L’OR DE MOSCOU
Lundi 27 Mai 2019
Jean Ortiz
Première partie.
L’expression a été usée jusqu’à la couenne pour discréditer les communistes. Inféodés à Moscou, ils n’auraient été, dans l’histoire, que des agents d’une puissance étrangère, diabolisée. Je ne sais pas si on l’a utilisée autant avant la Guerre d’Espagne, où elle a servi d’arme de division et de propagande anticommuniste lors de l’affaire dite de « l’or de la République ».
Le 2 novembre 1936, à trois heures du matin, le convoi de l’or de la République espagnole (73% du total), qui avait pris la mer quelques jours plus tôt (le 25 octobre)[1], de Cartagena, accoste avec moult précautions, à Odessa, sur la côte soviétique de la Mer Noire. Trois bateaux : le « Neva », le « Kim » et le « Volgores ». Un quatrième, « l’Iruso », arrivera trois jours plus tard. C’est la huitième fois depuis leur évacuation de Madrid menacé, que sont déplacées ces 10.000 « cajas », les caisses au précieux chargement. Les cargaisons sont rapidement déchargées ; leur poids total de départ s’élevait à 510 079 529,3grammes.
Des caisses contenant une grande partie des réserves d’or de la Banque nationale d’Espagne, afin de les mettre à l’abri, les protéger au maximum des fascistes, mais pas seulement. Leur contenu est principalement destiné à financer la guerre contre les franquistes, et les énormes besoins immédiats de Républicains, victimes de la cruauté génocidaire des factieux, et d’une agression fasciste étrangère. Le camp fasciste reçoit, lui, des puissances de « l’Axe », une aide massive dès le premier jour, et qui devient régulière et largement supérieure à celle des « rouges ». L’aide va directement à Franco, général de confiance. Les franquistes disposent d’une supériorité militaire totale.
L’opération « transfert de l’or de la République espagnole » se déroule, sous haute protection, en présence de représentants des deux pays, de l’ambassadeur soviétique à Madrid, en contact permanent avec l’Ambassadeur de la République espagnole en URSS, le socialiste Marcelino Pascua. L’or était emballé dans des caisses de format standard, et placé dans des sacs sous scellés[2].
L’essentiel des réserves d’or du gouvernement espagnol (de Front populaire, avec deux ministres communistes), de la Banque d’Espagne accostent en secret, et entourées de mille précautions, au pays des soviets (même si un certain nombre de données avaient fuité) à bord de plusieurs navires. Un quatrième bateau arrive trois jours plus tard à Odessa. L’or sera entreposé à Moscou au Commissariat du peuple pour les Finances.
L’affaire paraît invraisemblable, mais elle permet de mesurer les motivations, les calculs, les engagements, des uns et des autres. Pour ses promoteurs, le socialiste Largo Caballero, président du Conseil, chef du gouvernement et son très impliqué ministre des Finances, le socialiste Juan Negrin, qui portera jusqu’à sa mort l’accusation infondée « d’agent de l’Union soviétique ». Il restera longtemps « défiguré ». Désormais réhabilité par les siens, (le PSOE), Juan Negrin est considéré aujourd’hui par de nombreux historiens comme un chef d’Etat de grande envergure.
Le 21 juillet 1936, le gouvernement républicain modéré (de Giral) avait décidé de « mobiliser » les réserves d’or de la Banque d’Espagne.
Le comptage du contenu des 7 800 caisses convoyées fut long parce que minutieux et transparent . Il dura jusqu’au 24 janvier 1937. On a beaucoup brodé, menti, spéculé, fantasmé, sur cet or de Moscou », l’or de la République espagnole, qui aurait été « volé », « séquestré », par les Soviétiques. Et d’en rajouter des louches… Depuis la fin des années 1960, des historiens sans a priori ont pourtant commencé à démolir ces mythes fondamentaux du franquisme, ces spéculations et mensonges qui ont encore la peau bien tannée. La littérature révisionniste telle que celle de Bartolomé Bennassar, Jonathan Beevor, etc. contribue à le répandre.
