répondre favorablement à la demande de VOX (extrême-droite) en retirant les plaques des rues aux noms des anciens dirigeants socialistes Francisco Larco Caballero et Indalecio Prieto.

Mieux, une stèle à la mémoire de Largo Caballero a été détruite à coups de marteau sur ordre de la mairie, et des tags à son encontre sont apparus : « Assassin. Rouges : Non ».

300 historiens ont signé un manifeste pour le réhabiliter et rappeler ce qu’a été en réalité la « Paix franquiste ».

Évidemment les anarchistes n’ont pas été oubliés par nos néo-fascistes ; ainsi dans la capitale, plus de rue au nom de Melchior Rodriguez, ce militant CNT-FAI qui épargna lui, pendant la guerre civile, la vie de centaines de prisonniers franquistes, et qui ferma aussi les tchékas créées en Espagne par le PCE. Melchior mettait ainsi en pratique le caractère humaniste de l’idéal libertaire.

Dans le viseur de nos nazillons : Lucía Sánchez Saornil, poétesse et cofondatrice de Mujeres Libres : une place devait porter son nom à Arganzuela (communauté de Madrid). Exit le projet. PP et Ciudadanos ayant conquis la mairie de la capitale grâce aux voix d’extrême-droite du parti VOX, n’en finissent pas d’envoyer à ce dernier des signes d’allégeance. Rien d’étonnant, le PP servait à recycler les héritiers du franquisme, et Ciudadanos est la même chose (en plus jeune et avec les dents plus longues).

Au-delà de ces batailles de plaques commémoratives, c’est tout le combat pour faire enfin connaître ce qu’a été réellement le régime franquiste qui est en question. Et en même temps, pour rappeler les réalisations sociales dans la zone républicaine, réalisations notamment dues au Mouvement libertaire, et à la révolution qu’il avait initiée.

Révolution. C’est sans doute ce mot que les nazillons de tout poil n’ont pas envie de revoir à l’ordre du jour, et qui les rends si nerveux.

Plus que jamais la formule de Durruti est d’actualité : « On ne discute pas le fascisme, on le détruit ».

Ramón Pino

Groupe Salvador Seguí (FA)

Sur le web : https://monde-libertaire.net/index….

« La commode aux tiroirs de couleurs »

Olivia Ruiz « La commode aux tiroirs de couleurs » aux éditions JC Lattès

C’est un roman. Un premier roman pour celle qui jusqu’alors creusait les territoires contrastés de l’exil au travers de l’écriture de ses chansons. Olivia Ruiz passe du sprint plumitif à une course d’endurance. Un marathon maîtrisé qui ressemble à sa quête d’identité.

Depuis toujours Olivia Ruiz porte en elle les dénis familiaux du déracinement. La parole est son langage. Avec l’énergie de toutes les héroïnes d’une Espagne libre et libertaire, elle cherche à trouver les mots précis pour incarner les maux d’une condition sociale et émotionnelle qui est celle d’une émigrée. Dans ce corps à corps entre les maux et les mots, Olivia Ruiz exulte à jouer avec les clous de la mémoire. « Volver » dansait elle jusqu’au sang, avec Jean Claude Galotta. Exilée, en talons aiguilles pour transpercer le cœur des tempéraments obstinés, elle ne lâche rien. L’oiseau piment a pris son envol et plane au-dessus de son destin. Une commode, des tiroirs, et la clé à la recherche de petites épopées non perdues. Puisqu’elle leur donne cent vies, mille couleurs, une symphonie de sons et un bouquet d’odeurs pour rassembler les morceaux de toutes ces vies éparpillées. « On revient de sa jeunesse comme d’un pays étranger » disait Federico Garcia Lorca. Il ajoutait « rien n’est plus vivant qu’un souvenir ».

Olivia Ruiz avec ses mots et sa poésie sanguine venge, dans une transfusion littéraire bouleversante, les silences contraints d’au moins deux générations enfermées dans la peur de voir revenir la bête immonde. La fierté de l’abuela est celle de toutes les femmes, vraies ou imaginaires d’un Sud tragique et brûlant à la fois. Ce Sud qui est pourtant bien, et qui nous fera vivre encore plus d’un million d’années.

