Les réfugiés espagnols dans les camps d’internement en Afrique du Nord

Qui se souvient aujourd’hui de ces centaines d’individus déportés et internés dans des camps du fin fond de l’Algérie et du Maroc ?

Parmi eux des communistes, des anarchistes, des socialistes, français, algériens, juifs, des étrangers exilés comme ces réfugiés espagnols, qui, fuyant les représailles franquistes ont traversé les frontières françaises ou ont accosté en Afrique du Nord. En fait, les 470 000 républicains espagnols qui déferlè¬ rent en février 1939 dans le sud de la France, furent concentrés dans des camps improvisés sur les plages d’ Argelès, de Barcarès et de Saint-Cyprien, pour être ensuite enrôlés dans des Compagnies de travailleurs étrangers, puis envoyés au STO ou déportés en Alle¬ magne dans les camps de la mort. Ils participèrent également activement à la Résistance et, engagés dans les forces françaises aux côtés des Alliés, aux combats en Allemagne.

Exilés de leur histoire par trente-cinq années de dictature franquiste, ils le sont également de la mémoire collective française qui s’est acharnée à ranger dans les placards de l’oubli les années de col¬ laboration pétainiste et à n’ériger en mythe que celui de la Résistance. Certes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la volonté d’établir un consensus national à un moment de crise politique et sociale n’est pas étrangère à cette occultation.

Mais si l’historiographie française commence à s’intéresser depuis quelques années à l’histoire de l’exil espagnol en France, elle s’est essentiellement

attachée à étudier l’émigration qui, depuis 1936, a traversé les Pyrénées, et surtout celle de février 1939 -la plus massive -consécutive à la chute de la Catalogne. Cet exode, qui est devenu en quelque sorte le symbole de la tragédie de la fin de la Répu¬ blique espagnole, n’est pourtant pas le dernier. En mars 1939, une ultime vague de réfugiés se dirigeait vers les colonies françaises d’Afrique du Nord, moins dense sans doute -10 à 12 000 personnes -mais tout aussi intéressante. Si cette dernière vague a peu attiré notre attention, c’est parce qu’elle ne semble constituer qu’un épiphénomène de l’émigra¬ tion politique espagnole de 1936-1939.

Mais, souvent, ce qui se présente de prime abord comme un épiphénomène se révèle être, aux yeux de l’investigation scientifique, d’une importance histo¬ rique méconnue. C’est le cas de l’exil espagnol en Afrique du Nord. Son étude fait ressortir, en effet, le double contexte de l’Algérie coloniale et de la France de 1939 à 1943, deux éléments, bien sûr, étroitement imbriqués. Pour notre objet, c’est le second aspect qui prévaut, tant il éclaire d’un jour nouveau l’image mythifiée d’une France « terre d’asile », puis résistante. Loin de nous l’idée de nier le rôle déterminant joué dans le combat antifasciste par des Français -et non des moindres -et de nom¬ breux étrangers (dont des réfugiés espagnols). Mais ce dont il s’agit ici, c’est de reconnaître cette histoire de la France de Vichy. Cette France qui a activement participé, sous le drapeau de la « Révolution Nationale », à l’internement et à la déportation des Juifs, des étrangers et des opposants politiques.

La guerre civile et la révolution espagnoles étaient devenues un enjeu majeur de la politique internatio¬ nale et le lieu de ses affrontements idéologiques. L’Espagne symbolisait, selon les camps, les aspira¬ tions ou les peurs révolutionnaires dans une société française alors en crise d’identité et en proie à des bouleversements politiques profonds. De plus, un fac¬ teur particulier de ce désarroi était lié à la présence d’une immigration espagnole de plus en plus massive depuis 1936 qui faisait « se conjuguer, dans l’imagi¬ naire social, la peur des étrangers et la peur de la guerre civile et sociale, prégnante depuis 1936 ».

L’avènement du F rente Popular, le putsch mili¬ taire franquiste du 18 juillet 1936 et la guerre civile espagnole ont eu également des répercussions en Algérie, surtout dans le département d’Oran -dont la population espagnole naturalisée ou non était supérieure à toutes les autres communautés étran¬ gères2. A un moment où la société européenne d’Algérie était traversée par une forte crise politique et sociale, la guerre civile espagnole a favorisé la radicalisation des forces politiques de droite et d’extrême droite, elle a catalysé les dissensions poli¬ tiques entre ces fractions et les partis de gauche, bien qu’en fait l’enjeu réel sous-jacent ait été la détermination du régime politique d’une société coloniale qui s’opposait à toute ouverture aux Algériens3.