Celui qui m’apparaît comme l’un des historiens les plus rigoureux, le professeur ÁNGEL VIÑAS, Professeur émérite de « la Complutense » de Madrid, n’a eu de cesse de réaliser un travail patient, acharné, critique, scrupuleusement documenté, notamment sur la question de « l’or de Moscou ». Ses recherches ont permis de commencer à démasquer, démonter, l’histoire officielle. Auteur d’une remarquable trilogie[3], il démolit le mythe passe-partout de « l’or de Moscou ». Le gouvernement de la IIe République espagnole avait, selon Largo Caballero et Juan Negrin, déposé l’or en Union soviétique en « dépôt de garantie » pour les achats en grande quantité d’armement soviétique, d’équipements etc. Madrid n’avait guère d’autre choix, et le réalisme l’emporta. Par contre on cache le plus souvent ce qui advint à « l’or de Mont-de-Marsan », laissé en dépôt en France, en 1931, par les Républicains espagnols. afin de couvrir une opération de crédit. Au nom toujours de la « non intervention », les autorités françaises refusèrent de le rendre au gouvernement espagnol « rouge », mais s’empressèrent de l’offrir au pseudo gouvernement illégitime de Franco, à Burgos, un mois avant même la fin officielle de la guerre. (« Accords Bérard-Jordana » en février 1939).
Désormais, de nombreuses archives, notamment russes, se sont ouvertes et devenues accessibles aux chercheurs. Historiens et « grand public » disposent, au centime près, des dates, des prix, des échéanciers, des factures, des destinataires, du menu détaillé, des différentes opérations, transactions, réalisées (achat d’armement, de nourriture, d’équipements, change or en dollars, pesetas, livres, francs…) ainsi que les destinataires et destinations diverses. Aucun document, aucune archive, ne font référence à des « exigences soviétiques ». Une contre-vérité pourtant fort répandue. Pour l’historien VIÑAS le dépôt sera épuisé moins d’un an avant la fin de la guerre. Il aurait été dépensé intégralement en achats d’armement, de nourriture, etc., et les taux de change respectés. Rien n’accrédite donc la thèse d’une « escroquerie soviétique ». L’aide soviétique ne fut pas gratuite. Dans la situation de l’époque, l’Union Soviétique, engagée dans des efforts considérables d’industrialisation, de préparation à la guerre, n’avait pas les moyens d’aider gratuitement l’Espagne républicaine. Ce procès, nous semble-t-il, ne peut lui être fait. Par contre , il est vrai qu’au même moment où Madrid « tenait » et les modernes avions I-15 et I-16 (« chatos et « moscas ») contribuaient à sauver Madrid, redoublaient les grands procès de Moscou, et la sanglante répression stalinienne.
Ces premières semaines de l’été et de l’automne 1936 s’avèrent confuses mais décisives pour le gouvernement front-populiste de Largo Caballero.
[1] VIÑAS, Ángel, El escudo de la República: El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007, p. 253
[2] VIÑAS, Ángel, El escudo de la República, op. cit., Ed Crítica, Barcelona, 2007, p. 125
[3] VIÑAS, Ángel, La soledad de la República: El abandono de las democracias y el viraje hacia La Unión Soviética, Ed. Crítica, Contrastes critica, Barcelona, 2006.
El escudo de la República: El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007.
El honor de la República: Entre el acoso fascista, la hostilidad británica y la política de Stalin, Ed. Crítica Contrastes crítica, Barcelona, 2008.
Trilogie à laquelle on peut ajouter l’ouvrage suivant :
El oro de Moscú: Alfa y Omega de un mito franquista, Ed. Grijalbo, Barcelona, 1979.
L’OR DE MOSCOU
Mardi 28 Mai 2019
Jean Ortiz
Deuxième partie.
Le 21 juillet 1936, quelques heures après le coup d’Etat militaro-politique, d’une extrême violence, le plutôt mou gouvernement républicain (Giral) décide de « mobiliser » les réserves d’or de la banque d’Espagne (entité privée) afin de faire face aux besoins d’une situation convulse. A la mi-octobre, les fascistes sont aux portes de Madrid, qui menace de « tomber ». Pendant ce temps, le gouvernement français adopte et publie au J.O. une mesure interdisant le transit d’armes par son territoire. Au nom d’une « non intervention » en réalité fort interventionniste. Le gouvernement Blum n’ouvre pas ses arsenaux aux « front-populistes » espagnols, ne leur facilite pas le crédit, etc. Paris met des difficultés aux premières ventes et transactions républicaines, d’or converti en devises.