« Josep », un film d’animation poignant sur un réfugié républicain espagnol en France

L’histoire vraie et méconnue d’un dessinateur de presse, réfugié politique espagnol interné dans le Sud de la France en 1939, sort ce mercredi au cinéma.

C’est la première fois qu’Aurel, dessinateur de presse et auteur de bandes dessinées, réalise un film : Josep, sélectionné à Cannes cette année, sort ce mercredi 30 septembre au cinéma. Ce dessin animé à vocation historique – qui est accompagné d’un dossier pédagogique à destination des écoles – évoque les camps de concentration installés dans le Sud de la France en 1939 pour parquer les réfugiés républicains espagnols fuyant le franquisme. Parmi eux : le dessinateur Josep Bartoli, qu’un gardien va prendre en amitié.

Le réfugié oublié

En février 1939, un groupe de réfugiés républicains espagnols est arrêté par les autorités à la frontière française. Parqués dans le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer, ils sont victimes de maltraitances et de brimades. Un gendarme va se rapprocher de Josep, malgré la violence de ses collègues qui ne comprennent pas sa compassion à l’égard du dessinateur.

Josep, c’est donc l’histoire d’un dessinateur qui réalise un film d’animation sur un autre dessinateur. De Barcelone à New York en passant par le Mexique, de 1939 à 1995, Aurel retrace une histoire vraie, le destin exceptionnel et oublié d’un homme au cours d’un épisode peu glorieux de l’histoire française.

Le film dépeint les conditions de concentration ignobles, l’insalubrité, la cruauté et le racisme des gardiens à l’encontre des Espagnols et les tirailleurs sénégalais qui les assistent. La liaison de Josep avec l’artiste mexicaine Fridda Kahlo et sa reconnaissance comme peintre à New York nourrissent également un film dense dont la beauté émane autant de son sujet que de son économie de moyens.

Le trait et la couleur

Aurel privilégie le graphisme à l’animation. Dessinateur, comme le modèle de son film, il joue d’un mouvement syncopé, plus proche du manga que de la tradition Disney. Cette approche, qui évoque une succession d’arrêts sur image, exalte le trait, le dessin et sa contemplation. Très inventif et puissant de ce point de vue, Aurel s’avère par ailleurs être un grand coloriste, donc créateur d’ambiance. Il est de plus servi par des voix exceptionnelles pour ses personnages, avec notamment Sergi López, Gérard Hernandez, Bruno Solo, François Morel et Valérie Lemercier.

Regard sur l’histoire et drame humain, Josep illustre combien l’animation se prête au traitement de sujets graves. C’était déjà le cas de Valse avec Bachir de Ari Folman en 2008, à l’origine de cette veine aux nombreuses réussites (Les Hirondelles de Kaboul, Bunuel après l’âge d’or, Chriss the Swiss…). Le film méritait sa sélection à Cannes, comme celui de Folman en son temps, autant par son sujet, son traitement que sa forme. Magnifique.

Du 7 au 13 octobre au cinéma les STUDIO, rue des Ursulines, à Tours.

“Guérilleros, France 1944. Une contre-enquête” par Christophe Castellano & Henri Melich

Un témoignage et une enquête pour l’histoire

La connaissance historique ne progresse pas de façon linéaire. Il faut, bien souvent, la conjonction de recherches et de témoignages mais aussi la conviction qu’un aspect important d’une période est mal connu, voire occulté, et qu’il mérite d’être mis en lumière afin de mieux comprendre la complexité des événements. La volonté de savoir et de comprendre est donc nécessaire. La volonté aussi de reconstituer des itinéraires méconnus et de redonner une identité à des personnes éliminées physiquement par d’autres sous des prétextes plus ou moins obscurs et longtemps restées dans les oubliettes de l’histoire.

Cette publication réunit ces trois composantes : le témoignage d’un acteur, l’enquête menée par lui-même et son coauteur ainsi que le souci d’éclairer les mystérieuses disparitions – treize – survenues dans le département de l’Aude à l’été et à l’automne 1944. Treize exilés espagnols antifranquistes assassinés par d’autres Espagnols également en exil et se réclamant de la 5e brigade de guérilleros de l‘Aude, mouvement armé de résistance. Comment expliquer de tels actes ? C’est ce à quoi les deux auteurs s’emploient.

