Un « Bolero » très anti-communiste
7 septembre 1950 , nom de code : « Opération Bolero-Paprika ». Une rafle du gouvernement Pleven, socialistes et « radicaux » entre autres, contre les « communistes étrangers » réfugiés en France… essentiellement espagnols.
Mercredi 8 août 2018
Jean Ortiz
Les guérilleros… A la Libération, nombre d’entre eux furent décorés pour leur contribution à la victoire sur le nazisme. Mais pour eux, guérilleros antifascistes espagnols, pas d’euphorie ; la guerre n’était pas terminée. La lutte frontale pour chasser Franco, ils la poursuivaient… Et seuls. Quasiment seuls. Le parti communiste d’Espagne, le front « Union Nationale » (UNE) et la « Agrupación de guerrilleros españoles (AGE-UNE-FFI) », préparaient l’opération armée « Reconquista » (« Reconquête ») de l’Espagne. Bouter Franco à la mer ! Le contexte, celui de la victoire sur le fascisme, selon le PCE , s’y prêtait. L’initiative n’était donc pas insensée. Son échec a servi cependant à régler de nombreux comptes, internes et externes au PCE. « Il n’existe à ce jour, aucun document, aucun témoignage de l’époque, attestant du désaccord de quelque dirigeant communiste (espagnol) que ce soit avec l’opération»[1].
OPERATION « RECONQUISTA »
Du 19 au 29 octobre 1944, 3000 guérilleros espagnols pénètrent en Espagne, au Val d’Aran, qu’ils occupent. A « l’attentisme », à la « stratégie diplomatique » , les guérilleros opposent « le volontarisme ».
Les gouvernements français, anglais et américain, considèrent, eux, que « l’Espagne ne les concerne pas », et ils se drapent dans une sorte de nouvelle « non-intervention », en réalité tout à fait interventionniste. Les combattants antifascistes espagnols se retrouvent une nouvelle fois lâchés par les « démocraties occidentales » et même persécutés, des deux côtés de la frontière. Non seulement ils entrent au Val d’Aran dans de mauvaises conditions, mais on les abandonne, et on poursuivra même ultérieurement des militants qui ont pris pourtant leur part de sang à la Libération du pays qui les expulse. L’échec des « invasions » militaires provoque dans le PCE (et hors PCE) d’interminables controverses et manipulations.
Santiago Carrillo « en profite » pour écarter de la direction l’homme de la reconstruction autonome du PCE, dès le début de 1939, et artisan de l’Union Nationale Espagnole, Jesús Monzón. Deux ouvrages analysent cette période et notamment le rôle de Monzon…[2] La CIA jette de l’huile sur le feu. A posteriori, le 2 décembre 1948, elle le confirme en publiant un rapport dans lequel elle affirme que la direction du PCE aurait délibérément envoyé au casse-pipe les meilleurs des guérilleros »[3]. Des historiens avaient déjà plus ou moins suggéré cette hypothèse, non établie, propagandistique, et relevant plutôt d’une « littérature du ressentiment »[4].
La situation internationale a pesé dans l’échec… Dès mai 1944, un message de Churchill indiquait : l’ESPAGNE, affaire des Espagnols. Au moment où les guérilleros pénètrent, une note des RG indique que « Franco a le soutien de la presse occidentale et des Anglo-Américains »[5].
COMPRENDRE LE CONTEXTE
La résistance postérieure à 1945 était en Espagne majoritairement communiste ; (quelques groupes libertaires s’organisèrent en maquis surtout urbains), mais le PCE était le seul parti espagnol à porter cette ligne de lutte armée insurrectionnelle antifranquiste ; et il l’abandonnera en 1948. Sur « ordre » de Staline, a-t-on trop souvent écrit. Rien à ce jour ne permet de le fonder vraiment. Le PCE a « infiltré » des centaines de militants armés en Espagne, dans le cadre de sa stratégie de « Reconquista », d’insurrection nationale…
Dès l’automne 1944, les autorités françaises déclarent la frontière « zone interdite ». Le 27 juillet 1945, elles en éloignent les guérilléros, afin qu’ils ne puissent plus la franchir. Le capitalisme espagnol soutient plus que jamais son camp, qu’il a grassement financé : la dictature . Et Franco, « sentinelle de l’occident », multiplie les gages envers la France (et vice-versa), pour un rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays.
Les brigades de guérilleros, dissoutes le 31 mars 1945 par le gouvernement provisoire de libération, pour s’en débarrasser, deviennent des « bataillons de sécurité ». Par la suite, De Gaulle invitera les guérilleros espagnols à partir combattre en Indochine, dans une sale guerre coloniale.
