Archives de catégorie : Culture

Les volontaires internationaux anarchistes et révolutionnaires durant la guerre civile

Édouard Sill, doctorant en histoire contemporaine à l’École Pratique des Hautes Études (EPHEE), viendra nous parler du mouvement anarchiste pendant la guerre d’Espagne : « Ni Franco, ni Staline ». Elle sera suivie d’un moment convivial avec la chorale « La P’tite Rouge de Touraine » qui chantera quelques chansons adaptées à cette période.
Cela se déroulera le vendredi 16 février, à 18h30, à la bibliothèque de Saint Pierre des Corps.

Ci dessous, en lien, la série d’émissions qu’avait réalisé par Édouard Sill pour « Demain Le Grand Soir » en 2006, sur les ondes de « Radio Béton ». Elles étaient consacrées à la révolution espagnole de 1936 et nous donne une avant gout du débat de vendredi prochain :
http://demainlegrandsoir.org/spip.php?article1538

LA RHETORIQUE NATIONALISTE DANS LES DISCOURS DE FRANCO (1936-1945)

La rhétorique nationaliste dans les discours de Franco (1936-1945)1

Marie-Aline Barrachina

Université de Nice-Sophia-Antipolis

http://books.openedition.org/pulm/773

 

 

 

1On sait que ce sont les circonstances de la guerre qui conduisent Franco à la fonction de Généralissime. Le général Sanjurjo, leader naturel du soulèvement, meurt dans un accident d’avion dès le 20 juillet 1936. Aussi, quand la nécessité de soumettre toutes les forces militaires insurgées à un commandement unique s’impose, c’est Franco qui semble réunir toutes les conditions nécessaires pour assumer cette fonction, et cela précisément en raison de son apparent apolitisme. Javier Tusell énonce de la façon suivante les qualités requises, réunies par Franco :

 […] él era, de todos los generales, el menos susceptible de encontrarle enemigos, el que parecía más reposado, el más estrictamente militar y el que menos identificado estaba con cualquier situación política anterior. Era, sobre todo, el general que había obtenido más triunfos en el campo de batalla2.

2En fait, l’image couramment répandue est celle d’un homme sans motivation idéologique précise, doté en revanche d’un puissant opportunisme au bénéfice de sa seule volonté de pouvoir ou de puissance. Selon l’opinion de la plupart des chercheurs, c’est ce qui a permis à Franco de s’imposer, faisant feu idéologique de tout bois. Cela a été dit et écrit maintes fois, en effet, le Général Francisco Franco Bahamonde n’a jamais développé une pensée politique aux contours bien définis. S’il ne fit pas mystère, en 1931, de ses réticences à l’égard de la République et de sa fidélité à la Monarchie, il n’en tint pas moins à affirmer dans une lettre qu’il adressa à Luca de Tena, directeur de l’ABC, sa « ferme intention de respecter, comme il l’avait fait jusqu’alors, la Souveraineté Nationale » (lettre datée du 18 avril 1931). Cinq ans plus tard, il prétendit légitimer sa participation au soulèvement par la stricte nécessité de :

restablecer el Imperio del orden dentro de la República, no solamente en su apariencia o signos exteriores, sino también en su misma esencia3.

3Il s’avère ainsi que la préoccupation essentielle du futur dictateur est l’ordre. Au tout début de l’insurrection, préparée sans lui ainsi que le rappelle Bartolomé Bennassar4, c’est l’ordre établi par la République d’avant le Front populaire, la République de l’oligarchie et de la CEDA, que Franco affirmait vouloir restaurer. En bon militaire respectueux de la hiérarchie et de la légalité, il avait obéi à la loi de la monarchie, puis à la loi de la dictature de Primo de Rivera, et enfin à la loi de la République, tant que cette dernière lui avait semblé garantir l’ordre. N’est-ce pas au nom de cet ordre, d’ailleurs, qu’il avait participé, pour la République, à la répression du mouvement des Asturies ?

