Archives mensuelles : mars 2017
A las barricadas par El Comunero
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=sRRDKm-8VOg&w=560&h=315]
Le groupe El Comunero regroupe des membres des Hurlements d’leo, L’Air de Rien, La Varda, Anakronik electro Orkestra autour de chants de lutte et de chants revolutionnaires de la guerre d’espagne. Concert filmé à Tarbes en 2008
SIX COLLÉGIENNES EN QUÊTE DE MEMOIRE
Elles enquêtent sur les réfugiés espagnols
21/03/2017 La Nouvelle République.
Les collégiennes, autour de Mar-y-Luz, et du drapeau des républicains espagnols.
Six collégiennes de Tours viennent de réaliser une enquête vidéo sur les traces de réfugiés espagnols hébergés à Noizay en 1937.
Au départ, il y a eu une découverte, dans le grenier de la mairie de Noizay. La bibliothécaire a mis la main sur une liste de noms de familles espagnoles hébergées sur la commune, au cours de l’été 1937. Trois petites feuilles administratives toutes grises, mentionnant un groupe d’une dizaine de jeunes femmes avec des enfants, et les frais engagés…
Des documents qui auraient très bien pu passer les prochaines décennies, dans un autre carton, jusqu’à un prochain rangement… C’était sans compter l’enthousiasme de la bibliothécaire, et la proximité du cycle « Exils », organisé à partir du 16 mars dans les bibliothèques du département (voir ci-dessous).
Une copie de la liste a été confiée à six collégiennes de troisième du collège Anatole-France à Tours. Six volontaires de 14 ans, prénommées Leobelsa, Clothilde, Rachel, Noée, Dünya et Elsy, qui étudient la guerre d’Espagne et la littérature espagnole avec leur professeur de français Adeline Robin.
Les archives sont tellement rares
Les six copines ont mené une enquête filmée sur les réfugiés de Noizay, découvrant le lieu où ils avaient été hébergés, les moyens qui avaient été déployés… « On a retrouvé des bons d’alimentation, explique Rachel. Des documents qui donnent envie d’enquêter encore plus. C’est passionnant. » Malheureusement, les collégiennes n’ont pu raviver les souvenirs des habitants. « Le dernier grand-père qui se souvenait de leur présence est décédé récemment… »
L’enquête s’est poursuivie aux archives départementales. Les jeunes filles ont appris que 1.555 réfugiés espagnols avaient transité par Tours durant cet été-là, et avaient été répartis sur plusieurs communes. Elles ont aussi découvert un maigre détail qui les a comblées : « La trace d’une réclamation d’une de ces femmes pour un bagage perdu en gare de Tours. » Une plainte qui « humanise » cette femme.
« Ces documents peuvent fortement intéresser des associations ou des familles espagnoles qui sont aujourd’hui toujours à la recherche d’ancêtres ayant transité en France », les a averties Mar-y-Luz Cariño-Lopez, la fille d’un réfugié espagnol à Ferrière-sur-Beaulieu, qui, elle-même, a découvert bien tard, grâce à un historien, le parcours de son père (lire la NR du 24 mars). « Un prénom peut attirer l’attention. Les archives sont tellement rares que le moindre document est important. De très nombreuses personnes sont toujours dans l’ignorance de ce qu’est devenu un membre de leur famille. »
Les réfugiés de Noizay avaient quitté le village quelques mois plus tard. Ils avaient été renvoyés par le train en Catalogne, l’année suivante, « pour des raisons financières ». Et Clothilde de tenter de se rassurer : « Aujourd’hui, on ne pourrait jamais renvoyer ainsi des réfugiés dans leur pays où ils seraient en danger… »
Le film des collégiennes sera diffusé le 31 mars à 19h, lors des portes ouvertes du collège Anatole France, et à 20h à la bibliothèque de Noizay, avec en prime l’intervention de Retirada 37 et de David Garcia sur les luttes des femmes espagnoles. Plus d’informations sur http://retirada37.com
en savoir plus
Exils
Du 16 mars au 16 avril, la Direction du livre et de la lecture du Département organise le cycle « Exils, et si on en parlait ? », avec trente-trois bibliothèques d’Indre-et-Loire. Au programme : théâtre, lectures d’archives, concert, expositions, projections-débat, témoignages, rencontres d’auteures et de réalisateurs, ateliers d’écriture…
Plus d’infos sur www.lirentouraine.com
Cécile Lascève
ENFANCES EN GUERRE. Témoignages d’enfants espagnols
ENFANCES EN GUERRE. Témoignages d’enfants sur la guerre
« Espagne que nous avons perdue, ne nous perds pas ».
L´histoire de l´exil écrite par les « niños de Rusia »
VERONICA SIERRA BLAS
Espagne que nous avons perdue, ne nous perds pas ;
Garde-nous en ton front abattu,
Conserve en ton flanc le vide encore chaud
De notre amère absence,
Car un jour nous reviendrons, plus véloces,
Sur le dos solide et puissant
De cette mer, les bras ondoyants
Et les remous de la mer dans la gorge i.
Inés Millán Romeo. 13 años. [Vida antes de la guerra] Francia. Colonia Infantil de Bayona. « Esta escena representa la alegría que sentíamos cuando mi papá (viajante) volvía a casa. Mi hermano y yo corríamos a abrazarle y a registrarle los bolsillos, para ver lo que nos traía de otras ciudades ».
Enfance, guerre et évacuations
C´était l´été 1936. C´était un juillet bleu, teinté d´ors violents. C´était la moisson et les baignades dans la rivière et le ciel étoilé sur nos têtes. […]. C´était l´été en Castille. Je me souviens qu´il faisait chaud, très chaud […].
Soudain, un matin la catastrophe éclata. Le monde s´écroula. Autour de nous, tout commença à s´effondrer et nous, les enfants, nous assistâmes épouvantés à la fin de notre enfance ii.
Les bombes, les sirènes et les courses vers les abris ; l’interdiction de jouer dans la rue sans autorisation ; les maladies résultat du manque de médicaments et de l’insalubrité ; la faim que ne parviennent pas à rassasier les aliments obtenus lors des distributions de rationnement ; la séparation d’avec les êtres chers comme conséquence des évacuations, des incorporations pour le front, des disparitions inexplicables, des morts… Tout cela a été le quotidien des enfants espagnols lors de l’été torride de 1936.
Si une chose est évidente après les nombreux travaux effectués sur les enfants durant le conflit armé espagnol, c’est qu’ils subirent la guerre sous toutes ses formes, comme les adultes. Ils en furent les victimes directes. Rien qu’en 1937, plus de 36 000 enfants de moins de 14 ans ont péri, ce qui correspond à 28% des morts cette année-là iii . La majorité de ces décès sont enregistrés comme conséquence de maladies (surtout de type infectieux) mais aussi des bombardements. Ces derniers sont le motif de nombreux dessins d’enfants et ils constituent également l’un des thèmes les plus récurrents de leurs écrits, comme on peut le noter, par exemple, dans les mémoires de María Álvarez del Vayo, de 10 ans, qui habitait à Prague, où elle et sa famille s´étaient déplacés en octobre 1936 parce que son père travaillant pour la Légation espagnole dans la capitale tchèque. Il était interdit à María de lire le courrier et la presse qui arrivaient quotidiennement chez elle. Un jour, elle ne put réprimer sa curiosité et lut un tract intitulé « Le crime de Guernica » où était décrit le bombardement de la ville basque.
Je ne voulais pas regarder mais du coin de l’œil j’ai tout vu. Des enfants déchiquetés, les vêtements en lambeaux, couchés en ligne, les uns à côté des autres, les yeux fermés avec un petit écriteau accroché au cou. Ces images resteront gravées pour toujours, comme le sera le titre du tract : « Le crime de Guernica ». Au moment de m’endormir, le secret me submerge. Ces enfants, comme moi : que faisaient-ils étendus sur le sol avec un écriteau au cou ?
– Ils sont au ciel – m’explique maman sans me gronder.
J’ai cru pendant longtemps que pour aller au paradis les enfants devaient porter un écriteau, afin qu’on les laisse entrer si on ne connaissait pas leur nom iv.
25 de mayo de 1937. 4200 niños vascos (la mayoría bilbaínos) llegan al puerto de Southampton a bordo del navío « Habana ».
En plus d´être victimes, les enfants espagnols furent la cible privilégiée de la propagande de guerre. Les enfants étaient non seulement un moyen pour les deux camps d’obtenir des soutiens au niveau mondial, mais ils étaient aussi considérés comme les héritiers des principes idéologiques pour lesquels on luttait sur le champ de bataille. Ils devaient, le moment venu, reprendre le flambeau laissé par leurs aînés, afin de consolider le triomphe de la République ou d’obtenir la légitimation de l’Espagne nationale et catholique. Faire participer les enfants au conflit a ainsi été l’un des objectifs principaux de la propagande républicaine et franquiste.
Les stratégies ont été nombreuses pour parvenir à l’acculturation et à la socialisation de guerre de l’enfance. Une des plus efficaces fut la représentation des enfants comme victimes de guerre sur des affiches, des tracts, des timbres et d’autres supports de la propagande. Un autre moyen utilisé fut la fabrication de jouets guerriers. Ces jouets susciteront le développement de jeux inspirés par la guerre, de jeux où se reflète à la perfection le processus d’acculturation guerrière de l´enfance. On peut également citer la diffusion de revues, de contes et de livres pour enfants remplis de consignes idéologiques, comme nous pouvons le voir dans la collection de contes publiée par le Ministère de l’Instruction publique entre 1936 et 1937 sous le titre « Contes pour les enfants antifascistes », qui contenait des messages prosélytiques et des dessins de combattants signés par l’un des principaux propagandistes républicains, José Bardasano v.
Mais c’est surtout la transformation de l’école en une école belligérante qui a été la stratégie la plus efficace vi. En effet, expliquer et faire comprendre la guerre aux enfants était une des missions principales des instituteurs, comme le démontrent beaucoup de dessins, de cahiers et d’exercices scolaires conservés. Par exemple, dans l´école de Hostafranchs, à Lérida, l’institutrice demande aux enfants de raconter, dans une lettre adressée à la famille qui est loin, ce qu’ils ont vécu de la guerre.
Hostafranchs, 10 novembre 1936.
Chère sœur,
Je suis désolé à cause de toutes les calamités qui ont eu lieu durant ces quatre mois de guerre. Les fascistes ont détruit l´Espagne. Je ne sais pas quand finira cette guerre civile qu´ils ont commencée. Ta famille sait ce qu´est la souffrance. Ton mari est combattant, il est un de nos défenseurs de la République, notre gouvernement légal. Tu dois avoir de la patience. Je crois que si nous travaillons ensemble sur le front et aussi à l’arrière, nous pouvons obtenir la victoire et éradiquer le fascisme de notre pays.
Salut et Vive la République !
Ton frère, José vii.
Une des conséquences les plus importantes de la guerre sur les enfants, outre ce processus de socialisation guerrière, a sans doute été leur évacuation des zones à risque. Ce phénomène a pris une dimension particulière durant la Guerre Civile espagnole. En fait, les évacuations des petits Espagnols – souvent suivies d’exil – constituent l’un des exodes infantiles les plus importants du XXe siècle viii.
Dès les premiers mois de la guerre, entre septembre et octobre 1936, le gouvernement républicain organisa plusieurs évacuations d’enfants vers des zones éloignées des fronts, comme la région de Valence ou la Catalogne. L’objectif étant de les protéger, les nourrir et d’assurer la continuité de leur scolarisation, que ce soit dans des colonies construites à cet effet ou dans des maisons d’accueil particulières ix.
Plus tard, à mesure que les troupes franquistes s’emparaient du Nord de l’Espagne, le gouvernement républicain décida d’envoyer les enfants hors du pays, sous le contrôle permanent de la Délégation Centrale des Colonies (DCC), organisme dépendant du ministère de l’Instruction publique, créé le 1er mars 1937, et du Conseil National de l’Enfance Évacuée (CNIE), mis en place le 28 août de la même année. De nombreux pays se proposèrent d’accueillir les enfants espagnols, mais les plus actifs furent la France, la Belgique, l’Angleterre, la Russie, le Mexique, la Suisse et le Danemark x.
Les départs et les installations des enfants dans les pays d’accueil étaient toujours précédés d’importantes campagnes de propagande et de slogans tels que « Aidez les enfants d’Espagne » ou «Sauvez l’enfance espagnole » qui eurent un très fort retentissement dans le monde entier. Ils créèrent un consensus émotionnel en faveur de ces évacuations qui devenaient ainsi des preuves évidentes de l’aide internationale reçue par la République.
Pour Franco, au contraire, ces évacuations organisées par le gouvernement républicain pour sauver les enfants de ses bombardements et de ses actions offensives étaient une source de grande inquiétude. En effet, elles donnaient, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, une image très négative de son armée. Le « Caudillo » corrigea rapidement cette mauvaise image en mettant en doute la légitimité et les méthodes du gouvernement républicain, accusant celui-ci d’utiliser non seulement les départs comme un instrument de propagande mais aussi de réaliser ces évacuations d’enfants sans le consentement des parents. La représentation graphique ou littéraire d’enfants tristes, affamés et désemparés transforme l’enfance en victime de la politique républicaine, comme on peut le voir dans l’extrait de ce tract propagandiste publié après l´évacuation d´une clinique pour enfants à Górliz (Plentzia) :
L’Espagne rouge et défaite t’a enlevé ton enfant. L’ESPAGNE DE FRANCO TE LE REND. Eux et nous, avons des desseins bien distincts. Ils détruisent la famille. Nous, nous bâtissons la société sur elle. Cet émouvant baiser venu du fond de ton cœur que tu déposes sur le front de ton fils est le fruit de l’émotion chrétienne. Il possède une valeur éternelle que ne peuvent pas comprendre les âmes obscures qui ordonnèrent ces dramatiques évacuations dictées par Moscou xi.
25 de septiembre de 1937: un grupo de niñas y niños vascos, refugiados de la Guerra Civil, están de pie sobre el mar frente al Campamento de Verano St Mary’s Bay en New Rommey, Kent. Están siendo alojados en Gran Bretaña a la espera de que termine la guerra para volver a España.
Mais, une fois achevées les évacuations infantiles massives et après s’être assuré du contrôle d’une large partie des fronts, Franco change de stratégie. Le rapatriement des enfants devient son objectif prioritaire. Beaucoup d’enfants évacués à l’étranger rentreront en Espagne par le biais de la Délégation Extraordinaire du Rapatriement de Mineurs (DERM), dépendant du ministère des Affaires étrangères, puis, à partir de 1954, par celui du Service Extérieur de la Phalange xii. Ces rapatriements ne concerneront pas les enfants qui se trouvaient en Russie et au Mexique. Les gouvernements de ces pays s’opposèrent alors à cette « politique du retour ».
Les « niños de Rusia »
De toutes les expéditions infantiles organisées par le gouvernement républicain durant la Guerre Civile, celles vers la Russie furent les plus controversées, en raison de la lutte idéologique acharnée que se livraient le fascisme et le communisme à cette époque non seulement en Espagne, mais également dans toute l’Europe.
La Russie respecta dans un premier temps le traité de non-intervention. Cependant, la participation allemande et italienne dans le conflit aux côtés des insurgés fit changer Staline d’opinion. Les Russes envoyèrent en Espagne des armes, des vivres, des médicaments et du matériel sanitaire. Ils mirent à la disposition de la République d’importants experts politiques et militaires. Ils accueillirent également dans leurs écoles des aviateurs républicains, aidèrent à la création des Brigades Internationales et reçurent plusieurs expéditions d’enfants.
Près de 3.000 enfants, entre 3 et 15 ans, furent évacués en URSS entre le 17 mars 1937 et la fin du mois d’octobre 1938 ; dates des première et quatrième expéditions officielles organisées par la République xiii. Les difficultés du voyage, l’accueil chaleureux lors du débarquement, les attentions reçues pendant les premiers jours du séjour, le processus d’adaptation à leur nouvelle vie et à leur nouvelle patrie, le quotidien au pays du prolétariat, tout cela a été consigné dans les quelque deux cents lettres que les enfants enverront à leur famille et à divers organismes de secours lors des premiers mois en URSS. Ces lettres, aujourd’hui conservées au Centre Documentaire de la Mémoire Historique de Salamanque, constituent un véritable trésor documentaire. Elles nous permettent, en effet, de reconstituer cette évacuation particulière qui, à la différence d’autres restées temporaires, finit par devenir, contre toute attente, un exil permanent.
Certaines de ces lettres écrites par des enfants peuvent être lues comme des journaux de bord, car les enfants y racontent tous les détails du voyage, convaincus de vivre une grande aventure et de jouer un rôle important dans un fait historique sans précédent. Ils racontent, par exemple, comment s’effectue l’embarquement dans les ports espagnols (Carthagène, Valence, Bilbao, Barcelone, Gijón), comment se déroulent les adieux, comment ils sont traités à bord, les repas servis sur le bateau, le peu d’espace disponible, les maladies dont ils souffrent ainsi que les différentes escales. La lettre que le petit Lucio Rueda écrit à son frère Victoriano, combattant républicain, offre un excellent exemple :
A présent, je vais te raconter le voyage que nous avons fait. Quand nous sommes partis de Bilbao, et que nous avons fait nos adieux à maman et à vous tous, nous sommes montés à bord du bateau Habana. Nous y sommes restés jusqu’au lendemain. À quatre heures du matin, on a levé les amarres et on a commencé à naviguer. Nous n’avons pas vu la terre pendant une journée entière puis nous sommes arrivés en France.