Afin d’éviter immédiatement toute fausse interprétation ou tout mauvais procès, les auteurs, Christophe Castellano et Henri Melich, déclarent d’emblée qu’en en aucun cas ils ne veulent remettre en question le courage et l’engagement de l’immense majorité des guérilleros espagnols qui ont combattu dans la Résistance en France au sein du XIVe Corps de guérilleros, organisation armée autonome mais étroitement connectée aux mouvements français de la Résistance. En effet, les unités de guérilleros ont été particulièrement actives dans tout le Sud-Ouest, des Pyrénées à la Dordogne et, à l’été 1944, les Espagnols ont joué un rôle important dans les combats menés pour retarder la retraite allemande et ont pris une part active à la libération de nombreux départements. Ils ne veulent pas non plus stigmatiser tous les guérilleros de la 5e brigade de l’Aude, dont l’engagement résistant, les souffrances et l’héroïsme ne sont pas en cause, mais seulement tenter de comprendre pourquoi et comment certains membres de cette formation – ou supposés tels – ont pu commettre ces méfaits. De même, les deux auteurs préviennent qu’ils ne comparent en aucune manière des crimes commis dans cette période avec la politique de terreur systématique et la volonté exterminatrice du franquisme vis-à-vis de ses opposants. Les intentions des auteurs sont claires et affirmées. Mais des hommes ont péri dans des conditions inexpliquées, voire mystérieuses, et on devrait ne pas en parler, passer ces faits sous silence ? Aucun crime ne peut être justifié par un plus grand, disent-ils à juste titre.

Ces faits ne surgissent pas du néant au tout début de cette troisième décennie du XXIe siècle, plus de soixante-quinze ans après. Henri Melich, acteur et témoin, résistant dans les maquis audois à 17 ans, militant antifranquiste durant de longues années, a déjà apporté son témoignage sur ces exécutions au début des années 1980[1] et les a évoquées dans une autobiographie récente[2]. Mes propres travaux faisaient état de cas analogues il y a plus de vingt ans[3]. Henri Melich se rappelle particulièrement de Ramón Mialet, l’une des premières victimes, militant de la Confédération nationale du travail (CNT) comme lui ; il a encore présent à l’esprit le rendez-vous manqué avec celui-ci alors que lui-même partait dans une opération Reconquista de España impulsée par l’Union nationale espagnole (UNE), direction politique des guérilleros. C’est que les antagonismes entre l’UNE, où les communistes étaient prépondérants, et les mouvements espagnols non communistes sont apparus au grand jour à la libération de la France ; il ne s’agissait plus seulement de divergences politiques et il fut imputé à l’UNE la disparition et l’assassinat de récalcitrants et d’opposants.

Il est exact d’affirmer que l’UNE a acquis une prépondérance incontestable dans la structuration politique de l’exil espagnol pendant la clandestinité, qu’elle a rassemblé à titre individuel des Espagnols exilés de toutes tendances – communistes, socialistes, républicains ou anarchistes – et que le Parti communiste espagnol (PCE) était le seul mouvement organisé en son sein. Et, encore une fois, le rôle des guérilleros a été important dans la libération du grand Sud-Ouest. Mais il ne faut pas oublier non plus que des républicains espagnols ont combattu aussi dans des mouvements français de Résistance, que les réseaux de passage clandestin des Pyrénées ont été organisés par des militants de la CNT et du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM, parti communiste non stalinien) et que des formations espagnoles de résistance ont existé en dehors de l’UNE tel le groupe anarchiste du barrage de l’Aigle, aux confins du Cantal et de la Corrèze. La réalité historique est toujours beaucoup plus complexe que certains veulent parfois le faire croire ; il est nécessaire de l’appréhender dans sa globalité[4].