4Or, cet ordre que Franco tient à sauvegarder ou à rétablir n’est jamais que l’ordre rêvé par une idéologie nationaliste réactionnaire née au milieu du dix-neuvième siècle5 et reprise par l’extrême droite fascisante du milieu du vingtième siècle. Cette idéologie doit beaucoup à des théoriciens catholiques conservateurs comme José Donoso Cortés (1809-1853), et Jaime Balmes (1810-1848), qui ont introduit l’idée de nation dans la pensée réactionnaire espagnole (Balmes), et postulé l’un et l’autre le rôle déterminant du catholicisme en Europe. Dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme (1851) Donoso Cortés n’affirme-t-il pas que le dilemme de la civilisation réside essentiellement dans le choix entre despotisme socialiste et absolutisme catholique ? Pour lui, qui aspire à la restauration de l’ordre divin, le débat politique est un combat théologique qui oppose les forces du mal (le socialisme) aux forces du bien (le catholicisme), elles-mêmes représentées par l’Espagne nationale et catholique. Balmes, de son côté, affirme contre Guizot la supériorité civilisatrice du catholicisme par rapport au protestantisme6. Balmes et Donoso, comme plus tard le feront l’idéologue du Carlisme Juan Vázquez de Mella (1861-1928) et le très grand historien conservateur Marcelino Menéndez y Pelayo (1856-1912), établissent une stricte équivalence entre catholicisme et essence nationale, et défendent la notion d’État catholique, convaincus qu’ils sont que les intérêts de l’État espagnol et les intérêts de Dieu sont les mêmes. D’où une conception farouchement centraliste de l’État, et la conviction que l’unité nationale, fondée sur l’unité religieuse, ne peut souffrir la moindre faille.

5Autrement dit, le fondement de l’idéologie réactionnaire espagnole est une théologie politique qui implique la guerre contre le mal intérieur et extérieur. Un nationalisme centraliste sans concessions s’impose, justifié par la nécessité de préserver une unité nationale et religieuse seule susceptible de faire échec au mal.

6Les mêmes principes semblent mouvoir Franco qui, dans son premier manifeste, met en avant la menace de démembrement national en des termes catastrophistes et décrit ainsi le chaos qui justifie selon lui une intervention :

Ni unidad de la Patria, amenazada por el desgarramiento territorial, más que por regionalismo, que los Poderes fomentan ; ni integridad ni defensa de nuestra frontera, cuando en el corazón de España se escuchan las emisoras extranjeras anunciar la destrucción y reparto de nuestro suelo. (17 juillet 1936).

7L’alternative politique est fort simple : contre l’unité nationale et l’intégrité territoriale, l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur conjuguent leurs efforts destructeurs. Pour Franco, par conséquent, combat idéologique et défense nationale se confondent. L’unité nationale ne peut s’accommoder d’aucune nuance régionale, et toute mise en cause de l’autorité de l’État, quelle que soit sa forme, est à mettre au compte d’une atteinte à l’intégrité de la Patrie. En d’autres termes, Franco épouse spontanément les éléments fondamentaux d’une idéologie nationaliste fondée sur le national-catholicisme, avant même que le régime qui sera créé quelques mois plus tard n’en ait formulé les bases. Cette pensée rudimentaire qui met au premier plan et sur le même plan l’unité nationale et la défense nationale trouvera sa forme achevée —après l’ajout de l’aspiration impérialiste— dans le slogan « España una, grande y libre ». C’est sur la base de cette pensée que le régime franquiste va construire un discours de légitimation qui ignore le débat politique et social et lui substitue une rhétorique du national et de l’exclusion, de l’Espagne et de l’antiEspagne dont il nous semble possible de reconstituer l’articulation à travers l’étude de quelques textes et discours produits dans les années 1936-1945 et attribués à Franco.

 

DÉFENDRE LA CIVILISATION CHRÉTIENNE DANS LE MONDE

8Parmi les thèmes évoqués par Franco dans ses discours, celui de la civilisation, sauvée par une Espagne nationale à vocation universelle est récurrent. Le mot civilización apparaît dans un premier temps sous une forme adjectivée qui en banalise le sens : le 25 juillet 1936, Franco en appelle à l’opinion internationale qui doit comprendre que le soulèvement n’a pas d’autre but que de « sauver une Espagne civilisée », c’est-à-dire une Espagne où règne l’ordre, simplement. Quelques mois plus tard, le substantif prend le pas sur l’adjectif, rendant à la notion de civilisation le caractère universel et exclusif qui l’oppose à la barbarie. Dès lors, il apparaît clairement que, selon Franco, le combat qui se joue dans la Guerre civile est la première bataille d’une lutte titanesque entre le bien et le mal, entre la civilisation et la barbarie. Dans ce combat, L’Espagne nationale assumerait une mission universelle de défense de la civilisation. C’est ce que Franco affirme le 18 avril 1937 par exemple :

Estamos ante una guerra que reviste cada día más el carácter de cruzada de grandiosidad histórica y de lucha de pueblos y civilizaciones. Una guerra que ha elegido a España otra vez […] para […] traer la paz al mundo.

