Ouvrir en grand les archives : ces camps avec vue sur mer que la France a longtemps refusé de regarder

En 1938, une loi créait les “étrangers indésirables”, qu’on pouvait enfermer au nom du seul danger potentiel. En 1939, des dizaines de milliers d’Espagnols fuyant Franco étaient parqués, puis internés dans les camps du Sud de la France. Depuis Rivesaltes, retour sur 70 ans d’histoire de France.

La France a créé en 1938 la catégorie des « étrangers indésirables ». Les tout premiers seront les Espagnols, enfermés alors qu’ils venaient de franchir les Pyrénées par centaines de milliers après la victoire de Franco.
La France a créé en 1938 la catégorie des « étrangers indésirables ». Les tout premiers seront les Espagnols, enfermés alors qu’ils venaient de franchir les Pyrénées par centaines de milliers après la victoire de Franco.• Crédits : FPG/Hulton Archive – Getty

Cet automne, les archives départementales des Pyrénées-Orientales ont annoncé l’ouverture massive d’un fond d’archives très important, désormais accessible à tous, depuis n’importe quel ordinateur personnel : une base de données numérisée, qui donne accès au sort de 60 000 personnes parmi les prisonniers internés aux camps de Rivesaltes et Argelès-sur-Mer, entre 1939 et 1942. Cet accès sans équivalent à l’histoire de ces lieux d’enfermement à une dizaine de kilomètres de Perpignan intervient alors que les demandes de consultation étaient de plus en plus nombreuses : les archives reçoivent aujourd’hui jusqu’à trois cents requêtes par an.

Ces sollicitations affluent du monde entier, car de nombreuses trajectoires, et autant de nationalités, ont transité par ces 600 ha de baraques de fortune aux latrines infâmes. Certains ont survécu, d’autres sont morts sur place ou ont été assassinés en déportation en Allemagne. Tous comptent aujourd’hui des parents et des descendants, dispersés sur le globe terrestre, qui parfois cherchent à présent à reconstituer le fil tenu de ces trajectoires qui croisent histoire et mémoire.

Parfois, l’espoir est vain : le fichier mis en ligne compte quelque 90 000 fiches cartonnées au total, numérisées au terme d’un travail de fourmi d’une quinzaine d’années. Mais il est parcellaire, et souffre de trous inexorables : ainsi, toute la première partie de la Retirada, du nom de l’exil des Républicains espagnols fuyant le franquisme triomphant, est parti par pertes et profits à la Libération. Ceux qui chercheront aujourd’hui un nom, et un parcours pour en savoir plus sur ces visages gravés sur la pellicule en seront hélas pour leurs frais. Malgré tout, l’accès inédit à ces dizaines de milliers de fiches, et autant de traces d’histoires personnelles enchâssées dans une histoire collective, est un pas de géant alors que ces vies sont, longtemps, demeurées dans un silence assourdissant, faute d’accès aux sources et de volonté politique.

Lorsque le dessinateur Aurel est venu sur France Culture raconter les prémices de son film Josep, consacré au destin de Josep Bartoli et de plusieurs milliers d’anonymes qui, à la fin des années trente, ont fui l’Espagne franquiste pour finir, parqués, dans des camps français des Pyrénées-Orientales, il a raconté avoir d’abord trouvé très peu d’images pour se figurer ce pan d’histoire. Une absence d’images qui a longtemps entouré non seulement la mémoire de la Retirada, mais aussi toute l’existence de ces camps français qui ont vu le jour en 1939 avant d’être regroupés sur un terrain où l’armée avait d’abord songé installer ses garnisons. Ont longtemps manqué les images tout court, réelles comme ces dessins du carnet du républicain Josep Bartoli ou la poignée de clichés découverts dans la “valise mexicaine” de Robert Capa et Gerda Taro. Mais aussi les images mentales, et les représentations explicites et métabolisées, d’une réalité longtemps restée tapie dans l’ombre d’une histoire que la France ne regardait guère.