Avant d’arriver, nous avons aperçu le navire traître Cervera, mais comme nous étions escortés par 5 bateaux français, il a cru que c’étaient des bateaux républicains et il est parti. Nous ne l’avons plus vu.
Ensuite, nous sommes arrivés en France, à Bordeaux. Nous y sommes restés deux jours, toujours à bord du bateau et le dernier jour, on nous a donné un paquet de bonbons, de biscuits et un petit pain et encore d’autres choses. Puis, nous sommes descendus et nous sommes allés à la gare de France. Après, le bateau Sontay est arrivé et nous avons embarqué de nouveau. Au bout de deux heures, nous avons pris la direction de l’URSS. En chemin, nous avons vu beaucoup de pays : la Hollande, la Belgique. Un peu plus tard, nous sommes entrés dans les eaux allemandes qui semblent aussi méchantes qu’eux, car il y a eu de très grosses vagues.
Ensuite, nous avons vu la Suède et encore d’autres nations. Un peu plus tard, nous avons vu de navires de guerre avec des grues et d’autres choses. Puis un autre bateau identique et après un bateau des garde-côtes s’est approché et son capitaine est monté à bord et ils nous ont filmés. Ensuite, de loin, nous avons vu une partie de l’URSS et en chemin beaucoup de bateaux de commerce. En nous rapprochant de l’URSS, nous avons vu beaucoup de bateaux de guerre russes et 5 sous-marins arrêtés. Un peu plus tard, environ deux heures, nous sommes arrivés à Leningrad et nous nous sommes arrêtés au port xiv.
L’arrivée en Russie restera inoubliable pour les enfants. Ce fut, sans aucun doute, un des souvenirs les plus gais de cette période marquée par le déracinement et la séparation. Les débarquements ont été filmés et photographiés de très nombreuses fois. Ils ont fait la Une de beaucoup de journaux nationaux et internationaux. Chaque fois qu’une expédition infantile entrait dans le pays, le peuple russe décorait de fleurs et de guirlandes les ports de Leningrad et de Yalta ainsi que les différentes gares traversées par les petits évacués. Ces derniers étaient également accueillis par de la musique et des danses traditionnelles. Comme le décrit le petit Emiliano Aza dans la lettre à sa famille, les enfants étaient reçus, et je cite ses propres mots, «comme si nous étions des héros revenant de la guerre et comme si nous avions réalisé des exploits extraordinaires » xv.
À peine arrivés, les enfants étaient l’objet de nombreux égards et de soins : un bon bain, un examen médical, de nouveaux vêtements (des uniformes pour tous) et des repas succulents – avec même du caviar au menu. Avant de découvrir leur nouvelle maison, ils faisaient même un séjour dans un sanatorium pour se reposer de leur périple. C’est ce que raconte la lettre du petit Marcos Alcón adressée à ses parents le 24 juin 1937 :
En arrivant à l’infirmerie, nous avons pris une douche et nous avons mangé deux gâteaux de pain avec du beurre et du fromage, du pain avec de la confiture, un gâteau et du chocolat. On nous a donné des chaussettes, un pantalon long, un maillot de corps, un caleçon mauve qui ressemble à un pagne, et une chemise verte identique à celles qui sont jaunes, mais plus légère et avec des manches longues pour être portée avec une cravate xvi.
Les seize Maisons d’Enfants, que le Narkompros (le Commissaire du peuple pour l’Enseignement Soviétique) avait créées spécialement dans différentes provinces de la Fédération Russe et en Ukraine pour les enfants espagnols évacués, ont été de véritables oasis de bonheur. D’ailleurs, la majorité des enfants qui ont écrit leurs mémoires et leurs autobiographies consacrent toujours un chapitre à la description des Maisons où ils vécurent, comme par exemple, Bernardo Clemente del Río, qui habitait à la Maison numéro 7 de Moscou :
Notre maison d’enfants de Moscou se trouvait à l’angle des rues Bolshaya Piragóvskaya et Alsufelskaya. C’était un ancien bâtiment restauré et transformé avant notre arrivée […]. Par le passé, ce devait être la demeure d’un grand de Russie. Au rez-de-chaussée, se trouvaient l’entrée, la penderie pour les manteaux, les bonnets et les sabots. Il y avait une petite fontaine de marbre avec des poissons de couleurs, le petit bureau de la comptabilité, trois grands dortoirs pour les garçons, les toilettes, les douches, une pièce destinée au rangement du linge de maison, des draps et des vêtements, la grande salle du réfectoire et la cuisine.
On accédait au premier étage par un large escalier de marbre blanc. À cet étage, il y avait le bureau de la directrice et du zampolit (directeur adjoint chargé de l’éducation politique), deux grands dortoirs pour les filles et leurs toilettes, une grande salle de conférences avec une scène, un rideau en velours rouge et un piano à queue. Dans cette salle, nous faisions notre gymnastique du matin, mais aussi des fêtes et des réunions, etc. À cet étage, il y avait les pièces pour faire les devoirs de l’école xvii.
Une fois installés dans leur nouveau foyer, les enfants bénéficiaient d’égards particuliers. Il régnait dans ces maisons une sorte de « microclimat espagnol ». Sur un total de plus de 1 000 personnes chargées d’encadrer les petits, 111 étaient espagnoles xviii. Les enfants suivaient des cours d’espagnol ; des manuels scolaires russes furent même traduits en castillan pour eux. Ils participaient à des groupes de danse, de théâtre, de musique ou de littérature espagnole. Ils gardèrent également le contact avec de nombreux dirigeants du Parti Communiste qui les considéraient comme le futur de l’Espagne et qui leur faisaient croire qu’ils étaient destinés à diriger le pays une fois que tout serait terminé et que la République aurait gagné la guerre. Cet espoir se manifeste clairement dans les choix des études entreprises après l’école. Dans leur grande majorité, ils se sont dirigés vers des carrières de pilotes, de marins, de médecins et d’infirmières.
Les enfants apprirent aussi le russe, non sans quelques difficultés. Ils participèrent à de nombreuses activités et fêtes avec des enfants soviétiques. Ils firent partie du mouvement des pionniers, et ainsi profitèrent de multiples excursions à travers tout le territoire qui leur permirent de mieux connaître et apprécier leur nouvelle patrie et de se familiariser avec les mœurs du peuple russe. Tout ceci se reflète dans les lettres, qui peuvent être lues comme une chronique de la vie quotidienne de ces jeunes au cours de leurs premières années en Union Soviétique, mais aussi dans d’autres documents qui ont été conservés, telles les rédactions scolaires, comme celle que nous pouvons voir de la petite Amelia de Quirós, écrite à l’École de Moscou en janvier 1938 :
Je dois raconter ce qui me plaît le plus. Nous vivons actuellement à Moscou. Depuis 5 mois que nous sommes installés dans la capitale de l’URSS, nous avons vu plein de choses intéressantes, par exemple la parade du 7 novembre pour le XXe anniversaire de l’URSS. J’ai aussi été très émue de voir le mausolée de Lénine. Mais ce qui m’a le plus impressionnée de tous les monuments de Moscou, c’est le métro. C’est une chose que je n’avais jamais vue de toute ma vie, surtout la station [Kievskaya], construite en un an par les jeunesses communistes. C’est la plus belle. J’ai beaucoup aimé aussi le Kremlin car c’est un monument très ancien, mais à mon avis c’est le métro qui est le plus extraordinaire xix.
Malgré tout, les enfants n’oublièrent jamais que leur pays était alors en guerre et que leurs parents et leurs proches couraient de grands périls chaque jour. Beaucoup se souviennent encore de l’angoisse, du désespoir et de la tristesse de ne pas recevoir de nouvelles des leurs.
Des mois entiers pouvaient s’écouler avant que les enfants ne reçoivent des lettres de chez eux. La censure, la désorganisation du courrier due à la situation de guerre, la perte de missives et le perpétuel changement d’adresse des proches (certains sur le front, d’autres réfugiés ou encore emprisonnés, disparus ou morts), tous ces facteurs rendaient difficile le maintien d’une correspondance suivie.
Le silence de leurs parents les rendait malades, à tel point qu’ils pouvaient écrire des phrases comme celle de la petite Visitación Urquijo à la fin d’une de ses missives : « maman, écrivez-moi, parce que si vous ne m’écrivez pas, je crois que vous êtes morts » xx . Les enfants ne renonçaient pas à joindre leurs êtres chers même lorsque le fil des nouvelles s’était interrompu. C’est ce que montrent, par exemple, les demandes de recherche adressées à plusieurs organismes républicains, comme celle du petit Ignacio Ruano, qui écrit au « camarade » Joaquín Bustos, chargé de la Délégation d’Assistance Sociale d´Euzkadi, dans le but de localiser ses parents et son frère :
Cher camarade Joaquín Bustos, je vous écris cette lettre en tant qu’enfant espagnol qui se trouve en Russie à cause de la guerre en Espagne. Cela fait un an que je suis parti et que je réside en Russie, depuis lors je n’ai pas pu découvrir l’endroit où sont mes parents et j’espère que vous pourrez m’aider. Ma mère s’appelle Magdalena Pajares. Mon père Daniel Ruano et j’ai un frère de 16 ans, Alejandro Ruano. Retrouvez le domicile d’un des trois.
Ici, nous sommes très heureux. Nous avons de tout, on s’occupe de nous très bien. Nous sommes dispersés dans différentes villes. Moi, j’habite à la ville de [Jarkov]. Grâce à votre aide, beaucoup d’enfants ont pu retrouver l’adresse de leurs parents. Dans l’attente de vous lire, un élève espagnol qui n’oublie jamais l’Espagne xxi.
Les parents, ainsi que les autorités républicaines, étaient persuadés que la séparation ne serait que temporaire. Une fois que les hostilités cesseraient en Espagne, les enfants rentreraient chez eux. Personne ne pensait évidemment en une possible défaite et encore moins à l’impossibilité du retour provoqué par l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière donna l’occasion aux enfants espagnols, devenus alors adolescents, de pouvoir montrer leur reconnaissance au peuple russe. La Grande Guerre Patriotique marqua la fin de l’enfance perdue des Enfants de Russie. Ils virent là non seulement un moyen de déclarer leur amour au pays qui les avait sauvés des bombes, mais aussi l’opportunité de reprendre le flambeau dans la lutte contre le fascisme.
Quand Hitler envahit l’Union Soviétique le 21 juin 1941, la majorité des enfants espagnols avaient entre 10 et 15 ans. Toutes les Maisons d’Enfants étaient situées sur l’axe de l’invasion allemande et durent donc être abandonnées. Les enfants furent évacués, une fois encore, vers des zones plus sûres xxii . La petite Ariadna Pascual se souvient, dans ses mémoires encore inédites, de cette nouvelle évacuation et note même l’heure à laquelle elle apprit la nouvelle par un des instituteurs espagnols de la Maison d’Enfants de Moscou où elle habitait et de laquelle elle fut évacuée vers Kuibyshev dans la nuit du 15 octobre 1941 :
Le 22 juin 1941 : à 4:00 du matin l’Armée d’Hitler a traversé la frontière. J’avais seulement huit ans, mais je me souviens parfaitement de ce dimanche-là. Nous étions en train de faire la fête dans la salle de conférences de la Maison, nous jouions et nous dansions. Comme toutes mes camarades, je portais une robe bleue et des collants jaunes. Soudain, un de nos professeurs espagnols est brusquement entré dans la pièce en nous disant que la fête était finie. La guerre avait commencé ; elle nous poursuivait où que nous allions xxiii.
La plupart des jeunes espagnols participèrent activement à la Seconde Guerre mondiale : travaillant dans les usines pour satisfaire les besoins matériels de la guerre, collaborant aux tâches de l’arrière, participant aux moissons des nombreux kolkhozes disséminés sur tout le territoire soviétique ou rejoignant l’Armée Rouge comme infirmières ou comme combattants.
C’est le cas du capitaine Francisco Gullón, qui écrit ceci dans son journal :
[Juin, 1942] Gavrilovo, région de Smolensk. Je suis de nouveau sur le front. Je suis ici avec deux camarades espagnols, Alberca et Uztarro, dans un régiment de soldats rouges […]. Actuellement je suis capitaine de l’Armée Rouge. On m’a assuré que l’on me donnera bientôt un bataillon. Il est indispensable de lutter, de lutter comme jamais. On dit que nous vivons la situation la plus difficile de toute la guerre. Je tiens à écrire aujourd’hui ce que je pense d’elle afin de lire mes notes à la fin de la guerre […]. J’ai vingt-deux ans et le plus grand désir de vivre […]. Je veux encore revoir ma chère ville de Madrid. Je veux rentrer en Espagne xxiv.
Entre 50 et 65 « enfants de Russie » perdirent la vie sur les champs de bataille. Plus de 500 moururent de froid ou de faim, de manque de médicaments ou lors de bombardements xxv. Les survivants durent affronter les difficultés de l’après-guerre. Ce fut un changement brutal avec leur vie antérieure. Les Maisons d’Enfants avaient disparu et chacun devait prendre sa vie en main. Le moment était venu de s’intégrer à la société soviétique dans toutes ses dimensions : académique, professionnelle, politique, économique ou familiale. Les destins furent variés, mais le désir et l’espoir du retour ne disparurent jamais.
Dès la fin de la Guerre et jusqu’à la mort de Staline en 1953, peu d’enfants purent rentrer en Espagne. Ce ne fut qu’en 1956-1957 que les autorités russes et espagnoles leur offrirent la possibilité de rentrer dans leur pays natal. Jusqu’à sept expéditions officielles de retour furent mises sur pied. La première, composée de 667 « enfants », arriva à bord du Crimea au port de Valence, le 28 septembre 1956.
Cependant, la moitié d’entre eux retournèrent peu de temps après en Russie en raison de la difficulté à vivre paisiblement dans l’Espagne franquiste : familles brisées, retrouvailles frustrées, problèmes pour trouver du travail et pour obtenir l´homologation de leurs diplômes russes, non reconnaissance de leurs mariages civils, interrogatoires constants de la police, persécutions, emprisonnements xxvi, etc. L´histoire des retours est, en réalité, une histoire de silences, de méprises et de promesses flouées.
Aux rapatriements officiels des années 50, succéderont ceux organisées pendant la Guerre Froide.
Le retour continua après le mort de Franco en 1975, mais il faudra attendre les années 90 pour que le nouveau paysage politique et économique de l’ancienne URSS oblige de nombreux « enfants » à émigrer de manière forcée et précipitée, non seulement pour fuir une Russie qu’ils ne reconnaissent plus mais également pour rentrer en Espagne et accomplir un dernier souhait : celui de mourir chez eux.
Les enfants espagnols évacués vers la Russie en 1937 et 1938 ont partagé durant leur enfance et leur adolescence beaucoup d´événements qui ont marqué leur vie adulte et ils ont tissé d´importants réseaux de solidarité et de relations sociales et familiales qui les maintiennent toujours unis. Leur identité collective a été construite historiquement, au long du temps et contre le temps. Cette construction a été possible grâce aux lieux de mémoire qu´ils ont créés, aux nombreux actes qu´ils ont célébrés, aux associations qu´ils ont fondées xxvii, grâce aussi à la lutte infatigable pour la reconnaissance publique de leurs droits et pour la préservation de leur histoire.
Nous, nous avons toujours été différents, partout. Pour les Russes, nous étions à vie des Espagnols […], pour les Espagnols, quand nous y allions, nous étions des Russes […]. Il me semble que la guerre a gâché toute notre vie. Toute notre vie d’enfants à penser à l´Espagne, à penser que nous étions des Espagnols, à penser à rentrer en Espagne. De même pour l´adolescence. Plus tard, quand nous nous sommes rendus compte de cela, nous étions déjà vieux, et nous sommes les enfants de la guerre, et de toutes façons […], nous sommes toujours en train de penser à faire nos valises xxviii.
