Archives mensuelles : avril 2018
De Virgile à Virgilio – un texte de Jean Ortiz
Virgile a désormais sa rue. Virgile a désormais sa rue, à Billère, ville collée à Pau.
Son œuvre, ses « plusieurs vies en une », le méritaient. Virgile a fait malgré lui de « ses vies » un poème épique. Virgile n’est au premier abord ni poète ni écrivain… quoi que… Une vie pleine de militant peut accéder au rang de voyage, tragique et beau à la fois, de Cordoue à Pau, comme hier, pour le poète latin, de Troie jusqu’à Rome, sa Rome, sa création.
La plaque « porte écrit » : Virgilio (lio) Peña, républicain espagnol, antifasciste… Certes… Mais dans ces hommages ou commémorations, on oublie souvent les convictions, le potentiel critique de remise en cause, qui a porté ces hommes, de Cordoue à Buchenwald, en passant par Barcarès, Gurs. Et pourtant… ce n’est pas un gros mot, « communiste » ; comme d’autres étaient anarchistes, socialistes, poumistes…
A Buchenwald, me répéta souvent Virgilio, devant un verre de Montilla (son « pays »), « pour ne pas mourir, il fallait croire en Dieu ou en Staline ». A Buchenwald, le militant Virgilio Peña, sur place, nous raconta, pour un docu, son séjour, « à la Benigni ». Au cœur de l’abomination, il était « chez lui », près d’un petit ours en cage. Si mignon. Bons pères de famille, les nazis aimaient les animaux. Menuisier, Virgile travaillait à l’atelier, à quelques mètres du crématoire, et « l’odeur me nourrissait, comme lorsque tu cuisines un poulet chez toi ». Hilarante s’avéra la séquence où il mima « l’inspection des poux ». Eclats d’un rire complexe. Malaise. Mise à distance de l’horreur. Tout à la fois. Et nous, « fils de » (usurpation si l’on ne se le gagne pas), hier, à la manif, nous nous comptions…
Et puis, durant quelques secondes, il redevenait « sérieux ». « Ici, c’était ma maison ». Des caillasses, restes d’un “block” . En fait, sérieux, Virgilio le fut toujours… au-delà de son espièglerie naturelle. “Y no te olvides nunca, pajarraco, de que cuando uno lo pierde todo, es cuando más se necesitan los principios, cueste lo que cueste”. “Et n’oublie jamais, drôle d’oiseau, que c’est précisément lorsque tout fout le camp qu’il ne faut pas renoncer aux principes, quoi qu’il en coûte ». On le paie parfois cher… mais essayer d’être communiste a toujours un prix.
Sur les terres du « cortijo » (grande propriété en Andalousie), Dominique (l’homme à la caméra) et moi (l’homme au stylo), nous avions envie de maudire la terre entière lorsque Virgilio racontait son enfance esclave, de fils d’esclave. Comme son père, Virgilio passa très jeune son agrégation en servage : le lot des « jornaleros » (les ouvriers agricoles)… Alors, lorsque la République, en avril 1931, gagna les élections municipales, et le Roi « Alphonse XIII » mit les voiles, le jeune communiste Virgilio, membre d’un PCE groupusculaire à cette époque, proclama cette République du haut du balcon de la mairie de son village, ESPEJO (« miroir » en espagnol), vieux bastion « rouge ». « ESPEJO ». Miroir. Métaphore lumineuse pour traduire l’histoire de ce village rebelle et fier sur sa colline, au beau milieu d’une mer d’oliviers « patronaux », de los « dueños », (oliviers choyés par les « peones »), un village physiquement et symboliquement dominé par le château de Sa Saignerie la duchesse, pompe à sueur et à sang de ces forçats.