9Fidèle à cette conviction, Franco la reformule à plusieurs reprises, comme il le fait encore le 7 décembre 1942, trois ans après la fin de la Guerre civile.

En esto [defensa de la fe, de la civilización y de la cultura] consiste la trascendencia de nuestra presencia en el mundo y la razón de que no podamos perder el tiempo dedicándoles atención a los eternos descontentos. Aún sin este imperativo de nuestro destino universal carecerían de contenido para tenerlos en cuenta.

10Une telle conception de l’Espagne fait en quelque sorte de cette dernière le paradigme de la civilisation, et lui confère du même coup un caractère d’universalité. Cette opération permet d’étendre les frontières idéologiques de l’Espagne nationale aux limites de l’espace européen. A plusieurs reprises, en effet, tout au long de la Guerre civile, Franco attribue à l’Espagne nationale le rôle de poste avancé de l’Europe et de sa civilisation. « No se defiende sólo el solar español, sino a Europa entera de los peligros comunistas », dit-il par exemple le 31 décembre 1936, ou plus tard le 18 avril 1938 : « nuestra lucha significa la salvación de Europa ». L’Espagne nationale assumerait donc seule le destin d’une civilisation européenne mise à mal dans les autres pays d’Europe. En fait, dès lors que l’Europe n’est plus en état de défendre la civilisation qu’elle a créée — Franco ne dira-t-il pas en 1943 dans son discours du 12 octobre, que la « vieille Europe » est la « mère de la civilisation » ? — elle n’est plus qu’un espace géographique passif, livré à toutes les convoitises idéologiques. Seule l’Espagne nationale représente encore cette civilisation, qu’elle a pour devoir d’exporter à nouveau dans le monde. Franco reprend ainsi à son compte l’idée d’une Espagne investie d’une mission divine qui lui ouvre l’espace universel de la catholicité. Il s’inspire en cela de la tradition catholique revisitée par Ganivet, puis par Maeztu, et de la formulation chère à José Antonio Primo de Rivera avec sa définition de l’Espagne comme « unité de destin dans l’universalité » qui figure au deuxième point du programme de la Phalange7.

11Dans cet espace de dimensions mondiales ouvert à l’Espagne s’inscrit, à partir du début de la seconde Guerre mondiale, un autre espace plus réduit mais plus dense. C’est l’espace de la Hispanidad, qui se substitue à celui de l’Europe comme espace privilégié de la civilisation à partir de la fin de la Guerre civile. L’image d’une Espagne nationale volant au secours de l’Europe catholique, sans disparaître complètement, perd de l’importance à partir du début de la seconde Guerre mondiale dans les discours de Franco. La non-intervention de l’Espagne dans le conflit lui interdit des considérations trop appuyées sur le sort de l’Europe, et ne lui permet que des manifestations de compassion ou des comparaisons au bénéfice d’une Espagne nationale pacifique. En revanche, les bonnes relations du régime avec certains pays de l’Amérique hispanique fournissent à Franco l’occasion de reprendre à son compte la defensa de la hispanidad de Maeztu. Dans ces années d’après la Guerre civile en somme, le franquisme semble vouloir trancher en faveur de la Hispanidad un débat culturel et politique qui avait opposé Hispanidad et européanisation au cours du premier tiers du vingtième siècle. C’est ainsi qu’en décembre 1942 Franco explique à son Consejo Nacional qu’en dépit de son appartenance à l’Europe, l’Espagne se distingue de cette dernière, en raison des valeurs spécifiques qui sont celles de la Hispanidad :

Nosotros no pertenecemos a un mundo distinto del europeo, aunque poseemos características propias y reservas de espiritualidad para asombrarle. (7 décembre 1942)