(Article traduit par THOMAS BOSC)
i Pedro GARFIAS, « Entre España y México. A bordo del Sinaia », Poesías completas, Madrid, Alpuerto, 1996, p. 297.
ii Josefina RODRÍGUEZ ALDECOA, El semanal, 11 août 1996, s.p.
iii Tomás VIDAL BENDITO, Joaquín RECAÑO, « Demografía y Guerra Civil », Historia 16, nº 14, 1987, p. 68.
iv María ÁLVAREZ DEL VAYO, Los últimos días. Recuerdos y reflexiones de una niña del exilio, Madrid,
Fondation Pablo Iglesias, 2003, p. 35.
v Jaime GARCÍA PADRINO, Libros y literatura para niños en la España contemporánea, Madrid, Fondation Germán Sánchez Ruipérez, 1992.
vi Alejandro MAYORDOMO, Juan Manuel FERNÁNDEZ SORIA, Vencer y convencer. Educación y política. España,
1936-1945, Valence, Université de Valence, 1993.
vii Cahier de roulement de l´école de Hostafranchs (Lérida). Exercice épistolaire de l´écolier José Vila, 10 novembre 1936. Dossier de ‘purge’ de la maîtresse Ramona Albareda Escudé. Archives Générales de l´Administration (AGA), Alcalá de Henares. Fonds Ministère d´Éducation et Culture (MEC), dossier 235, nº 49.800.
viii Alicia ALTED, « Las consecuencias de la Guerra Civil española en los niños de la República : de la dispersión al exilio », Espacio, tiempo y forma. Revista de la Facultad de Geografía e Historia de la UNED, série V, nº 9, 1996, pp. 207-228.
ix José Ignacio CRUZ, « Colonias escolares y Guerra Civil. Un ejemplo de evacuación infantil », in A pesar de todo dibujan. La Guerra Civil vista por los niños, Madrid, Bibliothèque National d´Espagne, 2006, pp. 41-52 ; et Cristina ESCRIVÁ MOSCARDÓ, Rafael MAESTRE MARÍN, De las negras bombas a las doradas naranjas. Colonias escolares, 1936-1939, Valence, l´Eixam Éditions, 2011.
x Pour une bibliographie plus exhaustive voir Alicia ALTED, Roger GONZÁLEZ, María José MILLÁN (eds.), El exilio de los niños. Catálogo de la exposición, Madrid, Fondation Pablo Iglesias, Fondation Francisco Largo Caballero, 2003 ; et Verónica SIERRA BLAS, Palabras huérfanas. Los niños y la Guerra Civil, Madrid, Taurus, 2009.
xi Un episodio de la guerra española. Evacuación y repatriación del Sanatorio de Górliz, Bilbao, Publications de la Députation Provinciale de Biscaye, Imprimerie Provinciale de Biscaye, 1937, p. 23.
xii Alicia ALTED, « Le retour en Espagne des enfants évacués pendant la Guerre Civile espagnole : la Délégation extraordinaire au rapatriement des mineurs (1938-1954) », in Enfants de la guerre civile espagnole. Vécus et représentations de la génération née entre 1925 et 1940, Paris, L´Harmattan, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1999, pp. 47-59.
xiii Sur les évacuations vers la Russie voir Enrique ZAFRA, Rosalía CREGO, Carmen HEREDIA, Los niños
españoles evacuados a la URSS (1937), Madrid, Éditions de la Torre, 1989 ; Marie Jose DEVILLARD, Álvaro PAZOS, Susana CASTILLO, Nuria MEDINA, Los niños españoles en la URSS (1937-1997) : narración y memoria, Barcelone, Ariel, 2001 ; Alicia ALTED, Encarna NICOLÁS, Roger GONZÁLEZ, Los niños de la guerra de España en la Unión Soviética. De la evacuación al retorno (1937-1999), Madrid, Fondation Francisco Largo Caballero, 1999 ; Susana CASTILLO, Mis años en la escuela soviética. El discurso autobiográfico de los niños españoles en la URSS, Madrid, Los libros de la Catarata, 2009 ; et Immaculada COLOMINA LIMONERO, Dos patrias, tres mil destinos : vida y exilio de los niños de la Guerra de España evacuados a la Unión Soviética, Madrid, Cinca Éditions, Fondation Francisco Largo Caballero, 2010.
xiv Lettre du Lucio Rueda à son frère Victoriano. Odessa, 12 février 1938. Centre Documentaire de la Mémoire Historique, Salamanque (CDMH). Fonds Politique et Social (PS) de Santander, série O, boîte nº 51, dossier nº 7, documents nº 83-89.
xv Lettre d’Emiliano Aza à ses parents et frères. Odessa, 31 janvier 1938. CDMH, PS Santander, série O, boîte nº 51, dossier nº 7, document nº 6.
xvi Lettre du Marcos Alcón à ses parents. Leningrad, 24 juin 1937. CDMH, PS Bilbao, boîte nº 5, dossier nº 11, document nº 6.
xvii Bernardo Clemente DEL RÍO SALCEDA, 20.000 días en la URSS. Recuerdos, descubrimientos y reflexiones de un niño de la guerra, Madrid, Fondation Francisco Largo Caballero, Entrelíneas, 2004, pp. 46-47.
xviii Cf. Susana CASTILLO, Memoria, educación e historia : el caso de los niños españoles evacuados a la Unión Soviética durante la Guerra Civil española, Madrid, Université Complutense de Madrid, 1999, p. 280.
xix Rédaction écrite par Amelia B. de Quirós. École de Moscou, 13 janvier 1938. CDMH, PS Barcelone, boîte nº 87, dossier nº 17, document nº 1.
xx Lettre de Visitación Urquijo à ses parents et à sa soeur. Misjor, 9 septembre 1937. CDMH, PS Santander, série O, boîte nº 51, dossier nº 7, document nº 124.
xxi Lettre d’Ignacio Ruano adressée à Joaquín Bustos, chargé de la Délégation d’Assistance Sociale d’Euzkadi. Jarkov, 5 juillet 1938. CDMH, PS Bilbao, boîte nº 206, dossier nº 8, document nº 19.
xxii Nosotros lo hemos vivido. Homenaje de los « Niños de la Guerra Española » al Pueblo Ruso, Madrid, Ministère des Affaires Sociales, Imprimerie Garso ; Clinique Le Retour, 1995, p. 32.
xxiii Extrait du journal d´Ariadna Pascual, Moscou, 22 juin 1941, cf. Dorothy LEGARRETA, The Guernica Generation. Basque Refugee Children of the Spanish Civil War, Reno, Université de Nevada, 1984, pp. 266-267.
xxiv Extrait du journal de Francisco Gullón, juin 1942, cf. Eusebio CIMORRA, Isidro R. MENDIETA, Enrique
ZAFRA, El sol sale de noche. La presencia española en la Gran Guerra Patria del pueblo soviético contra el nazi-fascismo, Moscou, Progreso, 1970, pp. 66-67.
xxv Rafael MIRALLES, Españoles en Rusia, Madrid, Éditions et Publications espagnoles (EPESA), 1947, pp. 201-202 ; et En memoria de los combatientes y niños españoles muertos junto al pueblo ruso con motivo de la Segunda Guerra Mundial, 1941-1950, Madrid, Fondation Nostalgia, 2000, s.p.
xxvi Carmen GONZÁLEZ MARTÍNEZ, « El retorno a España de los “Niños de la Guerra Civil” », Anales de Historia Contemporánea, nº 19, 2003, pp. 75-100.
xxvii Jesús J. ALONSO CARBALLÉS, « Las organizaciones de memoria de “los niños del exilio” : de la memoria a la historia », Amnis, nº2, 2011 [http://amnis.revues.org/1501].
xxviii Macrina García Santana : entrevue réalisée par Roger González Martell, La Havane (Cuba), décembre 1998, cf. Alicia ALTED, La voz de los vencidos. El exilio republicano de 1939, Madrid, Aguilar, 2005, p. 197.
Source :
Enfance Violence Exil
par Catherine MILKOVITCH-RIOUX et Rose DUROUX
CELIS, Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand
Colloque international
ENFANCES EN GUERRE. Témoignages d’enfants
sur la guerre
Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand (CELIS)
Université d’Amiens (CHSSC)
7-8-9 décembre 2011
UNESCO
Programme ANR Enfance Violence Exil
enfance-violence-exil.net
Un exemple de résilience personnelle
Un exemple de résilience
Suite à la réunion un peu chaotique du 10 mars dernier sur mémoire et résilience, avec Mme Nègre, j’ai eu besoin de faire le point et notamment d’essayer de répondre à la question de l’intervenante sur quelques-unes des façons de parvenir à ce que je nommais jusqu’alors la « cicatrisation de la mémoire » (ou cicatrisation mémorielle).
Quelques mots de présentation. Je suis née en France, à la fin des années quarante et suis la fille d’un Espagnol originaire d’un petit bled de la province d’Albacete. Il est parti se battre à 17 ans, est devenu communiste au front. Puis Retirada, Camp d’Argelès, renforcement de la ligne Maginot, arrestation et envoi pour 4, 5 ans au camp de Mauthausen. Un père que j’ai admiré et même adoré.
Pour suivre sa volonté de grand admirateur de l’URSS, je fais des études de russe, et voilà qu’un beau jour, en fac, le programme de littérature m’oblige à lire Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne et je découvre l’existence des camps de concentration en URSS. Mon père, dans un premier temps, nie leur existence, puis, poussé dans ses retranchements, finit par l’admettre et même l’approuver, disant que si le communisme avait triomphé en Espagne, il aurait été, lui, parfaitement d’accord pour envoyer ses « ennemis » (notion très élastique, car, certains jours, les anars étaient désignés par lui comme des agents de la CIA !) se rééduquer en camp. On se dispute moult fois et on finit par ne plus se voir qu’épisodiquement. Quelque chose s’est irrémédiablement, brisé en nous. Mes rêves de communisme en Espagne et sur la terre entière en sont aussi totalement ébranlés.
Voilà ce qui a été mon grand traumatisme : « mon père, ce héros au sourire si doux » est un affreux menteur, il m’a fait croire à une sorte de paradis sur terre, or ce paradis est un enfer ! Et comment cet homme qui a souffert durant tant d’années, loin d’être porté à la compassion pour autrui, peut-il souhaiter à ses ennemis ce qu’il a vécu de pire ? C’est inhumain
Vous voyez que je ne suis pas dans ce cas de figure évoqué à un moment par Mme Nègre : celui d’une 2ème génération qui subit. Mais dans cet autre cas où, héritant des qualités de mon père comme le questionnement et la contestation, j’ai aussi retourné ses armes contre lui. Dans le même temps, et grâce à sa foi dans l’école (« el saber no ocupa lugar », nous répétait-il, le savoir ne prend pas de place), je me suis correctement intégrée à la société française, tout préservant la conscience d’une double appartenance.
Je crois pouvoir distinguer trois principaux jalons qui ont marqué ma « résilience ». Ces jalons ne sont pas que le fruit de ma volonté pour tenter de surmonter mon traumatisme. Ils ont aussi existé grâce à plusieurs hasards offerts par la vie. Mais l’essentiel pour moi a été de trouver des mots de plus en plus riches et de plus en plus personnels pour formuler ce traumatisme.
- La résilience grâce à des sortes de « pères de substitution »
J’en vois deux :
L’un s’appelle Fiodor Bilenko. Il est ukrainien.
Après la mort de Staline, la correspondance avec l’Occident est moins sévèrement contrôlée, et un Ukrainien qui a été déporté à Mauthausen veut courageusement renouer avec ses meilleurs amis espagnols du camp, du moins de façon épistolaire. Il écrit en russe à un ami de mon père et moi, l’étudiante de russe, je traduis, puis je corresponds directement avec Fiodor. Bien sûr, il raconte ses souvenirs affreux du camp nazi, mais je découvre aussi grâce à cette correspondance, et fais découvrir à quelques amis espagnols la vie très dure de cet homme et la terrible réalité soviétique, particulièrement en Ukraine, pendant la collectivisation forcée des campagnes à partir de 1928 et durant une de ses conséquences, l’atroce famine de 1932-1933 (je creuserai la question et apprendrai qu’elle a fait plus de 5 millions de victimes). Quel choc après les lectures sur la vie radieuse des ouvriers et paysans d’Etudes soviétiques à laquelle ma famille est abonnée ! Fiodor décrit tout cela à mots couverts, je comprends aussi qu’il a encore peur de la censure. Plus tard, quand Soljenitsyne lancera un appel pour recueillir des souvenirs et Mémoires, je photocopierai pour lui les lettres les plus intéressantes de Fiodor. J’ai rencontré Fiodor à Kiev, une grand amitié nous a liés, et transmettre ce qu’il m’a appris m’a fait du bien.
Ce père de substitution était socialement proche de mon père par ses origines paysannes. Il était devenu mineur, puis technicien des mines (et mon père simple tailleur, puis chef d’atelier).
Mon autre père de substitution n’en était pas trop éloigné non plus par certains points : déporté, comme lui, mais à Buchenwald, membre du parti communiste comme lui, mais au comité central. Il était en outre doté d’un grand talent d’écriture. Je veux parler de Jorge Semprun. A un moment, il avait été vivement question de sa visite chez nous, car il devait venir discuter afin de rédiger la préface du bouquin que mon père et un groupe de ses camarades écrivaient sur le camp de Mauthausen. Ce livre est paru et s’intitule Le Triangle bleu (Gallimard, collection Témoins, 1969). L’année de parution peut sembler bien tardive, mais il faut savoir (et je l’ai appris aussi à l’occasion de mes études) que sous Staline, et donc dans les autres partis communistes staliniens, revenir de camp paraissait suspect : comment ? on n’était-on pas mort en luttant contre les nazis ? Cette survie était-sans doute due à une collaboration ! Bien des fois, les prisonniers soviétiques des camps nazis ont enchaîné en rentrant en URSS camp nazi et Goulag. Les communistes espagnols, eux, n’ont pas du tout été accueillis en héros, à leur retour de camp, ils ont été victimes d’un certain ostracisme. La rédaction autorisée du Triangle bleu était donc une forme de reconnaissance de leur probité et de leur fidélité à leurs idéaux. Et c’est pourquoi le livre veut montrer patte blanche et insiste beaucoup sur la constitution rapide à Mauthausen de groupes communistes tentant par tous les moyens de lutter contre les bourreaux nazis. Le livre sera préfacé par Pierre Daix (déporté lui aussi à Mauthausen) et non par Semprun, exclu entre temps du PCE. Et l’interdit, évidemment, intrigue, pousse les jeunes à la curiosité ! La lecture de l’exclu a été très importante pour moi. Son Quel beau dimanche, qui se déroule à Buchenwald, avec ces mots justes et percutants, sa vision complexe et non mythifiée du camp et de l’organisation communiste dans le camp, est devenu en quelque sorte pour moi l’antidote du Triangle bleu. Ensuite, j’ai poursuivi mes lectures de cet écrivain, très intéressée notamment par sa connaissance interne du PCE. Et cela a motivé en partie mon propre désengagement des Jeunesses communistes espagnoles dont je faisais partie à Paris depuis l’âge de 15 ans.
Oui, la lecture de la littérature permet la résilience. On trouver en elle des héros auxquels on se raccroche, auxquels on s’identifie même. Car vivre sans plus croire en rien serait vraiment trop insupportable.
- Résilience par l’action militante
Mon père était un militant, un lutteur, j’en conviens, et je suis bien consciente qu’il m’a transmis ce désir de se battre. Mais pas pour un idéal que de plus en plus, par mon échange épistolaire, par mes lectures, je découvrais meurtrier. Est apparue pour moi (dans les années 80) la nécessité d’un nouvel engagement. Et nous avons choisi avec mon mari d’adhérer à Amnesty International. Tandis que certaines personnes de notre groupe s’occupaient de prisonniers d’Amérique latine, nous nous sommes chargés du dossier d’un Soviétique, prisonnier à cause de sa foi (cas fréquent pour les croyants actifs en URSS). Il s’agissait d’un pentecôtiste. Mon père était d’un anticléricalisme primaire, il racontait notamment avec jubilation comment les anarchistes mettaient le feu aux églises pendant la guerre civile ! Je reconnais que, comme pour évacuer le sentiment de culpabilité que cela avait créé en moi (dans l’incendie, il devait bien y avoir des paroissiens et des prêtres ?), ça m’a donné une forme d’apaisement de défendre un croyant, un « zek » (déporté d’un camp) dans la « patrie du socialisme triomphant ».
Autre acte de militantisme, à l’époque post-brejnévienne : la traduction régulière pour une revue (Les Cahiers du Samizdat) de ce que Soljenitsyne appelle des « voix sous les décombres ». Le Samizdat, ce sont des publications circulant sous le manteau en URSS : des témoignages par les personnes concernées ou proches sur la justice répressive, les internements psychiatriques, les camps de travail, les entraves au libre déplacement, à la liberté religieuse, aux mouvements nationaux, etc.
- Résilience enfin grâce au passionnant travail de thèse de sociologie politique de mon mari
Jean-Marc Négrignat, mon mari, a effectué ses recherches sur la séduction de l’idéologie communiste et sur les processus d’adhésion, de remodelage de la personnalité, puis de désengagement vécus et analysés par certains écrivains, notamment par Arthur Koestler, Ignacio Silone et Eugen Löbel, dans leurs autobiographies. Quand il est prématurément décédé, j’ai fait une relecture approfondie et un certain remaniement de sa thèse pour qu’elle soit publiée et lisible par un plus grand nombre. Je crois me réapproprier en un certain sens ce travail, puis faire éditer Avoir été communiste (Editions des Archives contemporaines, que je peux vous prêter !) m’a fait surmonter vraiment le traumatisme profond de ma désillusion vis-à vis de mon père et du communisme.
J’ai parachevé, pour ainsi dire, cette époque en visitant très tardivement, au milieu des années 2000, le camp de Mauthausen (et j’en éprouve, là encore, de la culpabilité, car je ne l’ai pas fait avec lui). J’ai vu avec une intense émotion le lieu de son calvaire. Je me suis réconciliée, des années après sa mort, il est vrai, avec lui. Aujourd’hui, sa riche personnalité me semble déborder le cadre rigide de l’idéologie. Et je crois à nouveau le comprendre. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que notre haine était à la mesure de notre amour. Et, comme dirait le titre d’un film italien, « Nous nous sommes tant aimés ! ». Et ça, personne ne peut me l’enlever. « ¡Que me quiten lo bailado! », s’exclamait souvent Santiago Bonaque Martinez.
Calculez maintenant le nombre d’années que peut prendre chez un individu cette fameuse cicatrisation de la mémoire !
Mais « el saber no ocupa lugar », et j’ajouterai : Gracias a la vida ! Je lui suis reconnaissante que, par le biais de cette terrible guerre civile espagnole, des univers se soient ouverts à moi.
Maria-Luisa Bonaque
(Tours, le 12 Mars 2017)
Boris Cyrulnik : la résilience ou comment surmonter les traumatismes mémoriels
W ou le souvenir d’enfance… Etrange autobiographie que celle de Georges PEREC par son titre mais aussi par les premières lignes par laquelle elle commence : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent. […]
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. »
L’enfance de Georges Perec, comme celle de Boris Cyrulnik, a côtoyé l’horreur des camps avec la perte irrémédiable des parents et les premières années vécues dans une France en guerre où l’on traquait les Juifs. Se protéger de la mémoire pour ne pas souffrir.