La situation d’hégémonie politique de l’UNE, et par voie de conséquence celle du PCE, qui a prévalu au sein de l’exil espagnol pendant la clandestinité était en voie d’éclatement rapide après la libération de nombreuses régions. Les organisations politiques et syndicales espagnoles non communistes remettaient en cause la volonté de l’UNE à une représentation exclusive de l’exil républicain et se regroupèrent dans une Alliance démocratique espagnole (ADE), devenue Junte espagnole de libération (JEL). Il est vraisemblable que l’UNE a voulu alors engager une épreuve de force et une course de vitesse non seulement contre le franquisme mais aussi face aux Alliés – afin de les mettre devant le fait accompli – et aux autres courants politiques de l’exil, de manière à conserver sa prééminence. Mais la tentative d’invasion du val d’Aran, à l’automne 1944, s’est soldée par un double échec, militaire et politique, pour l’UNE. Henri Melich qui, dans l’euphorie de la Libération, a participé à cette opération porte témoignage de ses conditions de réalisation.

D’où, avant l’opération et juste après, dans la suite des combats de la Libération, la survenue de règlements de comptes politiques ou d’assassinats sordides aux motifs troubles, faisant que des groupes plus ou moins contrôlés par l’UNE – du moins se réclamant d’elle – aient pu mettre à profit leur toute-puissance du moment pour se débarrasser d’opposants ou régler des différends. L’Aude ne fut pas le seul département touché. Les journaux de la JEL firent état de nombreux meetings perturbés du fait de l’intervention de sympathisants de l’UNE et même d’assassinats ; ce fut le cas à Toulouse, dans l’Ariège, l’Aveyron, le Lot ou la Haute-Garonne, avec détentions, menaces de mort, disparitions voire exécutions. Les auteurs analysent la genèse, depuis la guerre d’Espagne, des pratiques des tenants du stalinisme. Pour ne citer qu’un exemple récemment réexploré, celui de Decazeville, dans l’Aveyron, où se produisirent des manœuvres d’intimidations, des menaces, des arrestations de militants libertaires ou socialistes et même l’exécution de certains[5]. Il faut prendre en compte que cette période d’après la Libération a été extrêmement troublée en France, avec les excès de l’épuration extra-judiciaire ou les actes crapuleux masqués derrière des « assassinats politiques » de pseudo-traitres par des résistants de la 25e heure.

Que quelques exilés espagnols qui avaient connu huit ans de guerre aient pu se livrer à des exactions semblables à celles de Français de leur époque n’enlève rien, au contraire, au courage et à l’abnégation de l’immense majorité d’entre eux. Toutefois, dans ce cas comme dans bien d’autres, la phrase bien connue de George Orwell trouve son sens : « En ces temps d’imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire ».

Geneviève Dreyfus-Armand

Historienne

[1] Les Dossiers noirs d’une certaine Résistance : trajectoire du fascisme rouge, Perpignan, éd. du CES, 1984, pp. 130-141.

[2] Henri Melich, À chacun son exil. Itinéraire d’un militant libertaire espagnol, La Bussière, éditions Acratie, 2014.

[3] Cf. L’Exil des républicains espagnols en France, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 162-178.

[4] Depuis des décennies, je m’efforce à cela, même si certains lisent une page qui leur convient en rejetant ce qui ne convient pas à leur schéma de pensée

[5] Jean Vaz Aransáez, « Les réfugiés espagnols en Aveyron », in Espagne, un exil républicain, Toulouse/Caminar et Nérac/les éditions d’Albret, à paraître en 2020.

Quelques précisions sur « l’or de Moscou » par Jean Ortiz

L’OR DE MOSCOU

Lundi 27 Mai 2019

Jean Ortiz

Première partie.

L’expression a été usée jusqu’à la couenne pour discréditer les communistes. Inféodés à Moscou, ils n’auraient été, dans l’histoire, que des agents d’une puissance étrangère, diabolisée. Je ne sais pas si on l’a utilisée autant avant la Guerre d’Espagne, où elle a servi d’arme de division et de propagande anticommuniste lors de l’affaire dite de « l’or de  la République ».