Pour les autorités françaises déléguées en Algérie, l’installation des exilés espagnols en Algérie et sur¬ tout dans le département d’Oran était d’autant moins souhaitable qu’il s’agissait d’une émigration forte¬ ment politisée. C’est pourquoi, à leur arrivée en mars 1939, au moment où le maire d’Oran célébrait la victoire franquiste, les réfugiés furent ipso facto mis sous surveillance et internés dans des camps, desquels ils ne sortiront bien souvent que pour aller travailler dans des Compagnies de travailleurs étrangers ou pour s’enrôler dans la Légion étrangère. Après l’armistice de 1940, au même titre que beau¬ coup d’étrangers, ils feront les frais des lois racistes du gouvernement de Pétain.

L’histoire des exilés espagnols en Algérie n’est donc pas celle des maquis ou de la Résistance, d’ailleurs faiblement étendue dans ce territoire, mais l’histoire des camps d’internement français et d’une résistance quotidienne aux vexations et à l’humiliation par la constitution de réseaux de solidarité et la reconstruction des différentes organisations poli¬ tiques espagnoles. C’est en Algérie et au Maroc, en effet, que furent créés de sinistres camps d’interne¬ ment qui n’ont rien à envier à ceux de Gurs ou de Rivesaltes en métropole, où ces exilés de la dernière heure construiront une part de leur histoire et de leur mémoire : celle d’un long et pénible internement qui ne prendra fin qu’en 1943.

Un mois après l’exode des 470 000 républicains espagnols dans le sud de la France en février 1939, une dernière vague de réfugiés provenant de la zone centrale de Madrid et de sa province accostera sur les côtes algériennes tout au long du mois de mars. Cette ultime émigration, qui conclut trois ans de guerre civile draine, en deux vagues successives, 12 000 réfugiés dont 4 150 proviennent de la flotte républicaine. Le plus gros de l’émigration arrive en Algérie à la fin du mois de mars après l’annonce, le 28, de la reddition de Madrid qui entraîne la fuite vers les ports levantins de milliers de personnes, civils et militaires à la recherche de cargos.

L’évacuation de ces milliers de républicains ne pourra se faire pour deux raisons : en premier lieu, l’absence d’aide française et britannique car depuis les accords Bérard-Jordana du 27 février 1939 et la reconnaissance de jure du gouvernement de Burgos, la France et la Grande-Bretagne se sont engagées dans une politique de réconciliation avec Franco ; et en second lieu, à cause de la décomposition et de la désorganisation politique de la zone centrale. Aussi, seule une minorité de républicains espagnols -essentiellement des militants d’organisations poli¬ tiques et syndicales et des cadres de l’administration -pourra atteindre les côtes algériennes. Sept mille d’entre eux accostèrent dans le port d’Oran tandis que les 4 150 passagers de la flotte républicaine, arrivés le 16 mars à Oran, furent orientés pour des raisons de sécurité sur Bizerte en Tunisie. Ce chiffre, qui paraît dérisoire en comparaison de la vague pré¬ cédente, vient néanmoins renforcer, à la grande appréhension des autorités françaises d’Algérie, la présence espagnole sur ce territoire.

L’accueil de ces exilés par les autorités coloniales ne fut pas, par conséquent, plus chaleureux que celui de la métropole à l’égard des républicains de l’exode catalan, dont la présence massive dans les camps du sud de la France rendait d’autant plus indésirable l’arrivée de nouveaux contingents. La volonté de s’en débarrasser est manifeste dès leur arrivée fin mars 1939 : on interdit le débarquement des réfugiés et on tente, en dehors des côtes algériennes et fran¬ çaises, de refouler les cargos qui les transportent. Tentative mise en échec par la résistance des équipages et la mobilisation de quelques démocrates français d’Oran.