Au pied des Pyrénées, pour beaucoup d’ antifascistes espagnols d’alors, la « Guerre froide » commence dès l’automne 1944. Objectif principal des « Alliés »: isoler le PCE, consolider plus ou moins discrètement Franco. Le PCE a construit en France un appareil clandestin, (surveillé de près par la DST) pour soutenir ses « maquis » de l’intérieur : guérilleros, passeurs, agents de liaison, dépôts d’armes… Franco souhaite normaliser rapidement les relations avec Paris, à condition que la France « nettoie » le grand sud-ouest, en élimine les « rouges », présentés en Espagne comme exagérément influents en France. Depuis 1948, les rapports se dégèlent lentement entre la dictature franquiste et le gouvernement français. La « Guerre froide » va faire du communisme le mal absolu. « L’opération Boléro-Paprika va porter un coup sérieux au PCE mais au-delà, aux autres organisations antifascistes, à la France progressiste et à la cause républicaine, qui n’avait pas besoin de cela…
Le gouvernement français (22 ministres) socialistes et radicaux, (on dirait aujourd’hui de « centre-gauche »), en place depuis juillet 1950 et présidé par René Pleven, réprime sans ménagement les grandes grèves ouvrières… Le gouvernement comporte 9 ministres MRP, 8 Radicaux dont Edgar Faure, 4 PRL (Antoine Pinay) trois UDSR Union Démocratique, socialiste, de la Résistance. (Pleven, Mitterrand (secrétaire d’Etat), Claudius Petit ), etc.
Le 7 septembre 1950, à 5h du matin, commence brutalement « l’Opération Boléro-Paprika » ; des portes volent en éclats. A l’aide de gros moyens, la rafle apparaît comme l’une des plus importantes de la « Guerre froide »[6] L’Opération Boléro-Paprika vise des dizaines de militants exilés en France, communistes espagnols (« boléro ») 13 Italiens, et quelques autres militants d’Europe de l’est : 59 Polonais, 4 Roumains, 14 Soviétiques (« Paprika »)… Au total la rafle, cette page noire, cette honteuse persécution de « héros », sépare des familles, accentue la dureté des conditions de vie de l’exil et des « doublement déportés » (une soixantaine en Corse)… Capturés, 288 militants (selon les archives policières) dont 177 communistes espagnols, sont déportés, placés en résidence surveillée, en Corse (61), en Algérie, et même en « Allemagne de l’Est », en Tchécoslovaquie, assignés à résidence, ou en France métropolitaine, par décret (toujours pas abrogé), loin de chez eux. Ces anciens guérilleros font valoir leurs états de service… Rien ne dissuade Paris. Les intérêts de classe priment sur tout le reste. La « Guerre froide » percute de plein fouet un exil très investi contre Franco…
La presse espagnole, « Arriba », « La Vanguardia »… exulte. Peu avant l’opération, le PCE et le PSUC (communistes catalans) et leurs organisations féminines, de jeunesse, syndicales… proches, leurs journaux et publications : « Mundo Obrero », « Lluita » (organe du PSUC), « Nuestra Bandera » (revue théorique), « El Obrero español », « Solidaridad española » avaient été interdits le 26 août et le premier septembre les organisations communisantes illégalisées.
La plupart des hauts dirigeants du PCE (Líster, Carrillo, Claudín, Mije, Uribe, Antón, Luis Fernández…)° échappent à l’arrestation. La direction communiste du puissant PCF parvint à les informer afin qu’ils puissent se cacher…
(fin de la première partie)
[1] « Rouges. Maquis de France et d’Espagne. Les guérilleros », coord Jean Ortiz, Biarritz, ed. Atlantica, 2006, p. 260
[2] AZCARATE, Manuel (ancien dirigeant communiste) « Derrotas y esperanzas… », Tusquets ed., Barcelona, 1994) et MARTORELL, Manuel, (journaliste et historien) Jesús Monzón, el líder comunista olvivado por la historia » (Pamiela ed., Pamplona, 2000)
[3] Rapport CIA, 2/12/ 1948, Barcelona, La Vanguardia, 17/11/2005
[4] ARASA, Daniel, “Años 40: los maquis y el PCE”, Barcelona, ed. Argos Vergara, 1984, MORÁN, Gregorio, “Miseria y grandeza del PCE, 1939-1985”, Barcelona, ed. Planeta, 1986
[5] Note des RG, Préfecture des Basses Pyrénées, 2 oct. 1944, n 5249, Pau, ADPA, 1031W237
[6] Archives nationales, Paris, F.7 161114
UN « BOLERO » TRÈS ANTI-COMMUNISTE . 2ème partie
Le général communiste Enrique Líster a joué un rôle de premier plan dans l’organisation et la direction des « maquis » espagnols.