12Lors de la cérémonie de réception de l’ambassadeur du Chili, le 20 février 1941, Franco déclare que la Hispanidad consiste, par le biais du Consejo de la Hispanidad, à « assurer la continuité et l’efficacité de l’idée et de l’œuvre du génie espagnol, en restaurant la conscience unitaire du monde hispanique ». Autrement dit, cette conception de la Hispanidad est fondée sur la reconnaissance d’une primauté morale de l’Espagne, même si Franco ajoute un peu plus loin dans ce même discours que l’unité recherchée respectera le principe de l’égalité entre les peuples qui la constituent :

El mundo hispánico ha de ser un algo único e indivisible, de pleno entendimiento universal, en el que sean partes iguales España y cada uno de « los pueblos de América libres, independientes y soberanos ». Largo y difícil es el camino, pero más largo y más difícil fue el primer viaje, y obtuvo el espléndido resultado de dar América a España y España a América. […] Esta colaboración sincera en pro de la unidad hispánica, […] no necesitará el sacrificio de ninguna característica nacional. Antes al contrario, nosotros sabemos mejor que nadie —porque nuestro pueblo español es vario— que de la más rica variedad suele brotar la unidad más potente cuando por sobre aquélla se eleva una fuerte conciencia unitaria de común destino histórico.

13On remarquera l’extrême ambiguïté de ces propos qui prononcent et nient en même temps la supériorité et la prééminence de l’Espagne dans la communauté du monde hispanique, d’une part, et qui proposent comme modèle à cette communauté la structure étatique d’une Espagne dans laquelle les spécificités régionales accepteraient de s’effacer au profit d’un destin historique commun. Dans le même esprit, quoique plus brutalement, Franco avait récusé le caractère localiste ou régionaliste de la tradition espagnole, et affirmé la vocation universaliste de cette même tradition comme étant absolument incompatible avec la première.

[…] aquella España unida para defender y extender por el mundo una idea universal y católica, un imperio cristiano […] aquella tradición española que no representaba carácter alguno local ni regional, sino al contrario, universalista, hispánico e imperial. (18 avril 1937)

14Autrement dit, au cœur de la conception franquiste de la Hispanidad se trouve un nationalisme nostalgique de l’Empire qui ne reconnaît qu’à grand peine la fin de l’hégémonie politique. Aussi toute manifestation d’identité alternative est-elle perçue comme une menace : celle de la poursuite d’un processus de démembrement commencé avec les proclamations d’indépendance du dix-neuvième siècle. C’est sans doute ainsi que s’explique en partie le farouche centralisme du franquisme.

15Est-il nécessaire d’ajouter que pour Franco, comme pour la plupart des nationalistes espagnolistes libéraux ou réactionnaires depuis le dix-neuvième siècle, le cœur de cette construction concentrique que représente la Hispanidad est la Castille ? Dans la foulée des générations précédentes qui ont vu toute l’Espagne dans la Castille du Cid et des Rois Catholiques Franco considère la Castille comme le creuset de l’histoire de cette Espagne, et donc, du monde.

 

DÉSIGNER ET COMBATTRE L’ANTIESPAGNE

 

16Javier Herrero a souligné très justement la grande influence, dans le champ diffus des idéologies du premier tiers du vingtième siècle espagnol, de la pensée de Menéndez y Pelayo qui concevait l’histoire d’Espagne comme un conflit entre « la vieille Espagne traditionnelle et une pensée étrangère, révolutionnaire et antiespagnole »8. L’historiographie espagnole des années trente et quarante étant très tributaire de l’œuvre de Menéndez y Pelayo, même à travers les dénégations des intellectuels les plus libéraux, il serait mal venu de s’étonner de l’adhésion de Franco à l’idée d’une Espagne soumise à ce conflit. En revanche, il convient de remarquer qu’il adopte dans son entier la position politique réactionnaire qui fait de ce conflit un conflit destructeur résultant d’un complot international plutôt qu’un conflit dialectique opposant progrès et tradition. Aussi, suivant en cela le courant réactionnaire nationaliste, Franco désigne-t-il à la vindicte l’antiEspagne, c’est-à-dire un ennemi réputé étranger, même quand c’est de l’intérieur que cet « ennemi » ronge l’identité espagnole. La notion d’antiEspagne permet en effet, on va le voir, de refuser la qualité d’Espagnol à quiconque n’adhère pas sans réserves aux valeurs traditionnelles de l’Espagne catholique.