En effet, comment survivre, comment continuer à vivre, comment vivre avec une mémoire à ce point douloureuse ? Boris Cyrulnik n’aura de cesse de chercher la réponse à cette terrible question.
Boris Cyrulnik
Boris Cyrulnik est né à Bordeaux le 26 juillet 1937 où ses parents, Juifs venus pour sa mère de Pologne et d’Ukraine pour son père, s’étaient installés dans les années 30. Les parents de Boris Cyrulnik sont arrêtés en 1942, déportés à Auschwitz d’où ils ne reviendront pas. Pour lui éviter le pire, ils avaient placé leur fils en pension. Boris Cyrulnik va être alors pendant toute la guerre un enfant traqué, caché, placé au hasard des événements en famille d’accueil ou en orphelinat, dénoncé, sauvé… Une enfance chaotique… Une enfance massacrée… Il est difficile de faire le récit de cette enfance car bien des pistes sont brouillées, voire contradictoires, et elles le sont de par Boris Cyrulnik lui-même. Au sein de tant de malheurs, la mémoire ne saurait être objective, reconstitution rigoureusement historique des faits vécus, elle s’aménage des refuges pour survivre au présent. Elle est la représentation de la vérité de celui qui se souvient, rien d’autre. Dans la même situation, Georges Perce écrivait froidement : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance… ».
De toute façon mon propos n’est pas de me livrer à un énième récit des souffrances des enfants juifs pendant la guerre d’autant que Boris Cyrulnik a lui-même écrit un livre aux résonnances très intimes – j’évite volontairement d’utiliser le terme d’autobiographie – dont le titre est : « Sauve-toi, la vie t’appelle ! ».
Boris Cyrulnik est devenu un neuropsychiatre et psychanalyste internationalement connu et reconnu, notamment pour avoir développé et rendu accessible le concept de « résilience ». Il a aussi bien d’autres cordes à son arc que je n’évoquerai pas dans cet article car je m’en tiendrai au thème de la résilience. Il a souvent déclaré que c’était l’expérience traumatisante qu’il avait vécue enfant qui l’avait conduit à devenir psychiatre.
Les années d’après-guerre furent difficiles pour lui. Il écrit à ce sujet : « Pendant les années d’après-guerre, je n’ai eu le choix qu’entre l’hébétude et le charivari. Par bonheur, deux tuteurs de résilience se sont disposés autour de moi : la rencontre entre Dora et Emile et le mythe communiste. » Dora, la tante qui l’a élevée et Emile, l’ami… l’affection enfin ! Quant au mythe communiste, il en est très vite revenu même s’il y a « cru » durant son adolescence, une adolescence qui avait besoin de s’appuyer sur une croyance, quelle qu’elle fût !
Enfant il s’est senti en « agonie psychique » avec « une âme gelée » qui ne ressentait rien. Comment un enfant blessé par la vie comme l’a été Boris Cyrulnik, peut-il donc devenir un adulte épanoui ? C’est ce prodige-là que développe la résilience.
Qu’est-ce que la résilience ?
Si l’on cherche la définition du mot dans un dictionnaire, on peut lire la définition suivante : « Caractéristique mécanique définissant la résistance aux chocs d’un matériau ou la capacité de ce matériau à retrouver sa forme initiale après avoir été comprimé ou déformé». Au départ donc un terme qui appartient au domaine de la mécanique. Puis appliqué depuis, grâce aux travaux de Boris Cyrulnik, au domaine de la psychologie, le mot désigne la capacité de l’être humain à surmonter les traumatismes et à se développer en dépit des épreuves traumatisantes vécues dans le passé.
Ce mot a été utilisé pour la première fois en 1982 dans un sens métaphorique par une psychologue américaine, Emmy Werner, suite à des travaux qu’elle avait réalisés sur des enfants des rues à Hawaï… Elle avait découvert qu’un tiers des enfants qui avaient connu la drogue et le viol et qu’elle avait aidés des années auparavant avaient trouvé du travail et fondé une famille. Comment avaient-ils pu s’en sortir ?
C’est à partir des années 60 que Boris Cyrulnik s’est intéressé à la résilience à une époque où les scientifiques de l’âme considéraient qu’une personne blessée par la vie était irrémédiablement perdue. Or à partir de sa propre expérience, à partir aussi de cas concrets qu’il a pu rencontrer, il s’est interrogé sur les processus de récupération de soi que certains individus étaient capables de mettre en place. Pour lui et il sait de quoi il parle, l’expérience du malheur ne saurait condamner définitivement l’être humain et ce n’est pas parce que l’on a vécu le malheur (deuil, abandon, inceste, violence sexuelle, maladie, guerre…) qu’on est détruit à jamais. La résilience est donc un vecteur d’espoir, une manière d’exorciser le malheur tout en sachant que la blessure est présente et le sera toujours, « c’est plus que résister, c’est aussi apprendre à vivre ! » Le malheur n’est donc pas irrémédiable !
Dans un livre intitulé Les Vilains petits canards, Boris Cyrulnik analyse des cas de résilience célèbres : Maria Callas, petite fille grosse et laide, rejetée et mal aimée, née à New York de parents grecs immigrés… Barbara, violée par son père et poursuivie pendant la seconde guerre mondiale en raison de ses origines juives… Brassens le mauvais garçon révolté qui découvre la poésie et donne un sens à sa révolte… Mais à travers ces cas célèbres, c’est aussi de chaque individu que parle Boris Cyrulnik et ce qu’il veut faire entendre c’est que l’individu ne se réduit pas à un statut de victime et qu’aucune blessure n’est irréversible !
Selon Boris Cyrulnik, qu’est-ce qui empêche la résilience ?
– La solitude affective
– Le silence et la honte qui font que l’individu se replie sur lui-même
– Le déni qui peut être un temps protecteur mais qui finit par l’empêcher d’affronter le traumatisme
Quels sont, toujours selon Boris Cyrulnik, les facteurs qui favorisent la résilience ?
– Les capacités de résilience interne qui remontent à des structures affectives anciennes et préverbales mises en place au tout début de la vie
– Les tuteurs de résilience externes : la famille, l’école, l’entourage, la culture…
– Le soutien que celui qui a subi un traumatisme peut recevoir
– Le sens qu’il est capable de donner à ce qui lui est arrivé
– Les capacités de rêver et de créer
Si la blessure reste enfouie au fond de l’individu, si elle ne guérit jamais complètement, la souffrance n’est cependant pas une fatalité. Les processus de résilience existent qui permettent à un individu de se construire ou de se re-construire. Dépasser le malheur pour trouver le bonheur, si fragile et imparfait soit-il.
Sauve-toi, la vie t’appelle !
Des dates à ne pas oublier ….
- Mardi 4 avril : venue à Tours du groupe de poètes espagnols engagés éditeurs de la revue poétique « Fake » (à León), pour une lecture-spectacle (lecture de textes publiés dans la revue et intermèdes musicaux-guitare, saxophone, voix) au 3° étage de la B. U. Tanneurs, à Tours.
- Jeudi 6 avril : soirée CNP au Studio « Les femmes dans luttes armées aujourd’hui », à 20 h (CNP, Osez le féminisme, Retirada 37). Documentaire « Femmes contre Daech » de Pascale Bourgaux, débat avec Edouard Sill, historien.
- Vendredi 31 mars :
- Exposition de David Garcia « L’œuvre réformatrice de la seconde République espagnole, 1931-1936. Réalisations et héritages ». Salles Varennes et Walsort à Noizay, à partir de 14h.
- Des collégiennes présentent leur film enquête sur les réfugiés espagnols de Noizay, à 19h au Collège Anatole France, Tours.
- Autour des réfugiés espagnols de Noizay : présentation d’archives, enquête filmée « Sur les traces des réfugiés espagnols de Noizay », intervention de Retirada 37 et David Garcia, à 20 h salle Bernache à Noizay.
- Samedi 10 juin : nuit du cinéma au Studio, de 18 h à l’aube.
- Jeudi 22 juin : projection du film « Federica Montseny, l’indomptable » en présence du réalisateur Jean-Michel Rodrigo, à 20 h au Plessis, à La Riche.
CRISTINO GARCÍA
Article de la revue Regards n° 31 du 8 mars 1946.
La forte émotion nationale provoquée par l’exécution de dix guérilleros le 22 février 1946, parmi lesquels l’ancien résistant Cristino García, a levé ces ambiguïtés et semblé répondre aux attentes de l’exil. Le gouvernement tripartite dirigé par Félix Gouin décida de mettre en œuvre une politique interventionniste contre la dictature péninsulaire : non seulement il l’isola par une quarantaine unilatérale, fermant la frontière pyrénéenne fin février et coupant toutes les communications entre les deux pays, mais il fut à l’origine de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies, à la fin de cette même année, d’une résolution qui mettait symboliquement au ban le régime franquiste en préconisant son exclusion des institutions et conférences internationales reliées à l’ONU, ainsi que le rappel des ambassadeurs ou ministres plénipotentiaires accrédités. De manière symétrique, un soutien résolu était apporté aux républicains espagnols, dans l’espoir de favoriser une relève démocratique au pouvoir du général Franco. Il faut en effet prendre en compte l’existence de deux Espagne jusqu’en 1977, Paris devenant début 1946 le siège des institutions républicaines en exil. Or, quelques mois suffirent pour mettre en lumière la vanité d’espérer une solution espagnole en raison des déchirements et de la sclérose de l’antifranquisme. Cette faillite privait de sens la politique interventionniste, alors même que la résolution de l’ONU, qui tenait plus de la condamnation morale que d’une pratique d’ostracisme multilatéral, l’avait implicitement désavouée.
Le déclenchement de la guerre froide se greffa sur l’échec patent de la quarantaine unilatérale, inefficace vis-à-vis de l’Espagne et préjudiciable aux intérêts français, pour amener l’exécutif à décider, début février 1948, de rétablir la circulation pyrénéenne. Cette décision, et l’assentiment unanime qu’elle rencontra hors de la mouvance communiste, reflétaient l’effacement des valeurs de la Résistance et de la référence antifasciste qui avaient prévalu dans l’immédiat après-guerre au profit de la priorité anticommuniste, tout en sanctionnant l’incapacité d’une puissance moyenne comme la France à suivre une ligne originale en période de bipolarisation internationale. Après une brève phase d’affrontement avec Madrid, l’heure était donc à l’apaisement, surtout quand la levée des sanctions onusiennes entraîna la normalisation des relations diplomatiques et la promotion du délégué Bernard Hardion au rang d’ambassadeur en janvier 1951 ; la France fut toutefois le dernier pays d’Europe occidentale à présenter une demande d’agrément. La guerre froide conférait en effet une nouvelle légitimité internationale au général Franco, lui permettant de se targuer d’avoir été le « premier adversaire du communisme » et de faire figure d’allié potentiel de la défense occidentale ; il lui fut associé par le biais des accords hispano-américains d’assistance économique et militaire signés en septembre 1953. L’Espagne effectua alors son retour sur la scène mondiale, refermant la séquence de marginalisation ouverte en 1936 ; après l’UNESCO fin 1952, l’admission à l’ONU en décembre 1955 couronna une normalisation qui transparut également dans le peu d’attention accordée à la candidature franquiste par les États membres, soucieux de préserver l’équilibre international en admettant ensemble des pays du bloc soviétique, d’autres du camp occidental et des neutres. Premier bénéficiaire de la guerre froide, le général Franco dut finalement son absolution officielle à la coexistence pacifique des deux Grands.
La frontière franco-espagnole fut fermée le 1 mars 1946 et ouverte à nouveau le 10 février 1948.
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BIOGRAPHIE
Né à Gozón- Sama de Langreo (Asturies) en 1913 – fusillé le 22 février 1946.
Cristino García Granda avait participé à la révolution d’octobre 1934 aux Asturies. En juillet 1936 il était marin et en escale à Séville. Après s’être emparé du navire avec l’équipage il regagnait les Asturies. Incorporé dans l’armée du nord, il était alors responsable d’un groupe de mineurs, dynamiteurs sur les arrières de l’ennemi. A la chute des Asturies, il parvenait à gagner la Catalogne et s’intègrait au XIV Corps d’armée dans le groupe de guerilleros de Domingo Ungria González où il avait le grade de lieutenant.
Passé en France à la fin de la guerre, il était interné en camp puis travaillait comme mineur de charbon dans le département du Gard. Pendant l’occupation il participait à la résistance contre les nazis. Il a été d’abord chef de la Brigade de Tarbes (Hautes Pyrénées), puis entre mars 1943 et janvier 1944 commandant de la 21è Brigade (Gard) de la 3° Division de Guerrilleros Espanoles. Il a été ensuite nommé lieutenant colonel de la 158° Division (Tarbes). Il a été décoré de la légion d’honneur pour son action dans la résistance : il avait en particulier participé à la libération de Foix et à la bataille de la Madeleine (Gard) où il avait fait près de 1300 prisonniers allemands. Il avait participé également le 4 février 1944 à la libération des prisonniers politiques de la prison de Nîmes.
A l’automne 1944 Cristino Garcia Granda prenait part à l’opération d’invasion du Vall d’Aran dans le cadre de Reconquista de España. Après l’échec de l’opération il avait été mis à la disposition du Parti communiste. Santiago Carrillo Solares le choisissait alors pour une délicate opération d’épuration du Parti à Madrid. En avril 1945, accompagné de trois guérilleros, il passait en Catalogne puis gagnait Madrid où il remplaçait José Vitini Flores qui venait d’être arrêté et prenait en charge l’appareil d’information et l’organisation des guerilleros. Il était alors responsable de la 5° Agrupación de Guerrilleros Centro-Extremadura (Tolède, Ciudad Real, Badajoz, Caceres, Jaen et Cordoba). Pendant tout le mois de septembre son groupe allait opérer plusieurs attaques contre des établissements bancaires. Antonio Nuñez Balsera, qui en avait reçu la consigne de la bouche même de Santiago Carrillo et de Dolores Ibárruri à Toulouse en juin 1945, lui transmettait alors l’ordre d’exécuter le vieux militant communiste Gabriel León Trilla, qualifié de provocateur. Cristino García, se considérant comme « un révolutionnaire et non un assassin », aurait refusé d’exécuter personnellement Trilla, mais désignera un de ces hommes, Francisco Esteban Carranque Sánchez qui dans la nuit du 6 septembre 1945 assassinait Trilla. Le 15 octobre son groupe exécutait Alberto Pérez Ayala Cesar, un vieil ami de Trilla. Peu après cette nouvelle exécution, Critino García Granda et son groupe étaient arrêtés. Traduit devant un conseil de guerre qui s’ouvrait le 22 janvier 1946 contre dix sept membres du groupe, Cristino García Granda était condamné à mort le 9 février avec Manuel Castro Rodríguez, Francisco Esteve, Luis Fernández Avila, Francisco Esteban Carranque Sánchez, Gonzalo González González, Eduardo González Silván, Antonio Medina Vega El Canario, Joaquin Almazán Alonso et Eduardo Fuente. Le 21 ou 22 février étaient fusillés Cristino García Granda, Diego Luque Molina, Manuel Castro Rodríguez, Candido Mañanas Servant, Alfredo Ilias Pereira, José Martínez Gutiérrez, Pedro Cordero Bazaga, Luis Fernandez de Avila Nuñez, Francisco Esteban Carranque Sanchez, José Antonio Cepas Silva et Alfonso Diaz Cabezas.
Après l’éxécution de Cristino García, c’est Pablo Sanz Prades Paco El Catalán qui prit le commandement des groupes urbains communistes appelés « cazadores de ciudad ».
Source :
https://losdelasierra.info/spip.php?article2900
L’Espagne est admise à l’UNESCO en 1952. Albert Camus, pressenti pour une mission au sein de l’UNESCO, démissionne. Sa lettre.
Monsieur le Directeur Général,
Par une lettre du 30 mai, l’Unesco a bien voulu me demander de collaborer à une enquête qu’elle entreprend concernant la culture et l’éducation. En vous priant de bien vouloir faire part de mes raisons aux organismes directeurs de l’institution, je voudrais vous dire brièvement pourquoi je ne puis consentir à cette collaboration aussi longtemps qu’il sera question de faire entrer l’Espagne franquiste à l’Unesco.
J’ai appris, en effet, avec nouvelle avec indignation. Je doute qu’il faille l’attribuer à l’intérêt que l’Unesco peut porter aux réalisations culturelles du gouvernement de Madrid ni à l’admiration que l’Unesco a pu concevoir pour des lois qui régissent l’enseignement secondaire et primaire en Espagne (particulièrement les lois du 20 septembre 1938 et du 17 juillet 1945, que vos services pourront utilement consulter). Je doute encore plus encore qu’elle s’explique par l’enthousiasme avec lequel ledit gouvernement reçoit les principes dont l’Unesco prétend s’inspirer. En fait, l’Espagne franquiste, qui censure toute expression libre, censure aussi vos publications.
Je mets, par exemple, au défi vos services d’organiser à Madrid l’Exposition des droits de l’homme qu’ils ont fait connaître dans beaucoup de pays. Si déjà l’adhésion de l’Espagne franquiste aux Nations unies soulève de graves questions, dont plusieurs intéressent la décence, son entrée à l’Unesco, comme d’ailleurs celle de tout gouvernement totalitaire, violera par surcroît la logique la plus élémentaire. J’ajoute qu’après les récentes et cyniques exécutions de militants syndicalistes en Espagne, et au moment où se préparent de nouveaux procès, cette décision serait particulièrement scandaleuse.