Lorsque « éclate » la République, les riches, les « señoritos », « se cagan de miedo », « chient de trouille ». Dans les classes dominantes, et même chez de nombreux « hauts dirigeants » républicains, on a davantage peur de « la révolution » des masses rurales et du prolétariat madrilène, barcelonais, que du fascisme. Lutte des classes, quand tu nous tiens…
Virgile, l’autre, le poète et l’écrivain de « l’Eneide », raconte lui aussi ses « vies » et les « guerres civiles » des paysans contre leur dépossession par les gros… Lutte des classes, quand tu nous tiens… J’exagère un peu, je sais, mais « je ne suis pas un modéré » (Jaurès) Dépossession et exil, de Virgilio à Virgile, exil repris par le poète dans « les Bucoliques ».
ET PUIS, Virgilio … La frontière, les « camps de concentration » du Roussillon, de Daladier et de la « non intervention »… et le combat antifasciste qui continue…. Le 19 mars 1943, Virgilio « le rocher » (« peña ») tombe aux mains de la police « française », de Vichy, « française » , qui le chatouille avec toute la panoplie et le savoir faire des fachos, avant de le remettre aux Allemands pour « finir le travail ». Et puis le transit par Compiègne, et puis Buchenwald, et puis les chiens et les gardes qui aboient, et puis le supplice des heures sur la « place d’appel », debout, par des températures polaires, en « pyjama ». Et puis le triangle rouge des « terroristes ». Pour lui, le Résistant. Et puis, l’Enéide devenue un matricule, 40843. Septembre 1943. Buchenwald, les enfants gitans attachés comme des chiens à l’entrée du camp… Souvenons-nous du décret Daladier, de 1938, sur les « étrangers indésirables »… Les mêmes ? Dehors le « droit du sol » ! Et puis la Résistance dans le camp de la mort, organisé par « nationalités ». Malgré la mort partout. Peut-on imaginer ce que cela implique ? Résister dans cet enfer. Des « squelettes » libérèrent le camp le 11 avril 1945. En vers et contre tout. En vers et contre tout. En vers, comme Virgile le latin. Virgilio le cordouan n’a cessé, lui, de s’accrocher au souvenir de son village-miroir, et à « l’Armée rouge » qui avance… Lors des insurrections libertaro-communistes paysannes de 1918 en Andalousie, la « guardia civil » tabassa jusqu’au coma le père, autodidacte, ouvrier agricole, conscient. Les « fachas », les prétendus « libérateurs », brûlèrent les quelques livres du père de Virgilio, dont ceux de Virgile le latin, sur la place d’Espejo. Un autodafé… Miroir. Comme en septembre 1973 à Santiago. Et pourtant, Virgile n’a jamais plaidé pour la « reforma agraria ».
Commémorer, poser des plaques, travailler sur la mémoire, sur le passé, exige de se projeter vers un à venir meilleur, suppose de le garder en permanence comme « horizon d’utopie » pour aujourd’hui ; garder avec conviction et tendresse cet horizon d’un autre futur possible et nécessaire. Vite !
« Monté sur son âne » pour aller labourer, le « padre labrador », quasiment analphabète, lisait, lisait, lisait. « Andar y andar los caminos »… il parvint à dévorer « l’Eneide » et les « Bucoliques ». Il les aimait tellement qu’il appela l’un de ses fils Virgilio. Mort à Billère à 102 ans. Je l’aimais… Une plaque désormais rappelle son nom et sa « qualité d’antifasciste ». « Hommes, veillez », soyez vigilants, écrivit un autre poète. La poésie est « une arme chargée de futur » (Celaya).
Témoignages de républicains espagnols en France (1939-1945)
« Mon travail ici est très simple, sans transcendance quelconque. Je me limite à recueillir des témoignages épars, à laisser parler les survivants et projeter l’ombre des morts. Je modifie à peine le ton, et j’adapte à la littérature le langage simple et rude d’hommes qui n’eurent d’autre université que le chantier, l’atelier, l’usine ou les durs travaux de la terre ».
En librairie le 25 mai 2018.