17Quand il parle de l’adversaire de la « zona roja », Franco semble se refuser à évoquer dans sa complexité l’éventail politique que fédère le camp républicain. Globalement, il désigne l’adversaire espagnol par l’expression courante rojos. Certes, cette expression est très lexicalisée, et aussi bien revendiquée par ceux-là mêmes qu’elle désigne. Il n’en reste pas moins qu’elle a pour le camp national et pour Franco qui en est le chef, l’avantage de réunir sous un même vocable évoquant le sang tout le spectre politique, des républicains libéraux les plus tièdes aux communistes les plus ardents. Si le lexique de Franco dans sa désignation de l’ennemi espagnol est relativement réduit, c’est pour mieux lui permettre de mettre l’accent sur la complexité du rôle de l’Étranger dans ce qu’il considère comme une perversion de l’âme espagnole. En d’autres termes, son discours consiste essentiellement à dire et à répéter que le mal à combattre pendant la Guerre civile, que le mal à craindre après la guerre provient exclusivement de l’Étranger. Très vieille stratégie nationaliste de repli qui prend chez Franco des proportions gigantesques.

18Franco distingue dans le monde extérieur deux grands blocs. Le premier est sans ambiguïté le monde communiste, symbolisé par une référence récurrente à la Russie. L’association Étranger-adversaire politique est d’autant plus efficace qu’elle ne s’embarrasse pas de nuances. Certes, à partir de 1938 la Russie Soviétique accepte de soutenir les républicains, mais l’hostilité avérée de Franco à cette même Russie Soviétique précède de loin cet événement, puisque dès septembre-octobre 1936 il met en cause la « barbarie de Moscou » (1er octobre) et une République « au service de Moscou » (6 septembre). Le second bloc hostile, apparemment non défini (extranjero, internacional, imperialismo) est de toute évidence le reste du monde occidental, même si l’Europe, en tant que telle, n’est désignée de façon négative que rarement dans les discours de Franco. En d’autres termes, Franco désigne à la vindicte nationale à la fois le monde communiste et le monde libéral. Même en 1945, où le régime a tout intérêt à réduire son agressivité à l’égard des alliés vainqueurs de la Guerre mondiale, Franco met encore en cause l’Étranger, bien que ce soit désormais davantage pour lui reprocher son incompréhension que pour l’accuser d’avoir des intentions hostiles à l’égard de l’Espagne. C’est ainsi que s’opère une première étape dans l’amalgame : les « rouges » sont les jouets ou les complices de l’Étranger. Leur responsabilité ne serait réellement engagée, selon Franco, que quand ils trahissent délibérément, cessant par là même d’appartenir à la communauté nationale.

19Il faut donc établir la liste des moyens qui permettent au complot international de parvenir à ses fins de destruction de l’Espagne. C’est pourquoi Franco, si avare en vocabulaire politique quand il s’agit de son propre régime, si imprécis dans sa désignation des composantes de la « zona roja », devient fort prolixe aussitôt qu’il désigne ceux qui, selon lui, manipulent les républicains espagnols, même et surtout si cette prolixité ne fait que renforcer la confusion. Indiquons avant d’aller plus avant que les cibles privilégiées de Franco sont le communisme et la franc-maçonnerie, en tant que l’un comme l’autre seraient des forces occultes d’origine étrangère qui menacent l’Espagne.

Nuestro anticomunismo no ha sido un capricho, sino una necesidad[…] en nuestra lucha por liberar a España de los poderes ocultos que amenazaban destruirla, y entre ellos el comunismo ocupa un lugar preponderante. (17 juillet 1945)

20Selon Franco, ces deux ennemis fondamentaux sont d’autant plus pernicieux que pour parvenir à leurs fins, ils infiltrent d’autres idéologies — quand ils n’en sont pas les instigateurs directs— prennent des formes multiples, et s’associent entre eux afin de mieux manipuler l’opinion dans un but impérialiste. Il faut en effet noter que Franco emploie assez souvent le terme imperialista et toujours pour désigner les intentions expansionnistes de l’Étranger : la Russie, mais aussi l’Angleterre, et plus généralement, « l’Étranger ». C’est ainsi que Franco peut désigner un ennemi unique (l’Étranger et ses complices intérieurs) et multiple dans des amalgames souvent surprenants. Le plus frappant de ces amalgames est sans doute celui-ci, énoncé le 17 mars 1943, lors du discours de l’inauguration des Cortes :