L’absence de tout dispositif d’accueil amena les autorités à improviser dans le département d’Oran, des camps, cependant vite insuffisants pour héberger le flot accru de réfugiés. Le plus gros de l’émigration dut attendre plus d’un mois, soit à bord même des cargos, soit sur le quai dans un camp constitué de marabouts, dans des conditions d’insalubrité et de sous-alimentation complète avec l’interdiction absolue d’établir tout contact avec l’extérieur. Au début du mois de mai, l’ouverture de nouveaux camps dans le département d’Alger permit, comme le souhaitait le préfet d’Oran4, le débarquement de ces réfugiés. Les femmes, les enfants, les invalides et quelques intellectuels seront envoyés à Carnot, Orléansville et Molière, les « miliciens »5 et les anciens brigadistes étant transférés dans les camps de Boghar et Boghari. Eloignés des grands centres urbains, ces camps aménagés à la hâte étaient pour la plupart pourvus d’installations précaires, et les réfugiés sujets à une étroite surveillance de la gendarmerie et des troupes sénégalaises.

Dans les camps les réfugiés vivaient dans des conditions dramatiques : malnutrition, épidémies, vexations, châtiments…

C’est le cas notamment des camps de Boghar et Boghari, mieux connus sous les noms de Suzzoni et Morand, qui regroupèrent le plus gros de l’émigration masculine, soit en mai 1939 approximativement 3 000 réfugiés, dont 2 500 à Boghari entassés dans des baraquements.

Si des efforts furent entrepris par les sous-préfets de certaines localités, comme celle d’Orléansville, pour améliorer les conditions de vie et permettre l’intégration progressive de quelques réfugiés sur le marché local du travail, en revanche à Boghar et Boghari la situation était telle qu’elle alarma les délégués de la mission internationale désignée par la conférence de Paris sur les réfugiés pour visiter les camps d’Algérie en mai 1939. Cette mission concluait dans son rapport : « Ils manquent de tout (…). Avec la chaleur cela nous permet d’affirmer que pas un homme ne pourra résister dans ces conditions. Ils sont voués au désespoir, à la maladie et à la mort« .

Pour les autorités préfectorales d’Alger, la nécessité d’améliorer les conditions d’internement des miliciens des camps de Boghar et Boghari ne se posait pas dans les mêmes termes. Il s’agissait avant tout d’éviter les risques induits par une inactivité prolongée, propre à encourager, selon les termes du gouverneur général, « la fermentation intellectuelle

Une note du préfet d’Oran annonce au gouverneur général de l’Algérie « qu’il ne peut maintenir tous ces réfugiés dans son département déjà trop fortement hispanisé« , « et l’activité politique (…) de 3 000 hommes vigou¬ reux, dont certains ont acquis une fâcheuse expérience en matière de guerre civile et d’ anarchie » . Archives préfectorales d’Oran, affaires espagnoles. Ch. Dubosson, « La presse espagnole d’Algérie (1880-1931) », in Espagne et Algérie au XXe siècle, contacts culturels et création littéraire, L’Harmattan 1985, p.70.

Il faut entendre par « miliciens » tous les hommes célibataires ayant appartenu sous quelque forme que ce soit aux forces républicaines espagnoles.

Par décret du 12 avril 1939, au vu de l’aggravation des tensions internationales, le gouvernement Daladier soumet les étrangers réfugiés ou apatrides aux mêmes obligations militaires que les Français en temps de paix et de guerre. Le gouverneur général de l’Algérie, sur proposition du préfet d’Alger, préconise donc la militarisation des camps et une « utilisation rationnelle » des réfugiés. D’une part seraient ainsi constituées des Compagnies de travailleurs étrangers sur le modèle de celles instituées en métro¬ pole, dans lesquelles ils seraient incorporés « de manière volontaire ou forcée »*, et d’autre part serait autorisé leur emploi dans des entreprises locales (après vérification des qualifications et de « la conduite morale »).

Ces mesures permirent aux autorités coloniales d’encadrer et de contrôler les réfugiés tout en utilisant leur potentiel économique, d’autant plus appréciable qu’il était constitué d’une importante main-d’œuvre spécialisée9. En 1940, seuls 1 053 réfugiés espagnols travaillent dans des entreprises10, en dépit des fortes demandes métropolitaine et locale, la plus grande partie ayant été incorporée dans les CTE pour l’usage exclusif de l’autorité militaire. Douze compagnies furent mises en place en octobre 1939 et rattachées au 8e régiment de travailleurs étrangers ; sous le commandement d’un officier français, chacune comprenait une moyenne de 150 à 200 travailleurs11.