La recommandation de votre conseil exécutif ne peut donc s’expliquer que par des raisons qui n’ont rien à voir avec les buts avoués de l’Unesco et qui, dans tous les cas, ne sont pas ceux des écrivains et des intellectuels dont vous sollicitez la sympathie ou la collaboration. C’est pourquoi, et bien que cette décision soit en elle-même, je le sais, de mince importance, je me sens cependant obligé de refuser, en ce qui me concerne, tout contact avec votre organisme, jusqu’à la date où il reviendra sur sa décision, et de dénoncer jusque-là l’ambiguïté inacceptable de son action.
Je regrette aussi de devoir rendre publique cette lettre dès que vous l’aurez reçue. Je le ferai dans le seul espoir que des hommes plus importants que moi, et d’une manière générale les artistes et intellectuels libres, quels qu’ils soient, partageront mon opinion et vous signifieront directement qu’ils sont décidés eux aussi à boycotter une organisation qui vient de démentir publiquement toute son action passée.
Avec mes regrets personnels, je vous prie de croire, Monsieur le Directeur Général, à mes sentiments bien sincères.
Albert Camus.
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Revue Regards n°36 du 12 avril 1946, numéro spécial « Anniversaire de la République Espagnole ».
La presse française reste mobilisée contre Franco.
« LA PETITE ESPAGNE »- LA NAISSANCE D’UNE COMMUNAUTÉ
IMMIGRÉS ESPAGNOLS A La Plaine Saint-Denis AU DÉBUT DU XXème SIÈCLE
En 1911, déjà 260 Espagnols vivent à St Denis, majoritairement dans le quartier de la Plaine (1) : 145 habitent avenue de Paris (2), surtout dans les immeubles de rapport des numéros 96 et 100 ; d’autres se sont installés à proximité, rue de la Montjoie. La rue de la Justice (3), qui deviendra après 1918 le cœur du quartier espagnol, ne compte alors que quatre foyers espagnols, regroupant 21 personnes, auxquels il faut ajouter les 10 habitants du passage Dupont.
Contrairement à ce qui se passera à partir des années 20, il ne s’agit pas majoritairement d’une immigration familiale : on ne compte que 35 couples et 57 jeunes enfants. Quatorze d’entre eux sont nés à St Denis, la plus âgée en 1907 et les deux plus jeunes en 1911, ce qui permet d’établir la date d’arrivée récente de leurs parents. Malgré sa « jeunesse », cette immigration compte déjà six couples mixtes franco-espagnols.
Gamins du 5 rue du Landy en 1947. © Fonds Pierre Douzenel |
La part des hommes dans la communauté (enfants compris) est de 70 %. Cette surmasculinité s’explique par le fait que plusieurs foyers espagnols hébergent de nombreux « cousins », « parents », « amis » ou « pensionnaires », très jeunes pour la plupart et généralement employés par la verrerie Legras. Il s’agissait en fait d’un véritable trafic de jeunes gens de 11 à 19 ans, recrutés dans les campagnes les plus pauvres de Castille par des sortes de négriers, eux-mêmes originaires de la région, qui les faisaient embaucher ensuite par la verrerie Legras et empochaient la majorité de leur salaire au titre de dédommagement des frais de transport, d’hébergement et de nourriture — ces intermédiaires travaillaient aussi chez Legras. Les jeunes manœuvres ne touchaient un reliquat de leur salaire qu’à la fin de l’année pour éviter les fuites. Ils vivaient sous le même toit que leur « parrain » et son épouse, souvent dans des conditions de grande promiscuité. Plus de cinquante jeunes garçons, dont la moyenne d’âge est de 15 ans et demi, étaient dans ce cas à St Denis en 1911. La plupart des négriers et des jeunes recrues venaient d’un réseau de petits villages du nord de la province de Burgos. En 1911, plus de 40 % des Espagnols de St Denis venait de cette province.
On retrouve des pratiques similaires toujours à La Plaine mais côté Aubervilliers cette fois, où vivaient 137 Espagnols.
L’existence de telles pratiques m’a été confirmée par le témoignage direct d’une Espagnole installée à St Ouen en 1920, aujourd’hui centenaire, dont le père se livrait à un trafic du même genre dans le Nord, également pour une verrerie ; les jeunes apprentis vivaient sous le même toit que sa famille.
En 1913, un meeting avait été organisé par le Parti socialiste dyonisien, en présence du maire ?? Philippe, pour dénoncer « l’exploitation de la main-d’œuvre ».
Les Espagnols présents sont venus là pour travailler, sans doute dans le but de rentrer au pays après s’être constitué un petit pécule afin de pouvoir s’y marier et acheter pour qui des terres, pour qui un petit troupeau. Ils sont généralement non qualifiés : sur 147 dont on connaît l’emploi, 3 sont manœuvres et 107 journaliers, soit 110 (75 %) sans aucune qualification professionnelle, ce qui s’explique par leur origine de journaliers agricoles. L’employeur qui revient le plus souvent est la verrerie Legras suivi par les Tréfileries du Havre (Mouton) ; comme ses deux entreprises étaient installées à La Plaine, cela explication la localisation pour éviter des longs trajets après les harassantes journées de travail. Les ouvriers qualifiés (six tréfileurs, trois ajusteurs, un fondeur, un galvaniseur, un mouleur…) sont plus rares ont sans doute formés sur le tas. Le seul Espagnol ayant le statut de patron vivait déjà La Plaine en 1896 ; marié à une Lyonnaise, c’était un marchand de vins installé 172 avenue de Paris.
Quant aux femmes, seules 17 d’entre elles travaillent (12 femmes mariées et 5 jeunes filles), majoritairement aussi comme journalière dans de grandes usines. Une partie de la petite communauté de 1911 s’est enracinée à St Denis puisqu’en 1921 on retrouve 20 familles qui étaient déjà présentes à cette date, soit environ 80 personnes. Pour l’essentiel, il s’agit de couples ou de familles installées dès les années 1905-1911 ; en revanche, on ne retrouve pratiquement aucune trace des jeunes gens logés par les négriers de La Plaine. Certaines familles de ces premiers arrivants ont fait souche dans le quartier et on les retrouve,elles ou leurs enfants, au fil des recensements jusqu’en 1936.
Natacha Lillo
Maîtresse de conférence à l’université Paris VII.
1) Source : recensement de St Denis en 1911, disponible aux Archives municipales de St Denis et aux Archives départementales de Bobigny.
2) Devenue avenue du président Wilson après la Première Guerre mondiale.
3) Rebaptisée Cristino Garcia après la Seconde Guerre mondiale, en hommage à un résistant espagnol exécuté par le régime de Franco.
L’impasse Boise en 1947. © Fonds Pierre Douzenel
Les trois vagues de l’immigration espagnole en Seine-Saint-Denis
Réflexions autour des relations entre immigration « économique »
et « immigration politique »
À Saint-Denis, Saint-Ouen et Aubervilliers, on retrouve les trois principales vagues de l’immigration espagnole au XXe siècle : – migrants dits « économiques » des années 1920-1930 ;- quelques migrants politiques après la répression du soulèvement des Asturies fin 1934 et surtout après la défaite du camp républicain (les arrivées s’échelonnent entre 1939 et 1950, après le passage par les camps de la frontière française, voire par les camps en Allemagne et parfois après une participation à des maquis de résistants en province) ; – migrants dits « économiques » des années 1955-1970.
Dès les années 1920, un véritable quartier espagnol s’est formé à la Plaine-Saint-Denis (espace industriel à cheval sur les trois communes) entre l’avenue du président Wilson et les rues du Landy et de la Justice. Dans ce quartier, on trouvait des impasses et des passages habités à plus de 90 % par des migrants espagnols, originaires principalement des provinces de Cáceres, de Zamora et de Burgos. Par ailleurs, le vaste bidonville des Francs-Moisins était également peuplé à plus de 70 % par des Espagnols dès son apparition dans les listes nominatives du recensement de 1926.
Selon le recensement de 1931 (date à laquelle la taille de la communauté espagnole est la plus élevée de l’avant-guerre), on compte plus de 8 500 Espagnols dans ces trois communes (pour une population totale de 189 600 habitants, soit 4,5 %), ce qui en fait la première communauté immigrée, loin devant les Italiens.
La particularité de cette communauté est que, des années 1920 aux années 1970, on retrouve les mêmes réseaux familiaux et villageois qui prévalent sur l’aspect « économique » ou « politique » des migrations. Des « économiques » venus au début des années 1920 et repartis dans les années 1930 à cause du chômage lié à la crise sont revenus à l’occasion de l’exode républicain parce qu’entre temps ils avaient participé à la guerre du côté républicain et étaient donc devenus des « politiques ». Ces mêmes « politiques » accueillirent leurs neveux ou leurs cousins « économiques » dans les années 1955-1970.
Contrairement à d’autres pôles de l’émigration espagnole en France, la Plaine-Saint-Denis n’a donc guère été marquée (en tout cas d’après la vingtaine de témoignages oraux recueillis et un important dépouillement d’archives diverses) par un clivage net entre migrants économiques et migrants politiques.
La vague des années 1920-1930 : une politisation à travers l’immigration
Les migrants espagnols des années 1920-1930 étaient très majoritairement des « économiques purs » (cependant, certains ont pu être en contact avec les puissantes fédérations de la Confédération nationale du travail – CNT – en milieu agricole), journaliers agricoles surexploités d’Estrémadure ou de Vieille-Castille ayant fui la misère. Beaucoup envisageaient de repartir au pays après avoir accumulé un petit pécule leur permettant d’acheter du terrain ou quelques chèvres ou moutons – ce que firent d’ailleurs nombre d’entre eux à partir de 1931-1932.
Les naturalisations furent rares : entre 1928 et 1940, à Saint-Denis, pour une communauté de 3 500 personnes en 1931 et de 2 700 personnes en 1936, on compte 66 naturalisations de chefs de famille, concernant au total 170 personnes, soit moins de 3 % de la colonie.
Dans l’immigration, les migrants économiques se sont cependant politisés, et ce à deux niveaux :
– soit en participant aux fréquentes activités en espagnol (meetings, matinées théâtrales, concerts) proposées par la CNT espagnole de Paris à la salle des Fêtes de la Plaine Saint-Denis, 120 avenue Wilson, qui réunissaient une assistance de 400 à 500 personnes à chaque fois. Il est difficile bien sûr de faire la part entre ceux que le discours politique motivait réellement et ceux pour lesquels c’était avant tout le moyen de se retrouver entre compatriotes dans une ambiance festive ;
– soit au contact avec la société d’accueil, très marquée par le poids du PCF et de la CGTU, notamment pour ceux, très nombreux, employés comme manœuvres dans les grandes usines métallurgiques de Saint-Denis. Cependant cette sensibilisation ne se traduira guère par une syndicalisation au sein du groupe de langue espagnole de la CGTU.
Il semble, en fait, au vu des arrestations opérées par la Gestapo dans le quartier espagnol lors de la rafle du 18 septembre 1941, que ce sont surtout les jeunes gens, arrivés petits ou nés à la Plaine au début des années 1920, qui se sont engagés dans les Jeunesses communistes à partir de 1935 et surtout de 1936 dans la chaleur des luttes du Front populaire ; ainsi le leader de la grève dans l’administration de la raffinerie Antar d’Aubervilliers était un jeune Espagnol de 15 ans, né à Saint-Ouen en 1921.
Cette politisation s’est traduite par différents choix à partir de 1931 :
– en 1931, la concomitance de la crise économique en France (mise au chômage rapide et massive de nombreux Espagnols) et de l’avènement de la Seconde République en Espagne ont conduit de très nombreuses familles à opter pour le retour, espérant que l’Espagne républicaine leur serait plus douce que celle de la dictature de Primo de Rivera qu’ils avaient quittée. Les anarchistes, notamment, ont encouragé leurs sympathisants à rentrer en Espagne pour faire évoluer la République « bourgeoise » vers une révolution libertaire ;
– à l’été 1936, quelques pères de famille, migrants « économiques », ont rejoint leurs bataillons pour aller se battre contre la sédition « nationaliste » ; une quarantaine de jeunes gens de 20 à 30 ans, n’ayant pas encore fait leur service militaire en Espagne, partirent également.
Beaucoup de ceux qui sont restés ont participé activement à une intense solidarité avec les familles des hommes partis se battre et avec l’Espagne républicaine : meetings, collectes de matériel, quêtes sur la voie publique, projections de films, participation aux manifestations parisiennes, etc.
On retrouve dans cette solidarité avec l’Espagne républicaine une nette séparation entre les réseaux communistes et anarchistes.
– Par ailleurs, pendant la guerre civile, un troisième pôle politisé apparut, celui des Phalangistes, ayant pris le contrôle du Hogar español, société de secours mutuel dépendant de la paroisse espagnole de la Plaine, le Real Patronato Santa Teresa de Jesús. Ils furent néanmoins très minoritaires par rapport aux deux autres.
Le clivage entre pro et anti-républicains se manifesta notamment par une nette désaffection du Patronato entre 1936 et 1939 (baisse importante du nombre de mariages et surtout de baptêmes – 8 en 1937 contre 33 en 1936 et 62 en 1935). Jusque-là, il avait réussi à fédérer une partie non négligeable de la communauté mais sa prise de positions en faveur des nationalistes lui valut des désaffections et des inimitiés tenaces. Une des membres de la deuxième génération de l’entre-deux-guerres nous a ainsi confié : « Mon père avait juré de ne jamais remettre les pieds au Patronato. Même pendant l’Occupation, alors que nous manquions de tout, il refusait d’aller chercher les oranges distribuées par Franco. Nous n’y sommes jamais retournées depuis ».
L’arrivée des “ politiques ” : un accueil chaleureux.
À partir de 1939 pour ceux qui vivaient à la Plaine avant de partir se battre dans le camp républicain et pour ceux que leur famille en banlieue nord avait réussi à faire sortir clandestinement des camps de concentration français, contournant l’interdiction de résidence dans le département de la Seine, et vers 1950, les vaincus de la guerre civile arrivent en Seine-Saint-Denis.
– Beaucoup de ceux qui y arrivent pour la première fois viennent y retrouver des membres de leur famille installés là depuis les années 1920 et 1930 : frères, sœurs, oncles, tantes, cousins, etc. Ils sont donc accueillis comme des « parents » avant de l’être comme des exilés politiques.
Entrée du bidonville du Cornillon, 1963.© Fonds Pierre Douzenel |
– Beaucoup aussi sont d’anciens du quartier, des familles parties pendant la crise des années 1930 après l’avènement de la République espagnole et qui, par leur engagement militant, voire militaire, aux côtés de ladite République ont dû fuir l’Espagne, soit pendant l’exode de 1939, soit plus tard, après un passage par des prisons ou des camps en Espagne. Ils obtiennent généralement le statut de réfugié, mais tous n’effectuent pas les démarches pour le demander car leurs attaches à la Plaine leur permettent de trouver très rapidement du travail. Eux aussi sont accueillis soit par des membres de leur famille restés sur place, soit par d’anciens voisins et amis.
– Arrivent aussi des exilés républicains n’ayant eu aucun lien préalable avec la Plaine Saint-Denis mais qui, au hasard de leurs pérégrinations (camps en France puis en Allemagne, rapatriements en 1945), ont rencontré tel ou tel qui y avait des attaches à la Plaine et qui, faute de pouvoir retourner en Espagne, l’y ont accompagné. C’est ainsi que de nombreux Catalans et originaires du Levant, extrêmement peu représentés à la Plaine avant-guerre, vont s’y retrouver après 1945.
– D’autres arrivent enfin des quatre coins de France, uniquement parce qu’ils savent qu’en région parisienne les possibilités de travail sont importantes et ils s’installent à Aubervilliers, Saint-Denis ou Saint-Ouen, d’une part parce ce sont des municipalités communistes promptes à organiser la solidarité avec le peuple espagnol, de l’autre parce qu’ils ont entendu parler de l’importante communauté espagnole déjà présente.
Étant donné l’importante mobilisation du quartier lors de la guerre civile pour soutenir le camp républicain, l’accueil des « politiques », qu’ils soient ou non membres d’une famille déjà installée, est chaleureux : on se serre à deux ou trois familles dans les petites baraques, le temps que les nouveaux arrivants trouvent un logement ; on leur trouve du travail dans une entreprise ou sur un chantier où il y a déjà des Espagnols, afin de faciliter les contacts avec les entrepreneurs.
Entre 1945 et 1955, il y eut de nombreux mariages entre des jeunes filles d’origine espagnole issues de l’immigration « économique » nées en Espagne ou à la Plaine dans les années 1920-1930 et des exilés républicains, souvent originaires de Catalogne ou du Levant, auréolés de leur prestige de combattant et de héros – celui-ci étant encore décuplé en ce qui concerne les rescapés de Mauthausen. Les rencontres entre ces jeunes couples se firent soit dans les îlots espagnols soit au local de la Juventud Socialista Unificada (JSU) à Aubervilliers, soit lors des nombreuses activités de solidarité avec le peuple espagnol (meetings mais aussi fêtes et bals) organisées par le PCE, à Paris, rue de la Grange-aux-Belles, au local de la CGT-Métallurgie rue Jean-Pierre Timbaud ou à la Mutualité ; à la salle Suchet par les anarchistes.