El grandioso alzamiento nacional del dos de mayo, turbiamente explotado por enciclopedistas y masones, permite asentar […] el régimen liberal parlamentario que presidió los días más tristes de nuestra Patria y que culmina en el presente siglo en la proclamación de la segunda República española, que, no teniendo ya territorios ultramarinos que liquidar, intentaba fragmentar el propio solar al que acabó sumiendo en la bárbara invasión del materialismo bolchevique. (17/03/43)

21Dans cette seule phrase d’un seul souffle se trouvent réunis tous les éléments de la chaîne d’amalgames que pratique volontiers Franco, et que nous schématiserons ainsi :

Esprit de l’Encyclopédie, Révolution française, Europe & Francs-maçons, Juifs
 = Libéralisme, capitalisme, démocratie, République
 = Révolution internationale et communisme
 = Complot international.

22En d’autres termes, selon Franco, il y a une collusion absolue des idées et des systèmes contre l’essence même de l’Espagne, symbolisée par la « véritable démocratie » pratiquée avant la Révolution Française. Le complot semble remonter, selon Franco, à l’esprit de l’Encyclopédie, fomenté par la franc-maçonnerie, qui aurait conduit précisément à la Révolution Française, grâce à laquelle aurait triomphé un esprit afrancesado y europeizante (18 avril 1937) caractérisé par le libéralisme en politique et le capitalisme en économie, entretenus avec malignité par Juifs et Francs-maçons qui, en faisant le lit des démocraties « formulistas » (20 mai 1945), ouvriraient enfin la voie à la révolution communiste internationale.

23Rares sont, naturellement, les moments où Franco parvient, comme dans la citation que nous avons produite plus haut, à associer tous les éléments qui figurent dans ce schéma. En revanche, il les associe fréquemment par groupes de deux ou trois. On observe néanmoins, à la lecture des textes, que le nombre des attaques verbales renvoyant à chacun des noyaux du schéma ci-dessus décroît assez régulièrement de 1936 à 1945, sauf en ce qui concerne le couple libéralisme-capitalisme, particulièrement attaqué par Franco entre 1939 et 1943, période pendant laquelle il pouvait espérer une victoire de l’Axe. On notera aussi l’importance numérique écrasante des occurrences renvoyant au groupe communisme-révolution, qui supplante de façon significative les autres groupes. Aussi ce groupe, étroitement lié à l’Étranger, aux Juifs, à la démocratie, au capitalisme, à la révolution et au Front populaire, se trouve-t-il au centre de nombreuses associations.

24Mais le communisme n’est, selon Franco, que l’un des aspects —le plus récent et le plus virulent— de l’entreprise destructrice, puisque, toujours selon Franco, le monde libéral avec ses Francs-maçons, ses capitalistes et son libéralisme y participent aussi activement, en étroite collaboration C’est ainsi que le communisme et le marxisme, loin d’être des options politiques ou philosophiques choisies par des Espagnols, apparaissent plutôt comme le cheval de Troie d’un internationalisme remontant au Siècle des Lumières, et dont le seul objectif serait de détruire l’Espagne en tant qu’elle symbolise des valeurs que ce même internationalisme — communiste ou issu des Lumières — prétend anéantir. De la sorte les deux grands ensembles, contradictoires selon la logique commune, ne font plus qu’un, selon la logique du discours de Franco.

25La xénophobie que manifeste quotidiennement Franco dans ses interventions verbales est au bout du compte assez abstraite. Elle n’est que le support qui lui permet de condamner une antiEspagne qu’il sait espagnole, subterfuge rhétorique par lequel il exclut de la communauté nationale cette antiEspagne, renforçant ainsi contre elle le sentiment d’unité. L’exclusion formule ici une unité patriotique qui se fonde contre l’antiEspagne étrangère. En d’autres termes, on peut dire que Franco sait habilement jouer d’une tradition xénophobe, et plus particulièrement francophobe, afin de pratiquer un amalgame qui désigne comme traître à la Patrie quiconque se montre hostile, voire indifférent, au Mouvement national né de l’insurrection.