Le 14 septembre, le conseil (gouvernement) prend, en réunion « secrète », (vite fuitée) la décision d’évacuer de Madrid (vers la base navale de Cartagena) les réserves d’or de la Banque espagnole. Première étape d’un long et tourmenté périple qui s’avèrera de plus très controversé. Dans son journal « Solidaridad Obrera » ; la CNT-FAI s’insurge contre cette « spoliation ». Les putschistes, à Burgos, sont sur les dents et veulent mettre à tout prix la main sur le « pactole ». Des remous agitent la fragile coalition gouvernementale.
L’Espagne possède d’importantes réserves d’or « mobilisables » : entre 715 et 719 millions de dollars de l’époque. Ce chiffre n’est pas secret.
La jeune République, agressée par Hitler, Mussolini, Salazar, lâchée par la France, confrontée à l’hostilité britannique, ne put compter, dès les premiers jours, sur l’aide militaire et financière qu’elle attendait de ses « alliés naturels » : l’Angleterre et surtout la France. Le « désengagement » de cette dernière renforce la solitude de Madrid. On peut se demander si, pour l’ensemble des « démocraties » et des régimes fascistes, l’ennemi principal n’est pas en fait l’Union soviétique…. Le gouvernement républicain du socialiste Largo Caballero, que l’on appelait « le petit Lénine », isolé, en butte à mille obstacles, dut opérer un virage pragmatique vers l’Union Soviétique, surtout en termes financiers et militaires. Le dépôt de l’or apparait donc comme une « mesure de guerre » indispensable. Le 6 octobre se tient une réunion gouvernementale décisive qui parachève l’opération or. Il sera confié pour protection« à l’étranger »… Un document (voté à une forte majorité mandate Largo Caballero pour s’adresser par lettre (du 15 octobre), à Moscou, seul recours « de confiance » (qui accepte d’ouvrir ses arsenaux, ses comptoirs… La lettre demande au gouvernement soviétique (le « prie »), lui qui n’était ni informé ni demandeur, surpris, de recevoir et de protéger 780 caisses d’or de la Banque d’Espagne. « Mobilisées », converties, échangées en devises, dollars, pesetas-or ou simple pesetas, pesos divers, pour payer l’achat de tanks, d’avions, de fusils… La République disposera de 648 avions alors que les fascistes de 756, ainsi que d’équipements, de fournitures de toutes sortes, de facilités de crédit, de changes en devises…
On a aujourd’hui les factures à la peseta près de cette aide soviétique , massive, irrégulière, bien que très inférieure, malgré ce qu’assène la propagande franquiste, à la quantité d’armement que livrent Hitler et Mussolini à Franco. On estime le poids de l’or fin envoyé en URSS à 460.516 851 grammes et à 1 586 222 D. sa valeur. Staline soutient les républicains mais ne souhaite pas une « République populaire » « avant la lettre » en Espagne. Il écrit à Largo Caballero que ses préférences, dans le contexte international de l’époque, vont à un régime parlementaire démocratique. Anxieux, préoccupé par la tournure prise par la guerre, il conteste même le slogan « no pasarán » parce que trop défensif selon lui.
Dans la « littérature révisionniste», y compris la plus récente ( Bennassar, Beevor, Payne…) ramènent l’affaire de l’or à des « visées expansionnistes » de l’URSS. La réécriture révisionniste demeure aveugle aux faits.
Selon l’historien Ángel Viñas, l’opération de vente de l’or républicain à Moscou ne peut être dissociée de la stratégie extérieure de la IIe République, de sa politique envers l’URSS[1].
Alors, « l’or de Moscou », non !, mais « l’or espagnol à Moscou », oui !, comme arme de guerre décidée par Madrid. Si la résistance dura près de trois ans, « l’aide de l’URSS », objet de mille spéculations et caricatures, de critiques tous azimuts, pas toutes infondées, y contribua, associée à l’héroïsme de tous les combattants antifascistes, à l’épopée des Brigades internationales et des volontaires par initiative personnelle, tous maillons du « no pasarán ». Et seule l’URSS, en tant que pays, malgré tous les malgré, répondit à l’appel internationaliste.
[1] VIÑAS, Ángel, Las armas y el oro. Palancas de la guerra, mitos del franquismo., Pasado & presente, Barcelona, 2013, p. 262.