Dans ces trois cités industrielles dirigées par des municipalités communistes depuis 1944, l’accueil des autorités locales et de la population ouvrière française fut chaleureux et le fait d’être un « rouge » espagnol était bien davantage un signe de gloire qu’une marque d’infamie, d’autant plus que, durant l’Occupation, de nombreux exilés républicains, mais également des enfants de migrants économiques des années 1920 et 1930, ont participé aux combats de la Résistance en région parisienne, notamment au sein des FTP-MOI, comme Benito Sacristan, jeune communiste de la Plaine ayant échappé à la rafle de septembre 1941, arrêté en juin 1942 et fusillé au Mont-Valérien en août suivant.
Entre juillet 1945 et octobre 1946, la une de la Voix Républicaine, hebdomadaire du Parti communiste dyonisien publia quatre hommages à des jeunes de la Plaine issus de l’immigration espagnole fusillés ou morts en déportation.
La reconnaissance du quartier de la « petite Espagne » et de la participation des Espagnols à la Résistance a été marquée dans le paysage urbain de Saint-Denis par la décision du conseil municipal de rebaptiser la rue de la Justice (cœur historique du quartier espagnol depuis 1920, où était installé le Real Patronato depuis 1923) rue Cristino García en mars 1946. Cela a donné lieu à deux cérémonies durant lesquelles les orateurs ont insisté sur la nécessité d’en finir avec le régime franquiste :
– le changement de nom de la rue, le 12 avril 1946, en présence de 4 000 personnes ;
– l’inauguration d’une plaque au nom de Cristino García, le 4 août 1946, en présence de la Pasionaria elle-même.
Par ailleurs, en mai 1950, à la Plaine, huit plaques commémoratives furent apposées sur les domiciles où avaient vécus les résistants espagnols martyrs, tel Benito Sacristan au 13 impasse du Chef-de-la-Ville. Jusqu’au début des années 1970, tous les ans, début août, une cérémonie de commémoration était organisée en son honneur par la municipalité devant la plaque, moment fort de recueillement pour une grande partie de la communauté. Par ailleurs, une des cellules du PCF de la Plaine prit son nom.
Le soutien sans faille des municipalités de Saint-Denis, Saint-Ouen et Aubervilliers aux réfugiés politiques espagnols ne se démentit pas pendant toute la période d’interdiction du PCE en France – qui dura officiellement de septembre 1950 à mai 1981, même si le ministère de l’Intérieur ferma les yeux sur ses activités à partir de la fin des années 1960 –, avec notamment l’embauche comme personnel communal de plusieurs réfugiés politiques communistes et l’aide aux dirigeants clandestins du PCE. C’est par exemple dans un château de la région de Gien appartenant à la municipalité d’Aubervilliers que se tint une réunion importante du Comité central du PCE clandestin en France, en juin 1964.
En novembre 1962, dès l’annonce de l’arrestation de Julián Grimau à Madrid, le maire de Saint-Denis envoya un télégramme de protestation en Espagne et des signatures de pétitions furent organisées dans plusieurs usines de la ville. Dès l’annonce de l’exécution de Grimau en avril 1963, le conseil municipal de Saint-Denis décida de donner son nom à une rue, se référant d’ailleurs explicitement au précédent de la rue Cristino García.
Le fait de militer au sein des organisations communistes françaises permit à certains enfants de réfugiés de connaître une ascension sociale à travers leur engagement politique. Le parcours le plus exemplaire à cet égard en banlieue nord est celui de François Asensi, député communiste de la Seine-Saint-Denis depuis 1981 et maire de Tremblay-en-France depuis 1991. Son père, Paco Asensi, fils de migrants « économiques » installés à la Plaine, côté Aubervilliers, au début des années 1930, s’engagea au sein des Brigades Internationales en 1937.
Typologie des migrants dits « économiques » des années 1955-1970.
Ici, nous sommes à la croisée des deux phénomènes précédents, l’immigration « économique » et l’immigration « politique ». Quand on quitte l’Espagne de Franco entre 1955 et 1965, le fait-on uniquement pour des raisons économiques ? D’autres facteurs n’interviennent-ils pas : ras-le-bol de la sclérose de la vie sociale, du contrôle tatillon de l’Église et de la Phalange (surtout dans les petits villages) sur la vie quotidienne, etc. Certains, taxés rapidement de migrants strictement économiques, n’étaient-ils pas, en fait des « politiques » qui n’ont pas effectué de démarches pour obtenir le statut de réfugié car, en ces années de croissance économique importante, celui-ci n’était pas nécessaire à l’obtention d’un emploi et d’un titre de séjour ?
À travers la dizaine d’entretiens réalisés à ce jour avec des migrants des années 1955-1970, j’ai retrouvé différents types de motivation :
– Ceux qui sont partis parce qu’ils avaient des attaches familiales datant de l’avant-guerre en Seine-Saint-Denis, voire qui y étaient nés eux-mêmes avant un retour familial dans les années 1930 – d’après plusieurs témoignages, ce furent d’ailleurs les premiers à repartir dès que le gouvernement Franco permit l’émigration. Par des échanges de correspondance avec des parents restés à la Plaine depuis l’entre-deux-guerres, ils connaissaient les possibilités de travail et d’amélioration de leur condition sociale s’ils décidaient de partir pour la France. Les membres des réseaux migratoires traditionnels de la province de Cáceres reprirent alors la route de la Plaine. Ils ont été bien accueillis par les colonies installées de plus longue date en banlieue nord, même quand leurs motivations de départ étaient strictement d’ordre économique.
– Ceux qui ont quitté l’Espagne, non seulement parce que leur situation économique était difficile (exemple de réflexion qui revient en forme de leitmotiv à travers tous les entretiens : « On avait beau travailler très dur, on ne gagnait pas assez pour faire vivre notre famille décemment. ») mais aussi parce que l’appartenance de leur famille au camp des « rouges » pendant la guerre civile leur bloquait toute possibilité d’ascension sociale. En effet, pour trouver un emploi dans les secteurs industriel ou tertiaire, il fallait produire des « lettres de recommandation » émanant du maire de sa commune d’origine, du responsable local de la Phalange et/ou du curé. L’émigration était donc la seule voie de salut pour permettre une amélioration des conditions de vie des membres des familles ostracisées pour leur soutien à la République pendant le conflit. Certains hommes sont d’ailleurs partis clandestinement pour la banlieue nord dès la fin des années 1940, réussissant à faire venir leurs familles ensuite.
Comme les exilés politiques arrivés entre 1939 et 1950, ces migrants « économiques » ont tout de suite été bien intégrés par la communauté espagnole déjà présente. Par ailleurs, pour les raisons évoquées plus haut, l’accueil des municipalités et des services sociaux était plutôt positif ; contrairement à d’autres régions d’immigration espagnole, se prévaloir d’une famille républicaine était un « plus » pour bénéficier d’aides municipales.
D’après une note de la 9e section des Renseignements généraux datant de 1964, le PCE interdit mais reconstruit dans la clandestinité et les organisations apparentées auraient retrouvé un nouveau souffle à cette époque grâce aux nombreuses adhésions de ces nouveaux arrivants ; les RG évoquent le « ralliement de plusieurs éléments jeunes et dépolitisés ».
Dans les années 1970, on les retrouva d’ailleurs nombre de ces migrants « économiques » aux côtés des « politiques purs » lors des fêtes et des meetings auxquels participèrent la Pasionaria ou Santiago Carrillo en banlieue parisienne. Ils firent également les beaux jours de l’important stand de Mundo Obrero tenu par le PCE à la Fête de l’Humanité.
– Enfin, il y a eu bien sûr aussi des « économiques purs » qui, lors des entretiens, ne font jamais référence à la moindre question politique à leur départ et qui, souvent, se sont installés dans des quartiers distincts (bidonville de La Campa à la limite entre Saint-Denis et La Courneuve, par exemple) des îlots de l’« ancienne » colonie. Ils ont souvent eu très peu de contacts, voire aucun, avec l’immigration politique et n’ayant pas connu le rôle joué par le Patronato espagnol durant la guerre civile, ou n’ayant pas voulu en tenir compte, en furent d’ardents membres (participation à la messe et au catéchisme, baptêmes, mariages, activités sportives, colonies de vacances pour les enfants, cours de castillan, sorties récréatives, etc.).
Cependant, comme dans les années 1920-1930, on note que certains de ces migrants économiques des années 1955-1970 se sont politisés au contact de la vie syndicale et politique française, choisissant cette fois-ci plutôt la CFDT ou les organisations ouvrières chrétiennes telle l’Action catholique ouvrière (ACO). En effet, le pôle anarchisant n’avait plus guère de poids au sein des colonies espagnoles et le Parti communiste était trop radical à leurs yeux, surtout si on prend en compte les années de propagande franquiste à laquelle ils avaient été soumis en Espagne.
Premières conclusions
Le fait que, de 1910 à 1970-1980 (fermeture des usines de la Plaine et nombreux départs vers des villes plus pavillonnaires, notamment des jeunes couples), les Espagnols de la Plaine aient vécu dans un lieu très clairement délimité dans l’espace et fortement homogène explique la fusion relativement harmonieuse qui s’est réalisée entre les trois principales vagues migratoires du XXe siècle. Ici, bien souvent, le réfugié politique arrivé en 1939 était le cousin, voire le frère, d’une famille castillane ou estrémègne présente depuis les années 1920. Il accueillit à son tour des cousins victimes de l’extrême dénuement des campagnes d’Estrémadure et de Vieille-Castille vers 1960.
La rencontre au quotidien des différents types de migrants était obligée vu qu’ils partageaient les mêmes lieux de travail (grandes usines métallurgiques et chimiques de la Plaine, chantiers du bâtiment après 1945) et surtout les mêmes espaces d’habitation – au demeurant les conditions de logement étaient tellement précaires et la promiscuité telle (baraques en auto-construction faites de bric et de broc au fil des arrivées autour de “ courras ” ) que la vie, comme en Espagne à cette époque, se passait en grande partie dans la rue : sur des chaises devant les baraques pour les femmes à discuter, à tricoter et à coudre ; au café pour les hommes, à jouer au tute et à la subasta, aux dominos, au rami ou à la belote ; dans les nombreux terrains vagues à courir et à jouer pour les enfants.
Des moments forts réunissaient le quartier : la soirée de Noël et le jour des Rois (fêtés y compris par les exilés républicains) et surtout la nuit du 31 décembre où l’on mangeait les raisins en écoutant le carillon de la Puerta del Sol à la radio ; les festivités du 14 juillet aussi.
Les plus militants se retrouvaient lors de soirées organisées salle Suchet avec Léo Ferré par les anarchistes ou à la Mutualité avec Yves Montand pour les communistes. La fête de l’Humanité, chaque début septembre, était un passage obligé, comme d’ailleurs pour une grande partie de la population ouvrière de la « banlieue rouge » d’alors. Alors que le PCE disposait de plusieurs cellules actives à Saint-Denis et à Aubervilliers, les membres de la CNT, eux (nettement minoritaires dans les années 1960 dans le quartier), se réunissaient à Paris. À partir de la fin des années 1960, l’espoir de rentrer en Espagne s’amenuisant et l’intégration augmentant, plusieurs membres du PCE intégrèrent des cellules d’entreprises ou de quartier du PCF.
Le caractère fortement « espagnol » du quartier semble avoir toujours primé sur les raisons initiales du départ, politiques ou économiques, et comme dans les années 1945-1950, des exilés républicains s’étaient mariés avec des filles d’« économiques » de l’entre-deux-guerres, dans les années 1960-1970, des jeunes issus de la nouvelle émigration « économique » ont épousé des enfants de réfugiés politiques républicains, la seule mais, ô combien importante différence, étant que les parents des uns pouvaient retourner en Espagne quand bon leur semblait et ceux des autres non.
L’absence d’eau courante dans les voies de la « Petite Espagne » a duré de la Première Guerre mondiale aux années 50. Point d’eau à l’angle de la rue Cristino Garcia et de l’impasse du Chef-de-la-ville. |
La communauté espagnole en Seine-St-Denis (1900-1975).
En vue de l’obtention d’un doctorat d’Etat d’histoire, dans le cadre du Centre d’histoire de l’Europe au XXe siècle (CHEVS – Fondation des Sciences politiques), je travaille depuis deux ans, sous la direction de M. Pierre Milza, sur la formation d’une importante communauté espagnole dans les communes d’Aubervilliers, de St Denis et de St Ouen. J’ai essentiellement travaillé à partir des recensements de populations de 1896 à 1936, des archives policières, religieuses et municipales, ainsi que d’une vingtaine d’interviews d’immigrés espagnols de la première (la plus âgée, arrivée en 1920 à St Ouen, est centenaire) et de la deuxième génération, dont certains, nés à la Plaine, sont repartis vivre en Espagne dans les années 30. J’ai également entamé un travail de recherche sur les causes du départ en Estrémadure, première région d’origine. Voici un résumé rapide de l’état de ma recherche.
Dès le milieu du XIXe siècle, l’industrialisation du Nord du département de la Seine entraîna d’importantes migrations intérieures. Les verreries et les grandes usines métallurgiques ou chimiques de la Plaine-St-Denis avaient besoin d’une main-d’œuvre peu qualifiée mais dure à la tâche. Entre 1901 et 1911, le recrutement dépassa les frontières, avec l’arrivée des premiers Espagnols, employés majoritairement par la verrerie Legras et les Tréfileries du Havre à La Plaine. Outre quelques rares familles, il s’agit souvent de très jeunes hommes, parfois âgés de moins de 13 ans, engagés puis logés par des « négriers » eux-mêmes d’origine espagnole. Les archives de la préfecture de police de la Seine m’ont appris que ces pratiques avaient été dénoncées en 1913 par la mairie socialiste de St Denis et une campagne du journal l’Emancipation.
Mais le véritable essor de la communauté débute avec la guerre de 1914-1918, quand de nombreuses usines de la zone adaptent leur production à la Défense et envoient des recruteurs sillonner les campagnes les plus pauvres d’Espagne à la recherche d’une main-d’œuvre essentiellement masculine. D’après plusieurs témoignages, à la fin du conflit, ces hommes sont pour la plupart rentrés au pays, qui pour se marier, qui pour faire son service militaire. Mais, confrontés à la grave crise agricole espagnole, beaucoup revinrent au fil des années 20, cette fois-ci avec femmes et enfants — ce qui distingue cette immigration de celle des Algériens de l’époque, uniquement masculine et logée dans des hôtels ou des foyers.
Les recensements de 1921, 1926, 1931 et 1936 montrent la naissance d’un véritable quartier espagnol — dit Barrio Chino en référence au quartier populaire de Barcelone — à La Plaine-St-Denis. Certains immeubles de l’avenue Wilson et surtout les baraques des nombreux passages situés entre la rue du Landy et la rue de la Justice étaient habités à plus de 90 % par des familles espagnoles ; c’est également en 1926, qu’apparaît le quartier d’autoconstruction des Francs-Moisins, là encore quasiment entièrement loti par des Espagnols. En 1931, Aubervilliers, St Denis, St Ouen comptent une communauté espagnole de 8 500 membres, originaires en majorité de Vieille Castille et d’Estrémadure, terres de latifundios et de journaliers. Passant du prolétariat agricole au prolétariat urbain, les hommes sont manœuvres dans les usines métallurgiques et chimiques de la Plaine.
Pour aider et encadrer la communauté transplantée dans ce bastion « rouge », l’ambassade d’Espagne fit édifier en 1923 une église espagnole rue de la Justice, administrée par des pères clarétains. Au fil du temps, s’y adjoignirent une société d’entraide espagnole, un patronage, un club de football, un dispensaire, etc. Ce cœur religieux de la communauté fonctionna jusqu’en 1975 et ses archives constituent des sources précieuses, que je n’ai pas encore achevé d’exploiter.
A l’image de ce qui se passait en Espagne à l’époque, avant-guerre la tendance idéologique dominante au sein de la communauté semble avoir été l’anarchisme. Les archives de la préfecture de police signalent l’organisation régulière par la Confédération nationale des travailleurs (CNT) espagnole de meetings et de matinées théâtrales dans la Salle des fêtes de la La Plaine, av. Wilson, réunissant entre 300 et 400 Espagnols.
La baisse du nombre des foyers espagnols dans les recensements de 1936, l’étude des cartes de chômeurs délivrés par la mairie de St-Denis et de nombreux témoignages illustrent à quel point la communauté espagnole a été frappée par la crise des années 30 et l’application de quotas de travailleurs étrangers dans l’industrie. Faute de carte de travail et donc de séjour, beaucoup furent expulsés ; d’autres décidèrent d’eux-mêmes de partir car la crise coïncida avec la proclamation de la République en Espagne en 1931.
L’impasse Boise |
L’année 36 fut aussi celle du déclenchement de la guerre d’Espagne : de nombreux Espagnols partirent rejoindre leurs unités militaires alors que beaucoup d’ouvriers français de la Plaine s’engageaient dans les Brigades internationales. D’après les rapports de police et des témoignages, le quartier espagnol s’est divisé alors en trois : sympathisants républicains soit communistes, soit anarchistes, chaque tendance ayant ses réseaux de solidarité ; défenseurs des putschistes, proches de l’Eglise espagnole de la rue de la Justice ; et… indifférents.