 

SCELLER L’UNITÉ

 

26À plusieurs reprises nous avons fait valoir plus haut que le mythe de l’antiEspagne impliquait l’exclusion de ceux qui n’adhéraient pas à une certaine idée de l’Espagne. D’où la nécessité de rendre audible la réalité de la communauté scellée autour des valeurs de cette idée de l’Espagne.

27Dans cette perspective, un travail de redéfinition9 de la collectivité s’imposait, par le truchement du nous et plus encore par le truchement du possessif qui lui correspond. Par son seul énoncé, le possessif redéfinit les éléments auxquels il est associé, aussi ce procédé simple permet-il à Franco de définir et de redéfinir en permanence la collectivité nationale et de marquer son identité qui la distingue de celle de l’adversaire : des formules répétées à l’envi comme « nuestra Patria », « nuestra nación », « nuestro pueblo », « nuestro suelo », et surtout « nuestra España », scellent une communauté et établissent une ligne de démarcation entre cette communauté nationale reconnue comme telle et cette communauté autre que l’on rejette. L’appropriation qui dessine une identité collective se manifeste aussi massivement par l’appropriation de l’histoire et de la culture : « nuestra historia, nuestra cultura, nuestra civilización, nuestras tradiciones, nuestros Reyes, nuestros siglos de oro, nuestros capitanes ».

28Notons ici combien l’emploi réitératif du possessif nuestro est exclusif : par le jeu de l’appropriation et de la redéfinition, le discours de Franco exclut de l’univers qu’il construit verbalement, non seulement les hommes, mais aussi des pans de l’histoire et même de la langue. Aussi les marques actives de l’élocuteur collectif (formes verbales, pronoms sujet et compléments) sont-elles à la fois exclusives et inclusives. Exclusives puisqu’elles écartent ceux qui n’adhèrent pas à l’énoncé ; Inclusives dans la mesure où la distinction entre la volonté de l’élocuteur singulier (Franco) et celle des destinataires au nom desquels il parle est nécessairement gommée par l’emploi du nous. Nombreuses sont en effet parmi les marques verbales de l’élocuteur collectif, celles qui indiquent un pouvoir-faire ou un devoir-faire. Ce procédé donne à entendre, au double sens du terme, un devoir et un pouvoir personnels acceptés par la minorité qui soutient le Pouvoir, et en même temps un devoir et un pouvoir collectifs délégués au chef charismatique.

29Nous avons énuméré plus haut les noms donnés à la communauté nationale. Les usages et emplois de España, Estado, nación, Patria, pueblo ont fait l’objet de nombreuses études dans le cadre de recherches linguistiques en politologie10 et l’auteur de ces pages a souligné l’importance dans un précédent article dont les grandes lignes sont reprises ci-dessous11.

30On observera tout d’abord la supériorité numérique écrasante du mot España, qui est présent dans presque tous les textes du corpus. Il n’est d’ailleurs pas rare que le mot España apparaisse 8, 10, voire près de 30 fois dans un même discours. Une telle fréquence est lourde de signification, et nous pensons avec Anna Rémis que cette fréquence répond à la nécessité pour Franco de fournir au pays une identité de substitution, de « nommer » un État encore innommé.

31Le mot Estado est aussi très couramment utilisé, surtout dans les premières années du franquisme. Selon Anna Rémis, Estado s’oppose à República en tant qu’État Nouveau, en tant qu’Espagne Nouvelle, ces deux dernières expressions étant synonymes dans l’esprit de Franco. D’ailleurs, la fréquence du mot Estado ne diminue en 1945 qu’après le 17 juillet, date de la promulgation du Fuero de los Españoles. À cette occasion, dans son discours devant le Consejo Nacional, Franco prononce jusqu’à 30 fois le nom de l’Espagne, alors qu’il ne prononce que 7 fois le mot Estado, mais 13 fois le mot nación. Car selon lui, España et nación définies l’une et l’autre comme unidad de destino et Estado défini comme un instrumento totalitario al servicio de la integridad de la Patria12 se confondent, chacun étant à la fois la communauté nationale et l’autorité transcendante et immanente qui les guide. Concepción Otaola, fait remarquer que dans le discours de Franco, en effet :

— L’État n’est pas considéré dans son seul aspect d’organisation politique ; les autres éléments du noyau sémique —unité territoriale, unité de liens, unité de population— sont également pris en compte. — Conformément à la conception de l’État national, l’aspect politique de nación est souligné. Lui sont données importance et suprématie dans tous les domaines : le socio-économique, le politique, les individus doivent être soumis aux « intérêts suprêmes de la nation ». Tout ceci fait que la valeur de nación est proche de celle de Estado.