Les historiens qui ont eu accès au dossier Negrín estiment que les Soviétiques n’abusent alors pas de leur position et n’ont pas escroqué les Espagnols dans les transactions financières, sans toutefois faire aucune concession. Suivant les termes de María Ángeles Pons (Historia e Institutiones Económicas) : « la République n’a rien obtenu gratuitement de ses amis russes » car on retrouve enregistrés toutes sortes de frais et de services facturés au Gouvernement (María Ángeles Pons Brias, Universitat de València, Historia e Institutiones Económicas, p. 369). Cependant, des auteurs comme Gerald Howson soutiennent l’existence d’une escroquerie soviétique dans la gestion du dépôt à Moscou, avec l’idée que Staline aurait gonflé le prix du matériel de guerre vendu en manipulant les cours de change du rouble vers le dollar US, puis du dollar US vers la peseta, modifiant le taux de change de 30 % à 40 % (Howson 2000, exposé dans le chapitre « Oro y armas » de (es) La España republicana y la Unión Soviética : política e intervención extranjera en la Guerra Civil española, 1936-39 [archive], communication de Ann Talbot au Congrès international sur la Guerre d’Espagne, organisée par la Sociedad Española de Conmemoraciones Culturales). En tout état de cause, Negrín n’a examiné ni conservé les pièces justificatives des achats de matériels militaires pour s’assurer que ces matériels sont ceux répondant aux nécessités réelles et non ceux considérés opportuns par les conseillers soviétiques, pour s’assurer d’une répartition équilibrée sur le front et pour s’assurer de leur qualité et prix.
Eric
D’accord avec toi pour dire que Staline n’a pas fait de cadeau aux Républicains espagnols, tout à été payé ; mais les autres États n’ont que très peu ou pas participé à l’envoi d’armes même en payant. L’or ne se trouvait pas qu’à Moscou. Il faut également savoir qu’en 1938, 40 tonnes d’or étaient déposées dans une banque à Mont de Marsan pour financer les dépenses de guerre et pour aider les éventuels réfugiés. Le gouvernement français de Daladier empêcha les républicains de l’utiliser et en juillet 1939 l’or fut remis aux autorités franquistes. Pétain fut ensuite nommé ambassadeur à Madrid.
D’accord aussi pour dire que la répression stalinienne avec le NKVD dans cette période a été violente et les premiers à en avoir souffert étaient bien souvent des communistes, des brigadistes qui revenaient en URSS sont passés par le goulag. Il faut laisser les historiens faire leur travail d’investigation et nous révéler ce qui s’est réellement passé. La période noire du stalinisme doit être dénoncée avec autant de vigueur que toute autre répression et la guerre d’Espagne tombe en plein dans ces années. Pour ce qui me concerne je ne me sens aucune proximité avec ces pratiques contraires à l’idée même du communisme.
Fraternité
Luis
Difficile d’avoir une vision comptable claire dans cette affaire : 648 avions et 362 chars réceptionnés valent (approximativement pour l’époque) 220 millions de dollars US. Restent les 1533 canons, 120 véhicules blindés, les munitions et explosifs achetés avec cet or. Autant de millions ou plus ?
Au total, ce sont 518 millions de dollars US qui ont été transférés en URSS.
Bonsoir, s’il faut laisser les historiens investiguer je pense que Howson en est un et ne laissons pas que la parole aux historiens car parfois la parole des survivants vaut mieux que celles de certains historiens. Les brigadistes qui sont retournés en Union Soviétique sont passés par le goulag, n’est-ce pas ce qu’Orlov voulait éviter en s’enfuyant quand Staline lui a demandé de rentrer ?Et puis n’oublions pas que l’armement envoyé aux républicains espagnols n’étaient pas des plus modernes et que souvent ils arrivaient un peu tardivement. A mon humble avis l’Union Soviétique n’a pas vraiment fait de cadeaux à la jeune République espagnole qui a payé très cher ce qui lui a été réellement été envoyé.
En fait, le matériel le plus moderne et donc le plus performant a été donné, dans un premier temps, aux milices contrôlées par le PCE. Puis à l’armée républicaine dont un grand nombre des officiers généraux étaient, eux aussi, sous la coupe du PCE.
L’exemple d’une culasse d’un fusil qui saute au visage d’un milicien du POUM (que l’ont voit dans le film de Ken Loach « Land and Freedom ») m’avait été rapporté aussi par des conversations avec d’anciens miliciens de la CNT concernant leurs mauvais équipements.