Mais la temporalité de la fabrication du film nous montre aussi tout le chemin parcouru : lorsque le dessinateur a commencé à travailler à son projet, le mémorial de Rivesaltes n’existait pas encore. Il a vu le jour en 2015. Une étape essentielle pour documenter l’histoire de ce que les historiens Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen ont nommé “le camp de la France”. C’est le titre de leur livre, paru justement cette année 2015. Docteurs depuis dix ans l’un comme l’autre, aucun d’eux n’avait pourtant fait sa thèse sur “Rivesaltes”, comme on dit aujourd’hui pour saisir le destin de ce petit archipel de camps rapidement centralisé dans les baraquements en dur de l’ancien site de garnison. En somme, une histoire de France à tiroirs, dont le détail déborde largement celle de la Retirada des Républicains espagnols. Après eux, ce sont les Juifs et les Tsiganes de Zone libre sous Vichy, puis les collaborateurs à la Libération, et les harkis, abandonnés par la France après avoir traversé la Méditerranée à la fin de la Guerre d’Algérie où ils avaient servi de supplétifs à l’armée française, qui y seront accueillis jusqu’au départ des toutes dernières familles, en 1977. Encore que “accueillis” soit un terme bien trop euphémistique pour l’expérience d’un séjour au camp. De l’ancien site militaire grand comme soixante fois Paris, l’Etat fera brièvement (et contre l’avis du préfet, sollicité sur la délicatesse de la destination), un CRA (Centre de rétention administrative, pour les étrangers en situation irrégulière) avant de laisser la garrigue reprendre ses droits entre ces murs bien chargés.

Longtemps, il n’y eut que peu de recherches académiques à fouiller directement l’histoire du site. Quand Anne Boitel consacrait, en 2000, un mémoire de maîtrise à la fac de Perpignan au sort des Juifs à Rivesaltes en 1941 et 1942, très peu d’ouvrages étaient encore disponibles, même si la liste des 2 300 Juifs enfermés sur place avait par exemple fait l’objet d’une publication au début des années 1990. Aujourd’hui au cœur de plusieurs travaux de doctorants, récemment soutenus, ou encore en cours, l’histoire de Rivesaltes gagnera encore à l’accès libre au fichier d’archives décidé en septembre 2020, ce qui pourra permettre d’arpenter, depuis les inventaires désormais accessibles en ligne, des angles morts. Car longtemps, l’absence de travaux et les difficultés d’accès aux sources parcellaires, éparses et fragiles, ont coïncidé. Au milieu des années 1990, une partie du fichier des Juifs internés au camp avait même carrément fini à la benne. On pouvait y lire le nom d’un millier de Juifs passés entre le 15 avril et le 24 décembre 1942 par cette gare de triage devenue antichambre des camps de la mort. La plupart y figurent, classés par nationalité, et parfois, inscrits sur des listes qui distinguaient entre ceux qui partaient pour Drancy, et ceux qui étaient fléchés pour y échapper – au moins momentanément. D’autres documents en partance pour la déchetterie renseignaient encore des bribes de la trajectoire d’étrangers en situation irrégulière qui transitèrent, eux aussi, par le camp à cette époque, dans l’entrelacs de ces pans d’histoire encore largement à excaver à l’époque.

En 1997, on trouvait encore tout au plus, sur place, une stèle érigée à la mémoire des Juifs déportés du camp de Rivesaltes vers Auschwitz, inaugurée en 1994, avant une autre, pour les harkis, en décembre 1995. Il faudra attendre cinq années de plus et 1999 pour voir sortir de terre une autre plaque, cette fois en hommage aux Républicains espagnols. Sauvé in extremis avant sa destruction et rendu public dans la presse locale, le fichier des prisonniers juifs de 1942 avait regagné les archives départementales, mais l’idée, tellement saisissante, qu’on ait pu seulement imaginer s’en débarrasser accélère le travail de mémoire. Et le rend surtout incontournable. C’est dans la foulée que l’idée de créer un Mémorial de Rivesaltes redouble d’ardeur. Elle doit beaucoup au travail de mobilisation de deux locaux, Claude Delmas et Claude Vauchez, et d’un relais important trouvé auprès de Serge Klarsfeld qui, dès 1978, avait cherché à viraliser la liste des déportés juifs du camp qui semblait sombrer dans l’oubli.

Vingt ans plus tard, une pétition d’ampleur nationale voit cette fois le jour, tandis que, sur place, dans les Pyrénées-Orientales, un élu socialiste part en campagne et décide de militer pour la création d’un lieu de mémoire ambitieux. C’est Christian Bourquin, qui remporte la présidence du Conseil départemental en 1998, et bientôt prendra la tête de la Région à la mort de Georges Frêche. Sans perdre de vue son objectif : créer un Mémorial. En 2006, le projet a déjà fait un pas de géant lorsque l’architecte Rudy Ricciotti est missionné, et qu’un vaste travail de documentation s’ouvre.