Le 2 novembre 1936, à trois heures du matin, le convoi de l’or de la République espagnole (73% du total), qui avait pris la mer quelques jours plus tôt (le 25 octobre)[1], de Cartagena, accoste avec moult précautions, à Odessa, sur la côte soviétique de la Mer Noire. Trois bateaux : le « Neva », le « Kim » et le « Volgores ». Un quatrième, « l’Iruso », arrivera trois jours plus tard. C’est la huitième fois depuis leur évacuation de Madrid menacé, que sont déplacées ces 10.000 « cajas », les caisses au précieux chargement. Les cargaisons sont rapidement déchargées ; leur poids total de départ s’élevait à 510 079 529,3grammes.

Des caisses contenant une grande partie des réserves d’or de la Banque nationale d’Espagne, afin de les mettre à l’abri, les protéger au maximum des fascistes, mais pas seulement. Leur contenu est principalement destiné à financer la guerre contre les franquistes, et les énormes besoins immédiats de Républicains, victimes de la cruauté génocidaire des factieux, et d’une agression fasciste étrangère. Le camp fasciste reçoit, lui, des puissances de « l’Axe », une aide massive dès le premier jour, et qui devient régulière et largement supérieure à celle des « rouges ». L’aide va directement à Franco, général de confiance. Les franquistes disposent d’une supériorité militaire totale.

L’opération « transfert de l’or de la République espagnole » se déroule, sous haute protection, en présence de représentants des deux pays, de l’ambassadeur soviétique à Madrid, en contact permanent avec l’Ambassadeur de la République espagnole en URSS, le socialiste Marcelino Pascua. L’or était emballé dans des caisses de format standard, et placé dans des sacs sous scellés[2].

L’essentiel des réserves d’or du gouvernement espagnol (de Front populaire, avec deux ministres communistes), de la Banque d’Espagne accostent en secret, et entourées de mille précautions, au pays des soviets (même si un certain nombre de données avaient fuité) à bord de plusieurs navires. Un quatrième bateau arrive trois jours plus tard à Odessa. L’or sera entreposé à Moscou au Commissariat du peuple pour les Finances.

L’affaire paraît invraisemblable, mais elle permet de mesurer les motivations, les calculs, les engagements, des uns et des autres. Pour ses promoteurs, le socialiste Largo Caballero, président du Conseil, chef du gouvernement et son très impliqué ministre des Finances, le socialiste  Juan Negrin, qui portera jusqu’à sa mort l’accusation infondée « d’agent de l’Union soviétique ». Il restera longtemps « défiguré ». Désormais réhabilité par les siens, (le PSOE), Juan Negrin est considéré aujourd’hui par de nombreux historiens comme un chef d’Etat de grande envergure.

Le 21 juillet 1936, le gouvernement républicain modéré (de Giral) avait décidé de « mobiliser » les réserves d’or de la Banque d’Espagne.

Le comptage du contenu des 7 800 caisses convoyées fut long parce que minutieux et transparent . Il dura jusqu’au 24 janvier 1937. On a beaucoup brodé, menti, spéculé, fantasmé, sur cet or  de Moscou », l’or de la République espagnole, qui aurait été « volé », « séquestré », par les Soviétiques. Et d’en rajouter des louches… Depuis la fin des années 1960, des historiens sans a priori ont pourtant commencé à démolir ces mythes fondamentaux du franquisme, ces spéculations et mensonges qui ont encore la peau bien tannée. La littérature révisionniste telle que celle de Bartolomé Bennassar, Jonathan Beevor, etc. contribue à le répandre.

Celui qui m’apparaît comme l’un des historiens  les plus rigoureux, le professeur ÁNGEL VIÑAS, Professeur émérite de « la Complutense » de Madrid, n’a eu de cesse de réaliser un travail patient, acharné, critique, scrupuleusement documenté, notamment sur la question de « l’or de Moscou ». Ses recherches ont permis de commencer à démasquer, démonter, l’histoire officielle. Auteur d’une remarquable trilogie[3], il démolit le mythe passe-partout de « l’or de Moscou ». Le gouvernement de la IIe République espagnole avait, selon Largo Caballero et Juan Negrin, déposé l’or en Union soviétique en « dépôt de garantie » pour les achats en grande quantité d’armement soviétique, d’équipements etc. Madrid n’avait guère d’autre choix, et le réalisme l’emporta. Par contre on cache le plus souvent ce qui advint à « l’or de Mont-de-Marsan », laissé en dépôt en France, en 1931, par les Républicains espagnols. afin de couvrir une opération de crédit. Au nom toujours de la « non intervention », les autorités françaises refusèrent  de le rendre au gouvernement espagnol « rouge », mais s’empressèrent de l’offrir au pseudo gouvernement illégitime de Franco, à Burgos, un mois avant même la fin officielle de la guerre. (« Accords Bérard-Jordana » en février 1939).