En 1940, ces formations constituées dans un premier temps à partir des miliciens du camp de Boghari -ceux de Boghar ayant été transférés à Boghari et remplacés par des nationaux allemands et des communistes étrangers -regroupaient approximativement entre 2 500 et 3 00012 miliciens répartis entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Une partie de ces compagnies, qui étaient avant tout destinées à des travaux de défense nationale, fut affectée à la réfection des routes à Constantine et à Khenchela (Sud constantinois), ou encore à l’exploitation des mines de charbon de Kenadsa dans le Sud oranais. C’est cependant à l’édification du transsaharien Méditerranée-Niger (chemin de fer stratégique qui devait relier le centre et l’ouest de l’Afrique avec les colonies du Maghreb) que la plus grosse partie des « unités » vont travailler, répartie entre Bou-Arfa (Maroc), Colomb-Béchar (base militaire du Sud oranais) et Kenadsa13.

En Tunisie par ailleurs, 270 marins de la flotte républicaine, internés dans le camp de Maknassy et classés par les autorités comme indésirables poli¬ tiques, furent également incorporés dans une compagnie à caractère disciplinaire destinée à des travaux similaires.

La discipline imposée dans ces compagnies va acquérir rapidement aux yeux des réfugiés l’allure d’un « bagne » : les conditions de vie et de travail y sont bien souvent plus proches de celles du forçat que du prestataire. Les réfugiés étaient astreints, sous une chaleur pouvant atteindre la journée 45°, à extraire une quantité définie de terre par jour ou par semaine, sous peine de sanctions variant de la suppression de la prime mensuelle (ils percevaient, comme dans les compagnies en France, un salaire quotidien de 0,50 à 1 F) à l’obligation de terminer la tâche les jours de repos.

Avec l’armistice de juin 1940, les nouvelles don¬ nées politiques vont modifier la situation des réfugiés. L’histoire des camps ne s’arrête pas, bien au contraire elle se poursuit et s’institutionnalise dans un cadre législatif répressif dont la justification première est la construction d « ‘une nouvelle France trop longtemps pervertie par les communistes et les apatrides » 14. La figure de proue en est le maréchal Pétain. Parmi ces indésirables se trouvent également les républicains espagnols, du même acabit que les communistes français et les restes décadents de la IIIe République » 15.

En Algérie, où la peur du « péril étranger » et l’anti¬ sémitisme sont une constante de la vie politique algérienne, et où les partis de droite et d’extrême droite s’étaient renforcés depuis 1936, l’idée de « Révolution nationale » fut plutôt bien reçue. La Résistance n’y eut qu’une faible étendue par rapport à la métropole quelques années plus tard.

Au lendemain de l’armistice, le gouvernement de Pétain se trouve face au problème de l’excédent de main-d’œuvre dû à la démobilisation des forces françaises et à celle des prestataires étrangers « sus¬eptibles de constituer s’ils sont abandonnés à eux-mêmes des éléments de désordre » 16. Le 27 septembre est promulgué un décret-loi rendant obligatoire l’encadrement dans des Groupes de travailleurs étrangers de tous les étrangers entre 18 et 55 ans « en trop dans l’économie nationale » .

En Algérie et au Maroc, ces groupements se trans¬ forment en un moyen de contrôle des étrangers « dont l’activité politique risquerait d’être dangereuse pour la Nation, s’ils étaient autorisés à résider librement » 17 . Les CTE, désignées désormais sous le terme de Groupes de travailleurs étrangers (GTE), sont intégrées dans un dispositif répressif et gérées non plus par l’autorité militaire mais par l’administration civile. Le 8e régiment est donc dissous et les compagnies redistribuées en 13 groupes affectés aux mêmes travaux que les CTE. Cependant, à ces 13 groupes vinrent s’ajouter 6 nouvelles formations constituées avec les engagés de la Légion étrangère (environ 3 000) regroupant diverses nationalités, qui furent envoyés à Saida, Aïn-Sefra et Colomb-Béchar. A la tête de ces groupements se trouvent les nouveaux tenants du pouvoir.