Mercredi 8 août 2018
Jean Ortiz
L’opération « Reconquista de España» supposait également qu’un hôpital de l’arrière, en France et pas loin de la frontière, serve de « retaguardia » médicale (arrière-garde) aux guérilleros blessés. Le PCE et « l’Amicale des anciens FFI et résistants espagnols » aménagent à Toulouse, quartier Saint-Cyprien, un vieux bâtiment qui devient « l’Hôpital Varsovie », au 15 de la rue du même nom, un hôpital de qualité, solidaire, militant, qui peu à peu opère et soigne bien au-delà des guérilleros. La plupart des médecins sont militants du PCE ou proches de lui.
L’hôpital sera lui aussi, impitoyablement, victime du déploiement policier du gouvernement de « centre-droit et gauche », de l’ Opération de « Guerre froide » « Boléro-Paprika » ; « el hospital de los guerrilleros », véritablement décapité, et ses médecins espagnols arrêtés, déportés eux aussi, ou assignés à résidence, etc. Dans la journée même, des médecins communistes français prennent le relais, et l’hôpital prendra le nom de « Joseph Ducuing » en hommage à celui qui reprit la direction et le flambeau. La grande rafle suscite peu de réactions en France de l’époque. Plus il est gros et répété, mieux le mensonge passe… « L’Humanité », la CGT, le PCF, la Ligue des Droits de l’Homme… mènent une campagne de dénonciation et de solidarité. Le chef d’accusation finalement unique appliqué à tous les détenus, au-delà du grotesque : « intelligence avec une puissance étrangère », c’est l’accusation « d’appartenance communiste », et de surcroît étrangère.
Léon Blum vole au secours des « boléristes » et lance : « le communisme international a déclaré la guerre à la démocratie »[1].
Les militants espagnols, intégrés aux syndicats français, luttent avec leurs camarades. Les autorités françaises, de droite, gaullistes, socialistes, radicales, de « troisième force », haïssent ces « rouges espagnols » révolutionnaires, « bouffeurs de curés », et de patrons. Une belle « union sacrée » ! Le 29 octobre 1948, le président du gouvernement, en pleine grève minière, accuse « la foule criminelle des communistes espagnols » d’avoir « attaqué les forces de l’ordre… ». Il fait porter aux Espagnols la responsabilité des affrontements sanglants, fruits de sa terrible répression contre les puits d’Alès, de Saint-Etienne, du Nord… et les mineurs grévistes. A partir de 1947, la France tourne le dos totalement aux Républicains espagnols et se place ouvertement sous la tutelle des Etats-Unis.
La presse française, « Le Figaro » en tête, accusent, eux-aussi, « la cinquième colonne » qui préparerait une « invasion soviétique » du sud de la France. Un danger mortel, totalement fantasmé, mais matraqué jusqu’à plus soif. Une telle parano , il faut le faire ! Ces propos sont repris par le très référentiel « Le Monde », et même « Le Populaire », journal du PS, « France Soir »… « L’Humanité » s’insurge contre l’arrestation de 300 antifranquistes, et le gouvernement qui cède aux pressions de Madrid[2], maltraite des héros de la Résistance, veut « nettoyer » de leur présence le grand sud de la France.
Peu à peu, la lutte des classes reprend ouvertement son cours normal. « Mieux vaut Franco que le ‘frente crapular’ ! ». Les socialistes jouent l’attentisme ; en septembre 1945, le plenum du PSOE condamnait l’organisation « de révoltes et d’incidents » qui pourrait légitimer, au plan international, l’existence d’un gouvernement de fait en Espagne »[3]. Le premier août 1950, le sénat nord-américain avait autorisé l’octroi d’un prêt de 62,5 millions de dollars à l’Espagne franquiste. Le 4 novembre 1950, l’ONU revient sur sa résolution du 12 décembre 1946 et autorise désormais ses membres à rétablir les relations diplomatiques avec l’Espagne. Décembre 1951, en ce qui concerne la France… Quelques semaines après « Boléro-Paprika ». Tout est là. Le 8 mai 1948, et le 14 juin 1949, la France et l’Espagne avaient déjà signé des accords commerciaux et financiers.
Le 23 septembre 1953, le président Eisenhower paraphe à Madrid avec Franco, en grande pompe, les « Accords de Madrid », en toute « cohérence » : reconnaissance diplomatique du fascisme espagnol contre soutien économique et militaire de Washington, et quatre bases militaires.
Comme Somoza, Franco était un « fils de pute », mais c’était « notre fils de pute », comme le déclara, un jour d’inhabituelle lucidité, le président nord-américain.
[1] DENOYER Aurélie, « Résonances françaises de la guerre d’Espagne », HAL, Archives ouvertes, ed. D’Albray, 2011, p. 295-312.
[2] Archives nationales, Paris, f 7/16114, Boléro-Paprika
[3] SERRANO Segundino, « Maquis », Madrid, ed. Temas de hoy, 2001, p. 145.