Après la victoire franquiste de 1939, nombre d’exilés républicains enfuis des camps du Roussillon réussirent à rejoindre la Plaine où parents et amis les accueillirent ; certains furent d’ailleurs l’objet de rafles de la Gestapo durant l’Occupation. D’autres arrivèrent dans l’immédiat après-guerre, parfois après un cruel détour par le camp de Mauthausen. A cette date, l’idéologie communiste, sans doute en lien avec le rôle du PCE pendant la guerre civile et la couleur politique des municipalités, semble avoir nettement mordu dans le quartier sur la sensibilité anarchiste.
Ensuite, la Plaine et ses industries furent le témoin d’une autre vague importante d’immigration espagnole, entre 1956 et 1965-1966, période des immenses bidonvilles des Francs-Moisins et de la Campa. Les témoignages oraux dont je dispose sur cette période me laissent d’ores et déjà penser que ces immigrés dits « économiques » sont issus des mêmes réseaux familiaux et régionaux que ceux des années 20.
La « Petite Espagne » de la Plaine dans l’entre-deux-guerres.
Si l’immigration espagnole à la Plaine a débuté avant la première guerre mondiale (1), c’est durant celle-ci qu’elle prit son essor, dans le cadre de l’appel à la main-d’œuvre étrangère pour travailler dans les nombreuses industries de guerre de Saint-Denis. Des recruteurs furent envoyés dans les plus pauvres des campagnes de Castille et d’Estrémadure afin de pourvoir au manque de bras. Pendant le conflit, les migrants étaient le plus souvent des hommes jeunes venus seuls ; la grande majorité d’entre eux rentra en Espagne à la fin 1918. Mais, une fois de retour au pays, la misère rurale était telle que beaucoup reprirent rapidement le chemin de la Plaine, accompagnés cette fois-ci de leurs femmes et de leurs enfants. Ensuite, par un processus classique dans les phénomènes d’émigration, la communauté s’amplifia, alimentée par l’arrivée des frères, sœurs, cousins et amis des premiers migrants. C’est ainsi qu’en 1921 on recensait 1 430 Espagnols à Saint-Denis (dont 86,5 % vivant à la Plaine et dans le quartier Pleyel), 2 635 en 1926 (dont 83 % à la Plaine et à Pleyel) et 3 425 en 1931 (dont 81,5 % à la Plaine et à Pleyel), date de l’apogée de la communauté avant guerre.
Le regroupement communautaire, déjà amorcé en 1911, alla en s’accentuant : outre quelques numéros de l’avenue du président Wilson, les Espagnols s’installèrent majoritairement dans le quartier dit des passages, entre la rue de la Justice et la rue du Landy, au cœur de l’espace de plus industriel. Plusieurs centaines d’entre eux élurent domicile dans les petites baraques du passage Dupont, de l’impasse et du passage Boise, dans des conditions de promiscuité difficilement imaginables aujourd’hui. Dans ce quartier, les commerçants français ou italiens durent se mettre à l’heure espagnole, apprenant des rudiments de la langue pour pouvoir communiquer avec leurs clients et s’approvisionnant en produits typiques, pois chiches notamment.
Des baraques furent également édifiées le long du chemin du Tir, au Cornillon et dans le tout nouveau quartier Pleyel, à l’ouest de la Plaine. Puis, à partir de 1924-1925, apparut le quartier du Franc-Moisin, baptisé le « quartier chinois » en référence au très populaire Barrio Chino de Barcelone ; il s’agrandit au fil des ans, au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux migrants qui y construisaient leurs propres baraques (en 1931, le Franc-Moisin comptait 127 foyers espagnols, regroupant 567 personnes).
Conscient de l’importance de cette communauté, et sans doute afin d’éviter qu’elle ne tombe sous l’emprise du Parti communiste alors triomphant à Saint-Denis « la Rouge » (2), dès le début des années 20, le consulat d’Espagne encouragea la construction au cœur du quartier espagnol du Patronato Sainte-Thérèse de Jésus, 10 rue de la Justice, vaste ensemble composé d’une Eglise, d’une salle des fêtes, d’un presbytère, de salles de réunion et d’un terrain de jeux. Inauguré à l’automne 1923 et animé par des pères clarétains, le Patronato était une paroisse espagnole correspondant au nord du département de la Seine ; outre la messe dominicale, de nombreux baptêmes (181 en 1926 par exemple), mariages et communions y furent célébrés durant l’entre-deux-guerres. Le jeudi, outre le catéchisme et les cours d’espagnol, le Patronato proposait des activités classiques de patronage : couture pour les filles, football et pelote basque pour les garçons, etc. A partir de 1926, ses locaux abritèrent une société de secours mutuels, le Hogar espagnol, qui, contre une cotisation mensuelle de quelques francs, offrait à ses adhérents des subsides en cas de maladie et de décès.
Issus pour les trois quarts d’entre eux de la province de Cáceres en Estrémadure (35 % de la communauté en 1931), de Vieille Castille (22 % en 1931) et des provinces de Zamora et Salamanque dans le León (19 % en 1931), les émigrants espagnols étaient généralement d’anciens journaliers agricoles sans terre ou de très petits propriétaires qui ne parvenaient plus à assurer la subsistance de leurs familles dans des campagnes où les grands propriétaires terriens exerçaient un pouvoir sans partage. Non qualifiés, les hommes devinrent à 60 % manœuvres dans les « bagnes » métallurgiques et chimiques de la Plaine, notamment aux Tréfileries et Laminoirs du Havre (ancienne entreprise Mouton), chez Hotchkiss, Kulhmann, etc. Les femmes, quant à elles, étaient essentiellement ménagères, devant se consacrer à leurs familles souvent nombreuses ; certaines travaillaient cependant dans des boyauderies ou des entreprises de récupération de chiffons, telle Soulier.
Malgré les conditions de vie difficile, la pauvreté, la promiscuité, la génération des enfants arrivés très jeunes ou nés à Saint-Denis dans les années 20 et 30 conserve de bons souvenirs de cette époque, de l’intense solidarité qui régnait dans le quartier et de leur passage à l’école publique. Les plus nostalgiques sont ceux dont les parents décidèrent de rentrer en Espagne durant la crise économique des années 30, qui frappa en premier lieu les immigrés – début 1936, on ne comptait plus que 2 872 Espagnols à Saint-Denis. Revenus vivre dans des zones rurales très peu développées, envoyés travailler aux champs sans possibilité de poursuivre leurs études, bientôt déchirés par le drame de la Guerre civile espagnole, certains choisirent de repartir vivre à la Plaine dès la fin des années 40, souvent définitivement cette fois.
Natacha LILLO
Maîtresse de conférence à l’université Paris VII.
1) Voir La Plaine Mémoire vivante n°4.
2) Cet objectif échoua en partie puisque dans les années 30 de nombreux membres de la communauté, surtout des jeunes, adhérèrent aux Jeunesses ou au Parti communistes, futur noyau de la solidarité avec l’Espagne républicaine puis de la Résistance à la Plaine. Par ailleurs, la présence anarchiste, traditionnelle dans le mouvement ouvrier espagnol, resta forte durant tout l’entre-deux-guerre dans la communauté.
Du « puente Sesenta » a « Piedrafrita »,
territoires espagnols en banlieue nord au XXe siècle.
Ma thèse sur l’immigration espagnole à Saint-Denis et dans sa région visait à rendre compte d’un processus migratoire sur le long terme en retraçant l’arrivée, l’installation et l’éventuelle sédentarisation des trois principales vagues migratoires du XXe siècle, ainsi que leurs inter-relations : migrants « économiques » du début du siècle et de l’entre-deux-guerres ; exilés politiques arrivés après la défaite républicaine de 1939 ; nouveaux migrants « économiques » des années 1955-1970.
J’ai choisi d’étudier cette partie de la banlieue (nord du département de la Seine jusqu’en 1964) car la présence espagnole y était très importante et visible du fait de leur regroupement dans un certain nombre d’îlots bien déterminés. Après une présentation générale, ce travail portera avant tout sur la « petite Espagne » de la Plaine Saint-Denis, berceau historique de l’implantation espagnole en banlieue nord et lieu de concentration le plus important. Outre la présence de petits commerces « ethniques », qui se retrouvait dans d’autres îlots, tels le « quartier nègre » de Drancy ou le « barrio chino » du Blanc-Mesnil, y existait depuis 1923, le Patronato Santa Teresa de Jesús, paroisse espagnole implantée rue de la Justice par l’église de la monarchie, lieu de réunion important pour tous les migrants de la banlieue nord à l’heure de se marier ou de faire baptiser leurs enfants.
Trois vagues migratoires successives
Dès 1905-1907, on trouve les premiers migrants espagnols à la Plaine Saint-Denis et à Aubervilliers, mais il s’agissait alors majoritairement de très jeunes hommes, y compris d’enfants de 8 à 12 ans, confiés par leurs parents à des padrones ou « négriers » qui les plaçaient dans les grandes verreries de Saint-Denis et de Pantin où ils travaillaient dans des conditions d’exploitation maximale. À cette date, la petite colonie espagnole ne comptait pratiquement que des hommes.
En réalité, la migration vers la banlieue nord connut son véritable essor à partir de 1915, les nombreuses industries métallurgiques de la zone (Hotchkiss, Delaunay-Belleville, Tréfilerie Mouton, etc.) nécessitant beaucoup de main-d’œuvre, notamment quand leur production était consacrée à l’effort de guerre. Ici encore, il s’agissait en majorité d’hommes seuls. La grande majorité d’entre eux rentrèrent au pays après la fin du conflit mais, face à la crise agricole qui touchait les campagnes espagnoles, beaucoup revinrent en banlieue nord dès le tout début des années 1920, cette fois-ci généralement accompagnés par leurs épouses et leurs enfants.
Lors du recensement de 1931, date où la présence espagnole fut la plus importante en banlieue nord dans l’entre-deux-guerres, on en comptait près de 12 500 : 4 340 à Aubervilliers ; 3 420 à Saint-Denis ; 1 760 à Drancy ; 1 200 à La Courneuve ; 930 au Blanc-Mesnil ; 760 à Saint-Ouen – la commune « perdit » une partie importante de ses résidents espagnols en 1930, lors de l’annexion des terrains de la « zone » à Paris. À cette date, les Espagnols constituaient la première colonie immigrée de Saint-Denis et d’Aubervilliers devant les Italiens, alors majoritaires à l’échelle du reste de la banlieue parisienne.
Ces migrants appartenaient pour la plupart à des réseaux villageois bien précis, marqués par la domination de la très grande propriété agricole et la pauvreté des journaliers agricoles ou des propriétaires de lopins minuscules. Plus de 30 % étaient originaires de l’est de la province de Cáceres en Estrémadure, entre 20 et 25 % arrivaient du nord de la Vieille Castille et environ 20 % du León. Sans qualifications, ils vinrent travailler comme manœuvres dans les grandes usines métallurgiques et chimiques du nord du département de la Seine.
La grande majorité d’entre eux arriva directement leur campagne d’origine à la Plaine, via Madrid et gare d’Austerlitz. Ils abandonnaient un pays de campagne ouverte avec des latifundios à perte de vue pour un paysage urbain très industriel, marqué par la fumée incessante des hauts-fourneaux, l’odeur des boyauderies, etc. Ne disait-on pas communément dans le nord de Paris certains jours : « Ça sent Aubervilliers », en référence aux nombreuses usines de traitement de déchets animaux de la commune, liées à la présence toute proche des abattoirs de la Villette.
Environ un tiers d’entre eux retourna vivre en Espagne au milieu des années 1930 : suite à la crise économique, ils furent parmi les premiers licenciés (à Saint-Denis, en 1936, 50 % des hommes espagnols étaient au chômage), or l’avènement de la Seconde République en avril 1931 et ses promesses quant à une réforme agraire et à une augmentation générale des salaires en décidèrent beaucoup à rentrer au pays.
À l’occasion de la guerre civile, un certain nombre d’hommes habitant les îlots espagnols de la banlieue nord partirent combattre dans le camp républicain et de nombreuses familles participèrent activement à des réseaux de solidarité. Ceci explique le très bon accueil réservé aux exilés républicains à partir de la retirada de 1939 et surtout dans l’immédiat après-guerre où nombre d’entre eux furent chaleureusement accueillis par leurs compatriotes, qui les aidèrent à trouver un emploi et un logement.
Ces mêmes îlots où « économiques » et « politiques » avaient fusionné dans les années 1945-1950 (notamment à travers des mariages de filles de la deuxième génération avec de jeunes exilés) furent également le lieu d’accueil de la très importante vague de migrants « économiques » des années 1955-1970. Ici encore, leurs prédécesseurs se firent un devoir de les aider à s’installer, conscients de la précarité de leur situation en cette période de grave crise du logement. D’ailleurs bon nombre d’entre eux appartenaient aux réseaux migratoires précédemment évoqués et venaient rejoindre des membres de leur famille installés en banlieue nord depuis l’entre-deux-guerres.
Des « villages espagnols » recréés dans les interstices du tissu industriel.
Par rapport à d’autres migrants bien représentés en région parisienne au début du XXe siècle (Belges et surtout Italiens), la principale caractéristique des Espagnols était leur net regroupement dans des îlots spécifiques où ils représentaient souvent plus de la moitié de la population, voire parfois plus des deux-tiers – on comptait très peu d’individus ou de familles isolés. Le premier et le plus important d’entre eux numériquement était la « petite Espagne » de la Plaine Saint-Denis, territoire situé à cheval sur les communes de Saint-Denis et d’Aubervilliers, dans un quadrilatère déterminé par l’avenue du Président-Wilson et le canal de Saint-Denis d’ouest en est, et les rues de la Justice et du Landy, du nord au sud.
Cet espace fut progressivement loti par les migrants eux-mêmes au pied des usines qui les employaient (tréfilerie Mouton, usine d’engrais Saint-Gobain, verrerie Legras, etc.), dans les interstices du tissu industriel, sur des terrains appartenant à des maraîchers, et ce sans le moindre permis de construire officiel. Le but des migrants était de vivre au plus près de leur lieu de travail pour économiser sur les moyens de transport.
Plusieurs voies qui n’existaient pas dans le recensement de 1911 sont apparues pendant la Première Guerre mondiale et dans les années suivantes. Souvent, elles se virent attribuer le nom du propriétaire du terrain comme l’impasse du Chef-de-la-Ville ou le passage Dupont. Au départ, la plupart des habitations étaient de petits collectifs de plain-pied construits de bric et de broc avec des matériaux de fortune généralement récupérés sur des chantiers : bois, carton, briques, parpaings de mâchefer, carreaux de plâtre, etc. Au fur et à mesure des arrivées de compatriotes, un et parfois même deux étages furent ajoutés, la plupart du temps de guingois, ce qui n’alla pas sans poser des problèmes de sécurité. Assez rapidement, la totalité des parcelles fut construite, tout le long des impasses qu’à l’arrière, généralement autour de petites cours intérieures rappelant les typiques patios espagnols, ici rebaptisés du nom de courra.
L’ensemble était très précaire. Par ailleurs, la promiscuité était grande car les familles, généralement nombreuses, s’entassaient à sept ou huit personnes dans des logements minuscules dont certaines pièces étaient parfois dépourvues de la moindre aération. Les propriétaires du sol n’ayant procédé à strictement aucun aménagement, les habitants des impasses et des passages ne disposaient pas d’eau et devaient s’approvisionner aux deux bornes-fontaines situées aux coins des rues de la Justice et du Landy. Inutile de dire que les passages ne disposaient pas non plus du gaz et de l’électricité… Quant à l’évacuation des eaux usées, les résidents durent se débrouiller eux-mêmes pour creuser des fosses qui, la plupart du temps, ne correspondaient pas aux normes établies par les mairies de Saint-Denis et d’Aubervilliers. Malgré diverses pétitions lancées à partir des années 1935-1936 , cette totale absence de viabilisation, important facteur d’insalubrité, dura jusqu’au milieu des années 1950… Ces conditions d’hygiène difficiles furent souvent l’occasion de véritables chocs pour les femmes venues rejoindre leurs époux au bout de quelques mois.
- Manuel Garcia, qui naquit à la Plaine en 1920 et retourna vivre en Espagne avec ses parents en 1931, a gardé un souvenir si vivace de son enfance qu’il y a consacré un poème, qui retrace bien l’état des habitations des passages dans l’entre-deux-guerres. En voici le début :
« “ Mon enfance ce sont des souvenirs… ”
d’une cour d’habitation
dans un faubourg maudit
d’une ville splendide.
Et dans l’une de ses ruelles,
appelée “ Impasse Boise ”,
au numéro quatre
“ ma ” cour commune.
Et dans la cour dix trous à rats
tels les cellules d’une prison
en position disjointe,
dont l’entassement aussi irréel
que solidaire défiait
la loi de la gravité.
Et dans l’un de ces trous à rats,
de vingt mètres carrés, pas plus,
le père, la mère et quatre enfants
une demi-douzaine tout juste. » (…)
Et voici comment deux journalistes français évoquèrent l’aspect du quartier quelques années plus tard, sans échapper à certains clichés péjoratifs :
« Parcourez le passage Boise, le passage Dupont ou l’impasse des Gauguières, qui les réunit par derrière. Ce ne sont que masures misérables, édifiées de guingois en carreaux de plâtre, en briques, en planches, et qui branlent, et qui pourrissent. »
Pierre Frédérix, Le Petit Parisien, 15 juillet 1937
« À la Plaine-Saint-Denis, je sais un bourg espagnol, un labyrinthe de ruelles et d’impasses où des haillons multicolores sèchent aux fenêtres des masures. De mois en mois les immigrés nouveaux et la descendance des matrones prolifiques annexent d’autres bicoques, les badigeonnent de couleurs vives, y plaquent aux flancs des murs lézardés quelques balcons de bois, des escaliers extérieurs, des baraquements où bientôt grouillent des poules, des lapins, des marmots. »
Raymond Millet, Le Temps, 10 mai 1938
À Saint-Denis, en 1921, 86 % des Espagnols recensés vivaient à la Plaine dans un réseau d’une dizaine d’impasses et de passages ; en 1936 encore, 76 % des membres de la colonie habitaient le même espace. Au cœur de cet îlot, dans les années 1930, l’impasse et le passage Boise comptaient plus de 90 % de résidents espagnols. Côté Aubervilliers, dans l’entre-deux-guerres, entre 75 et 80 % des Espagnols recensés vivaient dans le lacis des ruelles de la « petite Espagne ».