La situation sanitaire et alimentaire se détériore rapidement dans ces groupements : outre la suppression du salaire (à l’exception de la prime de rendement), le système punitif s’intensifie et adopte de nouvelles formes à la moindre contestation, évasion ou rébellion. Certains de ces groupements, transformés en sections disciplinaires, deviennent de sinistres camps pénitentiaires où s’excercent quotidiennement vexations, sévices et tortures, qui viennent se surajouter aux mauvaises conditions de vie.

Parmi les plus connus, Meridja ou 5e GTE (stationné au Maroc), et surtout Hadjerat M’Guil (6e GTE), surnommé par les internés « le Buchenwwald français en Afrique du Nord » à cause de la férocité de son régime. Ce camp, installé dans le territoire d’ Aïn-Sefra, comprenait une moyenne de 175 à 200 internés de différentes nationalités répartis entre deux sections. La section A était composée des  » éléments sains » occupés à des tâches administratives et la section B était subdivisée en trois groupes : les « éléments douteux » (juifs essentiellement), les « éléments indésirables » et enfin les « punis » . Pour les nouvelles autorités, ces camps disciplinaires constituent, de fait, le moyen le plus efficace pour se débarrasser des étrangers réfractaires ou suspectés d’activités extrémistes, mais qui, faute de preuves, ne peuvent être renvoyés devant les tribunaux spéciaux.

Les « Centres de séjours surveillés »

Parallèlement à ces formations de travailleurs, existe ce que le gouvernement de Vichy a officielle¬ ment désigné sous le terme de « Centres de séjours surveillés » ou « groupements d’internés ». Ces camps ne sont pas nouveaux. Déjà, sous le gouvernement Daladier, les réfugiés espagnols et les anciens brigadistes identifiés comme « fomenteurs de troubles » étaient placés dans les camps-prisons de Collioure (Pyrénées-Orientales), du Vernet (Ariège) ou encore dans celui de Djelfa en Algérie, réservé aux nationaux suspectés de communisme. Sous le gouverne¬ ment de Pétain, et notamment après l’entrée en guerre de l’Union soviétique aux côtés des forces alliées en juin 1941, la répression policière s’accentue, renforcée par la loi de 1941 qui confiait en zone libre la « répression des menées communistes et anarchistes » à des sections spéciales des tribunaux militaires18. Parallèlement, en Algérie, le général Weygand, nouveau gouverneur général depuis juin 1941, procède à la légalisation des camps d’internés politiques ou « Centres de séjours surveillés », dont la fonction est de « placer hors d’état de nuire les nationaux dangereux et les étrangers indésirables qui ne peuvent être ni expulsés ni rapatriés »19. On y déportait aussi, par conséquent, les étrangers ou nationaux appréhendés en métropole.

Sur les neuf camps existant en Algérie, deux -Djelfa et Berrouaghia -, situés dans le Sud algérois, étaient exclusivement réservés aux étrangers de sexe masculin, les femmes étant internées au camp de Ben Chicao. Les six autres camps (dont Bossuet et Djenien Bou Rezg, parmi les plus connus) recevaient les nationaux français et algériens.

Le Camp-Morand (Boghari) en Algérie

Le camp de Djelfa, installé dans la région des Monts Ouled proche du village El Djelfa, recevait dès 1939 des communistes français déportés de la métropole. En avril 1941, ces internés, transférés au camp de Bossuet, furent remplacés par les réfugiés espagnols et les anciens brigadistes provenant des camps métropolitains ou d’Algérie même. Le nombre des internés du camp de Djelfa ne cessa d’augmenter, passant de 495 en avril 1941 à 1 088 en août 1942, période correspondant au renforcement du dispositif policier qui, en Algérie, donna lieu à une vague d’arrestations massive de communistes et d’anarchistes espagnols. Les internés étaient employés à diverses activités dont l’ensemble constituait une véritable petite industrie au seul bénéfice des dirigeants du camp.

De nombreux témoignages décrivent les conditions d’internement auxquelles les internés étaient Les peines prononcées par ces sections sont l’emprisonnement, avec ou sans amende, les travaux forcés à durée limitée ou à perpétuité, la peine de mort, ces sentences sont immédiatement applicables, sans aucun recours possible. Le 18 octobre 1941, 63 Espagnols communistes sont arrêtés à Oran par les services de la police spéciale. A la même date 18 travailleurs des GTE de Kenadsa et de Colomb-Béchar sont également détenus et transférés au tribunal militaire d’Oran. ANOM.