Désormais, de nombreuses archives, notamment russes, se sont ouvertes et devenues accessibles aux chercheurs. Historiens et « grand public » disposent, au centime près, des dates, des prix, des échéanciers, des factures, des destinataires, du menu détaillé, des différentes opérations, transactions, réalisées (achat d’armement, de nourriture, d’équipements, change or en dollars, pesetas, livres, francs…) ainsi que les destinataires et destinations diverses. Aucun document, aucune archive, ne font référence à des « exigences soviétiques ». Une contre-vérité pourtant fort répandue. Pour l’historien VIÑAS le dépôt sera épuisé moins d’un an avant la fin de la guerre. Il aurait été dépensé intégralement en achats d’armement, de nourriture, etc., et les taux de change respectés. Rien n’accrédite donc la thèse d’une « escroquerie soviétique ». L’aide soviétique ne fut pas gratuite. Dans la situation de l’époque, l’Union Soviétique, engagée dans des efforts considérables d’industrialisation, de préparation à la guerre, n’avait pas les moyens d’aider gratuitement l’Espagne républicaine. Ce procès, nous semble-t-il, ne peut lui être fait. Par contre , il est vrai qu’au même moment où Madrid « tenait » et les modernes avions I-15 et I-16 (« chatos et « moscas ») contribuaient à sauver Madrid, redoublaient les grands procès de Moscou, et la sanglante répression stalinienne.

Ces premières semaines de l’été et de l’automne 1936 s’avèrent confuses mais décisives pour le gouvernement front-populiste de Largo Caballero.

[1] VIÑAS, Ángel, El escudo de la República: El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007, p. 253

[2] VIÑAS, Ángel, El escudo de la Repúblicaop. cit., Ed Crítica, Barcelona, 2007, p. 125

[3] VIÑAS, Ángel, La soledad de la República: El abandono de las democracias y el viraje hacia La Unión Soviética, Ed. Crítica, Contrastes critica, Barcelona, 2006.

El escudo de la República: El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007.

El honor de la República: Entre el acoso fascista, la hostilidad británica y la política de Stalin, Ed. Crítica Contrastes crítica, Barcelona, 2008.

Trilogie à laquelle on peut ajouter l’ouvrage suivant :

El oro de Moscú: Alfa y Omega de un mito franquista, Ed. Grijalbo, Barcelona, 1979.

L’OR DE MOSCOU

Mardi 28 Mai 2019

Jean Ortiz

Deuxième partie.

Le 21 juillet 1936, quelques heures après le coup d’Etat militaro-politique, d’une extrême violence, le plutôt mou gouvernement républicain (Giral) décide de « mobiliser » les réserves d’or de la banque d’Espagne (entité privée) afin de faire face aux besoins d’une situation convulse. A la mi-octobre, les fascistes sont aux portes de Madrid, qui menace de « tomber ». Pendant ce temps, le gouvernement français adopte et publie au J.O. une mesure interdisant le transit d’armes par son territoire. Au nom d’une « non intervention » en réalité fort interventionniste. Le gouvernement Blum n’ouvre pas ses arsenaux aux « front-populistes » espagnols, ne leur facilite pas le crédit, etc. Paris met des difficultés aux premières ventes et transactions républicaines, d’or converti en devises.