Assez vite, les migrants créèrent à la Plaine un microcosme appelant leurs villages de départ. Selon tous les témoins rencontrés, pour faire face à la nostalgie du pays et aux difficiles conditions de vie, une très forte solidarité existait entre compatriotes : entraide financière, visites à l’occasion des maladies ou des accouchements, collectes en cas de deuil pour aider la famille de la veuve ou du veuf, etc.
Certains ouvriers ayant réussi à mettre un peu d’argent de côté ouvrirent de petites épiceries vendant des produits typiques : huile d’olive, pois chiches à la base du cocido (pot-au-feu castillan traditionnel), melons, pastèques, morue séchée, chorizo fabriqué artisanalement, etc. Ces épiceries se doublaient souvent de bistrots où les hommes se retrouvaient pour boire, jouer aux cartes et aux dominos, chanter et jouer de la guitare.
La convivialité propre au pays d’origine et le caractère expansif des Espagnols ne tardèrent pas à s’affirmer. Aux beaux jours, comme dans leurs villages, les femmes s’installaient des deux côtés des impasses sur des chaises aux pieds coupés pour bavarder tout en crochetant ou en tricotant. Noël et le Nouvel an, suivant une tradition encore vivante de nos jours, donnaient lieu à de bruyantes explosions de joie collective dans les rues, tous les moyens de faire le plus de bruit possible étant utilisés, comme nous l’ont rapporté plusieurs témoins :
« Pour Noël, les gens faisaient la fête et se promenaient dans le quartier en tapant sur des casseroles. Personne n’était assez riche pour inviter des gens à dîner mais les voisins venaient boire le café en mangeant des figues et des noix. »
« Pendant les nuits de Noël et du Nouvel An, les agapes se terminaient de bon matin, avec dans tout le quartier, la ronde des plus fêtards munis de leurs tambourins et de leurs zambombas qui se faisaient une joie de d’animer le quartier. »
Par ailleurs, l’implantation en juin 1923 par les pères clarétains d’une paroisse espagnole au cœur du quartier renforça encore sa cohésion. Dans un vaste espace de 500 m2, outre une chapelle où se célébraient la messe et les diverses cérémonies religieuses, le Patronato comptait une magnifique salle de spectacle, un dispensaire ainsi que différents locaux dédiés aux cours de catéchisme et de langue espagnole. Les jeudis, alors que des cours de couture étaient proposés aux filles, les garçons pouvaient s’exercer au football, à la pelote basque ou au scoutisme, ce qui marque clairement la différenciation par genre due au machisme inhérent à la société espagnole de l’époque.
A contrario, les militants anarchistes présents au sein de la colonie espagnole de la Plaine ne disposaient pas d’un local, mais organisaient régulièrement des activités de propagande et des matinées culturelles en espagnol dans la salle des fêtes de l’avenue Wilson.
On peut se demander si l’existence de tels microcosmes n’a pas constitué un frein à l’intégration de la colonie espagnole au sein de la société française ? Si cela semble avoir été le cas pour un grand nombre des primo-migrants, dont certains sont décédés dans les années 1980 dans le quartier sans pratiquement parler un mot de français, cela n’a pas eu de conséquence pour les membres de la deuxième génération (arrivés jeunes ou ayant grandi en France) qui ont effectué des mariages mixtes à plus de 75 % et sont devenus français soit par simple déclaration pour ceux étant nés en France, soit par mariage ou naturalisation pour les autres. En outre, la plupart d’entre eux connurent une ascension sociale nette par rapport à leurs parents, passant du statut de manœuvre à celui d’ouvrier qualifié pour les fils, de femme au foyer à celui d’ouvrière et bien souvent d’employée du tertiaire pour les filles.
Les espaces des uns et des autres.
Ces différences d’intégration à la société française s’expliquent sans doute par le fait que parents et enfants n’avaient pas la même perception de l’espace géographique dans lequel ils évoluaient.
– Les pères ne sortaient de « la petite Espagne » au sens strict que pour se rendre sur leur lieu de travail, généralement une usine très proche de leur lieu habitation. Ainsi, en 1926, la tréfilerie Mouton, située avenue Wilson au niveau pont-de-Soissons occupait à elle seule 124 des 835 ouvriers espagnols de Saint-Denis recensés (manœuvres et journaliers) soit 15 %. Bien d’autres travaillaient dans des entreprises de la rue du Landy ou de la Justice…
– Quant aux mères, très majoritairement ménagères, elles ne quittaient guère leur impasse ou leur passage, voire leur « courra » d’habitation, ne se rendant pour la plupart que dans des commerces proches tenus par des compatriotes. Leur sociabilité se limitait bien souvent aux relations avec leurs voisines. Le poids du patriarcat et du machisme était tel que les maris craignaient tout contact avec la société française, refusant qu’elles entrent sur le marché du travail, même une fois leurs enfants élevés. Elles étaient donc étroitement confinées dans le quartier.
– En revanche, assez tôt, ce furent les enfants scolarisés qui assurèrent l’interface avec l’extérieur de la « petite Espagne », tant à travers leur scolarisation, les tâches ménagères et l’accès aux loisirs. On peut citer entre autres les allers-retours quotidiens à l’école (avenue du président-Wilson pour ceux vivant à Saint-Denis), rue Edgar-Quinet pour d’Auberviliers ; les courses chez les commerçants français pour les filles ; le portage de l’eau et le ramassage du charbon le long du canal et de la voie du chemin de fer industriel pour les garçons ; les expéditions en bande dans les cinémas de Saint-Denis et d’Aubervilliers et, plus tard, la participation aux nombreux bals populaires organisés dans ces deux communes ou plus loin.
Les membres de la deuxième génération rencontrés évoquent fréquemment la dichotomie qu’ils ressentaient dès leur plus jeune âge : d’une part la vie protégée au sein de la « petite Espagne », lieu de l’entre soi et de la tradition préservée, espace au sein duquel ils n’étaient pas confrontés à la xénophobie ; de l’autre, l’extérieur, représenté d’abord par l’école puis par le monde du travail, car c’était généralement à eux seuls qu’il revenait de trouver leur premier emploi.
Alors que les parents sortaient très peu des passages, allant rarement dans les centres-ville de Saint-Denis ou d’Aubervilliers, encore moins à Paris, ce sont très tôt les adolescents, forts de leur connaissance du français, qui se chargèrent des diverses démarches administratives familiales tant vis-à-vis des mairies que de la Préfecture de police de Paris, et ce souvent dès l’âge de 12 ou 13 ans.
Le fait que horizon des parents ne dépasse pas la Plaine peut, par exemple, être illustré par l’anecdote suivante : au milieu des années 30, après avoir obtenu son Certificat d’études, une jeune fille de 13 ans dut se mettre à chercher un emploi pour aider sa famille. Ses parents lui avaient interdit d’aller travailler de l’autre côté de la porte de la Chapelle, de peur qu’elle rencontre de « mauvaises fréquentations ». Or, en ces années de crise, après des semaines de vaines recherches, elle finit par trouver un travail dans une cartonnerie de Paris et mentit plusieurs mois à ses parents afin de ne pas les inquiéter…
La vision des Français sur les îlots espagnols.
Très tôt la « petite Espagne de la Plaine » fut victime d’ostracisme et d’une forte ségrégation urbaine. Hormis des immigrés italiens et quelques hôtels meublés hébergeant des Kabyles algériens rue du Landy, ses voies n’abritaient que de très rares Français, souvent déclassés socialement (familles nombreuses, chômeurs, alcooliques, etc.).
Il semble que les Français n’aimaient guère entrer dans le quartier. Ainsi, en 1922, deux jeunes sœurs enceintes venues rejoindre leurs maris arrivèrent à la gare d’Austerlitz où ces derniers ne les attendaient pas suite à un quiproquo. Un compatriote leur trouva alors un cocher qui accepta de les conduire jusqu’à la Plaine mais les déposa avec leurs matelas et leurs bagages au niveau du pont-de-Soissons car il refusa d’entrer dans les passages « trop mal famés » de la « petite Espagne ».
La Française qui semble le plus souvent s’être rendue dans le quartier était une sage-femme de l’avenue du président-Wilson qui, jusqu’au début des années 50 présida aux naissances à domicile des bébés de la colonie. En revanche, on nous a signalé comme réellement « exceptionnel », l’exemple d’une maîtresse d’école qui rendit visite à une famille pour tenter d’en savoir plus absentéisme d’une de ses élèves.
Au moment du lotissement des impasses de la « petite Espagne », la mairie de Saint-Denis reçut de nombreuses plaintes de riverains français, eux-mêmes propriétaire de petits pavillons en auto-construction dans les rues de la Justice et du Landy, se plaignant de la taille des familles, de l’absence d’hygiène, de la promiscuité, de la présence d’animaux de basse-cour et du risque de maladies contagieuses.
Alors que les différents rapports des Renseignements généraux (RG) de l’époque insistaient sur la tranquillité des Espagnols, ce dont atteste l’étude des mains courantes du commissariat de la Plaine dans les années 1930 , on trouve des opinions bien plus péjoratives dans les écrits des contemporains, tant essayistes que journalistes :
Ainsi, en 1929, Louis Chéronnet écrivait-il dans son étude sur les banlieues, Extra Muros :
« Aux balcons extérieurs pendent des torchons crasseux qu’aucun rayon de lumière ne viendra jamais transformer en drapeaux. Des gosses déguenillés grouillent et piaillent dans la boue. Des femmes brunes, desséchées ou trop grasses, parées de foulards multicolores mêlent Dieu et la Vierge à leurs vociférations. Des hommes n’ont l’air d’avoir de l’ardeur que pour se provoquer. Partout, un remugle de moisi graisseux se mêle à des relents d’oignon. Une Andalousie sans soleil, peut-on rêver rien de plus lamentable ? ».
Quant au journaliste Pierre Frédérix, déjà cité plus haut, il stigmatisait les habitants de la « petite Espagne » et insistait sur l’aspect fermé du quartier :
« À peine a-t-on avancé de quelques pas, les portes et les fenêtres s’ouvrent. Des têtes apparaissent : des cheveux noirs et luisants ; des faces bouffies et des faces creuses ; des figures de femmes au teint olivâtre, qui pourraient être belles, et qui sont malsaines. Là-dessous, des corsages aux couleurs criardes ou des loques noires. Des enfants courent. “Nino!” hurle une matrone. “Nino!” Suit un torrent de phrases en espagnol. Est-on en France ? Non, en Espagne. Mais dans un coin d’Espagne empuanti par des odeurs chimiques. Un coin d’Espagne où, si l’on entre, on est suspect. “Ce type, pourquoi vient-il nous déranger ? »
Quant à Raymond Millet du Temps, s’il soulignait également le caractère fermé du quartier, il portait un regard un peu plus chaleureux sur ses habitants :
« Le soir, on écoute les accordéons des bastringues et les mandolines des barbiers. Le jour, on n’entend que les cris des enfants et les mélopées des femmes. Soudain les sirènes annoncent le retour des hommes et, dans un élan d’allégresse gâtée de crainte, les épouses servantes allument les feux, assiègent les échoppes des rôtisseurs, courent, se chamaillent, tandis que l’air s’imprègne d’une odeur d’oignon et de friture. Il ne manque à la gueuserie exotique de ce petit monde fermé que l’absolution du soleil. »
Or la question que ne semble s’être posée ni les riverains ni les observateurs extérieurs est celle de la raison des mauvaises conditions d’habitat de la « petite Espagne ». Or celles-ci furent dès le début liées à véritable imbroglio juridique : les terrains lotis appartenant à des propriétaires privés et les murs à d’autres, il était bien difficile pour les locataires d’obtenir gain de cause en cas de problème (fuites d’eau, lézardes des murs, problème d’évacuation des eaux usées, etc.). Les sols n’appartenant pas aux communes, le quartier ne put bénéficier des dispositions de la loi Sarraut de 1928 sur l’aménagement des lotissements défectueux.
Par ailleurs, si du côté Saint-Denis le maire Doriot (élu du PCF en 1931, exclu du Parti en 1934 et fondateur du Parti populaire français en 1936) mit en place une réelle politique d’aide aux chômeurs de la commune, y compris étrangers, il ne consacra aucun fonds à l’aménagement du logement à la Plaine. Quant à Laval, maire d’Aubervilliers, non seulement il accordait chichement les subsides de chômage aux étrangers, mais plus occupé à sa carrière nationale qu’à la gestion de sa ville, il délaissa tout bonnement cette question.
La progressive évolution de l’après-guerre.
Dès la Libération de la banlieue nord, les municipalités communistes en place semblent avoir enfin pris conscience de l’existence des quartiers à majorité espagnole et ce, notamment suite à la participation de plusieurs Espagnols à la Résistance locale, ce qui entraîna déportations et exécutions. Cette reconnaissance fut par exemple marquée à Saint-Denis en 1946 par les deux cérémonies organisées à l’occasion du changement de nom de la rue de la Justice, rebaptisée Cristino Garcia, en hommage à un communiste espagnol, ancien dirigeant de la Résistance dans le Sud-ouest, fusillé sur les ordres de Franco.
Mais si le choix symbolique d’une rue située au cœur de la « petite Espagne » marqua à l’époque les esprit, notamment à travers la venue de Santiago Carrillo et de la Pasionaria, dans la pratique les habitants durent attendre les années 50 pour voir l’arrivée de l’eau courante et de l’électricité dans les passages, installations qu’ils durent d’ailleurs financer de leur poche…
Dans l’après-guerre, la « petite Espagne » accueillit de nombreux réfugiés politiques, qui souvent prirent la place des membres de la deuxième génération de l’entre-deux-guerres qui, grâce à l’amélioration de leur niveau de vie et/ou suite à des mariages mixtes, quittaient peu à peu à le quartier pour le centre de Saint-Denis ou d’autres communes de la banlieue nord offrant des conditions de confort un peu meilleures.
Puis, à partir des années 1955-70, ce fut la véritable « déferlante » des nouveaux migrants « économiques » qui quittèrent l’Espagne de Franco pour accéder à de meilleures conditions de salaire et de vie. Ici encore, le parc locatif de la « petite Espagne », bien que toujours aussi précaire, fut mis à contribution et le quartier resta fidèle à sa démarche d’entraide entre compatriotes, d’autant plus que beaucoup des nouveaux arrivants appartenaient aux anciens réseaux migratoires du début du siècle.
Mais, à partir du milieu des années 1970, l’important effort de construction de HLM à Saint-Denis et dans les communes avoisinantes ainsi que la construction par certains de leur propre pavillon individuel conduisirent au départ progressif d’un nombre de plus en plus d’Espagnols de la Plaine. Fin 1975, la chapelle Santa Teresa de Jesús cessa ses fonctions et les pères clarétains du Patronato quittèrent un quartier où « résidaient désormais plus de musulmans que de catholiques », selon un de ses derniers desservants. En effet, au fur et à mesure des départs des Espagnols, outre des Portugais, nombre d’Algériens puis d’originaires d’Afrique subsaharienne vinrent s’installer dans un quartier au parc immobilier toujours plus en déshérence.
En 1995, quand l’impasse du Chef de la ville a été rasée pour laisser la place à l’avenue du Stade de France, ses rares habitants espagnols refusèrent leur expropriation dans un premier temps, car ils étaient profondément attachés au quartier, mais furent obligés de partir. Aujourd’hui, la même question se pose en ce qui concerne le passage Léon dont l’ultime résident espagnol (né dans le quartier dans les années 20) a affirmé qu’il préférerait mourir plutôt que de partir…
Vestiges du temps passé.
Le quartier espagnol de la Plaine est devenu un objet de mémoire aujourd’hui, qui fait partie du « tour de ville » proposé par la municipalité de Saint-Denis aux nouveaux Dyonisiens. Si une partie du quartier a d’ores et déjà disparu, les édiles municipaux actuels se sont engagés à tenté de réhabiliter certaines des « courras » les plus viables afin de lui garder son caractère si particulier de petit village espagnol aux limites nord de Paris. Quant à ses anciens habitants, ils ont toujours l’occasion de se retrouver le week-end dans les locaux du Hogar des Espagnols de la Plaine (situé sur l’emplacement de l’ancien Patronato, propriété de l’Etat espagnol, rue Cristino Garcia), une association culturelle qui propose des cours de guitare, de flamenco ainsi que diverses activités festives et qui bientôt devrait abriter un Centre d’accueil de jour pour retraités espagnols de toute la région parisienne. Du côté Aubervilliers, c’est boulevard Félix-Faure, dans une maison appartenant à la région autonome d’Estrémadure, que les originaires de cette zone mais aussi d’autres régions espagnoles se retrouvent régulièrement pour faire revivre les coutumes du pays et organiser de chaleureuses animations.
En savoir plus :
https://www.autrement.com/ouvrage/la-petite-espagne-de-la-plaine-saint-denis-natacha-lillo