Le commandant Caboche, directeur du camp de Djelfa, fut condamné à seize mois de prison. Le directeur de Berrouaghia fut mis en liberté provisoire. Du camp d’Hadjerat, le commandant et trois de ses adjoints accusés d’assassinats et de tortures furent condamnés à la peine de mort ; le lieutenant-colonel Viciot, responsable du secteur Colomb-Béchar depuis août 1941, aux travaux forcés à perpétuité ; enfin deux surveillants du camp à vingt ans et deux autres à dix ans. Quant au colonel Lupy, nommé également en août 1941 inspecteur général de tous les Groupements, il fut acquitté.

Le camp de Berrouaghia est également connu pour la cruauté de son régime. On y recensa, entre 1940 et 1942, 750 décès. En 1945, l’hebdomadaire socialiste d’Algérie Fraternité, dans une série d’articles, livre à l’opinion publique l’enfer vécu par les détenus. Plus qu’un camp, Berrouaghia est, en fait, une prison centrale regroupant sous le même régime condamnés de droit commun et détenus poli¬ tiques. A la fin de l’année 1940, une annexe spécialement réservée aux étrangers fut ouverte, divisée en deux sections. La première comprenait les internés dits « libérables », la seconde, les « indésirables » ne pouvant faire l’objet d’aucun sursis ; ils étaient 146 en mars 1941.

Hormis les GTE et les camps d’internés, existait un ensemble de prisons ou de pénitenciers, dans les¬ quels étaient transférés les exilés espagnols en attente de jugement ou déjà condamnés à des peines plus ou moins longues ou à la peine de mort par les tribunaux. Dans la prison centrale de Maison Carrée d’Alger, par exemple, était reclus, outre les députés communistes français et les communistes algériens, cinq républicains espagnols condamnés à mort.

La prison de Lambèse dans le Constantinois, le fort de Port-Lyautey et le camp de Missour au Maroc ont également « accueillis » des étrangers de diverses nationalités dans des conditions identiques et aussi sinistres que dans tous les autres camps.

Le débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord ne modifia pas immédiatement la situation des internés des camps disciplinaires et GTE. La politique de protectorat des autorités américaines en Algérie et au Maroc, dont l’objectif était de s’approprier le contrôle de ces territoires, et la nomination par ces mêmes autorités, en décembre 1942, de Giraud au poste de commandant en chef civil et militaire d’Afrique du Nord concoururent à laisser en place l’administration vichy ste et son arsenal législatif répressif22.

En outre, l’aversion de ces nouvelles autorités à l’égard des réfugiés espagnols ne disparut pas. En décembre 1942, Giraud exprima clairement le sou¬ hait de s’en débarrasser23. Il faudra donc attendre le 27 avril 1943 pour que, sous la pression des organisations communistes, soit décrétée par la commission interalliée la dissolution des camps, et juillet pour que fut effective la libération des internés. Toute une série de propositions accompagnait le texte de dissolution qui obligeait les réfugiés espagnols à choisir entre l’émigration vers le Mexique, le contrat de travail avec la Production industrielle, l’engagement dans les Pionniers britanniques ou dans les forces américaines, ou bien encore l’enrôlement dans la Légion étrangère ou dans les Corps francs d’Afrique24. Certains des réfugiés s’engagèrent dans les Corps francs, d’autres restèrent en Algérie ou au Maroc dans le but de reconstituer des noyaux poli¬ tiques et de reprendre la lutte antifranquiste.

En février 1944, peu de temps après la résolution par le Comité français de libération nationale de la poursuite en justice des ministres et hauts fonctionnaires français collaborateurs, eurent lieu, devant les tribunaux militaires d’Alger et de Blida, les procès des dirigeants des camps d’Hadjerat, de Djelfa, de Berrouaghia et plus tard de Maison Carrée, révélant à l’opinion publique l’atrocité des traitements subis par les internés25. Seul reste de ces procès ce que la presse d’Algérie de l’époque en a retracé, les archives de justice militaire demeurant aujourd’hui encore inaccessibles !

par Anne CHARAUDEAU

Prépare une thèse à l’Ecole des hautes études sur « l’immigration économique et politique en Algérie de 1930 à l’Indépendance ».

https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1992_num_1158_1_1894

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