Inauguré fin 2015, ce Mémorial compte aujourd’hui un conseil scientifique, toujours présidé par Denis Peschanski, spécialiste de l’histoire mémorielle, que Bourquin était allé chercher tandis que le projet en était encore aux limbes. A la fois institution à vocation scientifique et lieu pédagogique en soi, ce lieu vient trouer la brume des impensés et des non-dits. Sur le net, on trouve par exemple la trace de rencontres entre des survivants du camp et des élèves en lycée agricole dans la région, et les médias régionaux qui filment ces moments de transmission.

Car l’existence d’un lieu mémoriel a non seulement permis de sédimenter une histoire menacée par l’oubli (ou le déni), mais aussi aidé à la circulation de matériaux – principalement des photos – pour documenter l’histoire d’un site : le “camp Joffre” de son nom administratif, éternellement en travaux, et seule adresse durable de ceux que l’Etat français a durablement construits comme ses “étrangers indésirables”. Mais parce que des ponts existent entre tous les objets de cette histoire filigrane, au-delà de l’histoire du site, c’est aussi à l’histoire française de l’immigration, outre celle de Vichy, que l’on accède en découvrant Rivesaltes. La catégorie “étrangers indésirables” qui s’affiche, explicite et in extenso, sur la littérature administrative, vient d’une loi de 1938, qui autorisera l’internement au nom du seul danger potentiel que ces étrangers étaient censés représenter – et non ce qu’ils avaient fait. Lorsqu’ils sont plus de 400 000 à franchir la frontière en février 1939 après la victoire de Franco dans la Guerre d’Espagne, les Espagnols de la Retirada sont les premiers à être enfermés au nom de cette catégorie administrative qui mutera encore au fil de l’histoire, creusant à chaque fois un peu plus le fossé qui séparait la réalité vécue par ces “indésirables”, des paroles d’un Léon Blum qui avait d’abord parlé de “nos hôtes espagnols”.

A l’été 1940, on compte quelque 50 000 personnes dans les camps du rivage catalan. La catégorie « indésirables », marqueur de l’indignité, n’a pas toujours concerné les mêmes gens, mais tous feront l’expérience d’un dispositif qui a en commun l’enfermement, la dégradation et, à chaque fois, le rôle des forces de l’ordre françaises pour chapeauter le tout, alors que le camp redeviendra lieu de garnison quand les Allemands prendront le contrôle de la zone dite « libre », en 1942. En deux ans, 17 500 personnes auront été internées à Rivesaltes, dont 53% d’Espagnols, 40% de Juifs étrangers, et 7% de Tsiganes, français. Un véritable observatoire de l’histoire française de la relégation xénophobe au XXe siècle en somme. Et justement l’historien Philippe Joutard écrivait dans la préface au livre de Lebourg et Moumen, en 2015, que “écrire l’histoire du camp de Rivesaltes […] c’est [adopter] un prisme à travers lequel apparaît l’histoire tourmentée de la France depuis plus de sept décennies ».

Contrairement à Drancy qui a retrouvé sa fonction de cité HLM en Ile-de-France, le camp de la zone libre est finalement resté tel quel. Aujourd’hui, les visiteurs découvrent un site planté dans la garrigue, à la sortie de Perpignan, pas très loin de là où file l’autoroute A9. Là où l’on trouve aujourd’hui un centre de formation, une agence Chronopost et quelques domaines agricoles où l’on fait pousser le raisin pour en faire surtout du muscat, les baraquements frustes sont devenus des lieux de mémoire. Une mémoire à plusieurs facettes, que mobilisent des hommes et des femmes politiques de bords différents, et notamment d’extrême-droite, qui ont pu s’y montrer pour honorer le souvenir de l’endroit, et labourer quelques hectares politiques. Et si Denis Peschanski a souvent évoqué Rivesaltes comme un lieu “qui parle de lui-même”, l’usage politique qui se dessine rend d’autant plus crucial le récit scientifique, et la démocratisation de l’usage des archives. Les centaines de demandes, et autant de connexions individuelles, depuis l’ouverture du site d’archives au grand public, parlent aussi de cela : la nécessité de s’approprier une mémoire, et de continuer disséquer, et construire, à hauteur de vies humaines, une histoire, pour s’affranchir de toute confiscation politique.

Chloé Leprince

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