Le 14 septembre, le conseil (gouvernement) prend, en réunion « secrète », (vite fuitée) la décision d’évacuer de Madrid (vers la base navale de Cartagena) les réserves d’or de la Banque espagnole. Première étape d’un long et tourmenté périple  qui s’avèrera de plus très controversé. Dans son journal « Solidaridad Obrera » ; la CNT-FAI s’insurge contre cette « spoliation ». Les putschistes, à Burgos, sont sur les dents et veulent mettre à tout prix la main sur le « pactole ». Des remous agitent la fragile coalition gouvernementale.

L’Espagne possède d’importantes réserves d’or « mobilisables » : entre 715 et 719 millions de dollars de l’époque. Ce chiffre n’est pas secret.

La jeune République, agressée par Hitler, Mussolini, Salazar, lâchée par la France, confrontée à l’hostilité britannique, ne put compter, dès les premiers jours, sur l’aide militaire et financière qu’elle attendait de ses « alliés naturels » : l’Angleterre et surtout la France. Le « désengagement » de cette dernière renforce la solitude de Madrid. On peut se demander si, pour l’ensemble des  « démocraties » et des régimes fascistes, l’ennemi principal n’est pas en fait l’Union soviétique…. Le gouvernement républicain du socialiste Largo Caballero, que l’on appelait « le petit Lénine », isolé, en butte à mille obstacles, dut opérer un virage pragmatique vers l’Union Soviétique, surtout en termes financiers et militaires. Le dépôt de l’or apparait donc comme une « mesure de guerre » indispensable. Le 6 octobre se tient une réunion gouvernementale décisive qui parachève l’opération or. Il sera confié pour protection« à l’étranger »… Un document (voté à une forte majorité mandate Largo Caballero pour s’adresser par lettre (du 15 octobre), à Moscou, seul recours « de confiance » (qui accepte d’ouvrir ses arsenaux, ses comptoirs… La lettre demande au gouvernement soviétique (le « prie »), lui qui n’était ni informé ni demandeur, surpris, de recevoir et de protéger 780 caisses d’or de la Banque d’Espagne. « Mobilisées », converties, échangées en devises, dollars, pesetas-or ou simple pesetas, pesos divers, pour payer l’achat de tanks, d’avions, de fusils… La République disposera de 648 avions alors que les fascistes de 756, ainsi que d’équipements, de fournitures de toutes sortes, de facilités de crédit, de changes en devises…

 

On a aujourd’hui les factures à la peseta près de cette aide soviétique , massive, irrégulière, bien que très inférieure, malgré ce qu’assène la propagande franquiste, à la quantité d’armement que livrent Hitler et Mussolini  à Franco. On estime le poids de l’or fin envoyé en URSS à 460.516 851 grammes et à 1 586 222 D. sa valeur. Staline soutient les républicains mais ne souhaite pas une « République populaire » « avant la lettre » en Espagne. Il écrit à Largo Caballero que ses préférences, dans le contexte international de l’époque, vont à un régime parlementaire démocratique. Anxieux, préoccupé par la tournure prise par la guerre, il conteste même le slogan « no pasarán » parce que trop défensif selon lui.

Dans la « littérature révisionniste», y compris la plus récente ( Bennassar, Beevor, Payne…) ramènent l’affaire de l’or à des « visées expansionnistes » de l’URSS. La réécriture révisionniste demeure aveugle aux faits.

Selon l’historien Ángel Viñas, l’opération de vente de l’or républicain à Moscou ne peut être dissociée de la stratégie extérieure de la IIe République, de sa politique envers l’URSS[1].

Alors, « l’or de Moscou », non !, mais « l’or espagnol à Moscou », oui !, comme arme de guerre décidée par Madrid. Si la résistance dura près de trois ans, « l’aide de l’URSS », objet de mille spéculations et caricatures, de critiques tous azimuts, pas toutes infondées, y contribua, associée à l’héroïsme de tous les combattants antifascistes, à l’épopée des Brigades internationales et des volontaires par initiative personnelle, tous maillons du « no pasarán ». Et seule l’URSS, en tant que pays, malgré tous les malgré, répondit à l’appel internationaliste.

 

[1] VIÑAS, Ángel, Las armas y el oro. Palancas de la guerra, mitos del franquismo., Pasado & presente, Barcelona, 2013, p. 262.