32Cependant, le mot Estado, généralement suivi de ses déterminants español ou nacional n’apparaît massivement dans les discours de Franco que de façon sporadique, à des dates clefs. En d’autres termes, Franco n’utilise en fait cette notion que comme un subterfuge pour désigner son régime autoritaire avec ses implications dans tous les domaines de la société franquiste, en évitant de définir ledit régime.

33Indissociable de Estado le mot nación, emprunté à la tradition éclairée et récupéré dès le dix-neuvième siècle, semble cependant moins fondamental chez Franco que celui de Patria. Nación est pourtant le mot qui définit le mieux la communauté des individus nés d’un même peuple, comme se plaisait à le rappeler un Giménez Caballero qui voulait rendre à la nación « su etimología de nacer » ainsi qu’il le dira plus tard13. Franco ne renie pas cette idée, tant s’en faut. Il use d’ailleurs très fréquemment de cette notion dans sa version adjectivée qui lui permet de surdéterminer la plus grande partie de son lexique. Or, si l’adjectif nacional tient précisément lieu de marqueur de l’identité collective, le substantif correspondant a besoin, à l’inverse, d’un adjectif susceptible de marquer son identité pour qu’il puisse remplir pleinement sa fonction de reconnaissance — il a besoin d’un possessif : nuestra, ou d’un qualificatif : española. Dans la mesure où il admet le pluriel, en effet, le substantif situe la nation espagnole sur le même plan que les autres nations, et exige de ce fait une marque distinctive. Les contextes où nación s’oppose syntaxiquement à naciones ne manquent pas dans notre corpus pour confirmer que Franco a parfaitement conscience de cette caractéristique du mot nación. C’est pourquoi, croyons-nous, il lui préfère résolument le mot Patria, qui recouvre une notion singulière par définition, militaire et paternelle, exempte de connotations politiques marquées.

34Pour en terminer avec les mots de la reconnaissance de l’identité, il reste à examiner le cas du mot pueblo, que Franco emploie avec mesure, mais aussi avec constance. Concepción Otaola n’hésite pas à écrire qu’il y a « identification de pueblo en tant que communauté politique avec nación et avec España ». De fait, et dans de nombreux cas, España, nación et pueblo sont interchangeables. On en verra un exemple très caractéristique dans ces paroles prononcées le 21 juin 1937 : « es el resurgir de un pueblo que quiere ser libre, de una nación que pide un puesto ».

35Si pueblo, nación et España sont équivalents et interchangeables, c’est seulement dans la mesure où ces trois notions ne désignent qu’un seul pan de la réalité espagnole de la Guerre civile, celui de la Zone nationale et du Mouvement national. On retrouve ici plus que jamais le discours de l’exclusion comme ciment de l’unité et de l’identité. On en veut pour preuve le fait que jamais, dans le discours de Franco, le mot pueblo ne s’applique aux populations hostiles. On trouve à leur place les mots turba et horda. Autrement dit, et pendant la période de la Guerre civile en tout cas, le mot pueblo tend à désigner l’ensemble national favorable au soulèvement, toutes catégories sociales confondues. Ceux qui constituent le peuple sont, selon Franco :

Los que conozcáis esta idea, que une el burgués al obrero, el noble al campesino, el humilde al intelectual, serán acogidos (6/03/37).

36Néanmoins, cette communauté qui se situerait au-dessus de la lutte des classes se caractérise fondamentalement, dans les propos de Franco, par un esprit de sacrifice et de service cher à la morale militaire, à la morale la Phalange, et qui implique naturellement un respect aveugle de la hiérarchie militaire et politique. Car le maître mot qui résume en fin de compte les obsessions du Caudillo, c’est l’unité organique, cette unité fondée sur la hiérarchisation des éléments du corps national et sur le rejet de tout corps étranger ou réputé tel.

37II semblerait que Franco ait très rapidement trouvé dans son entourage immédiat des théoriciens qui ont su lui indiquer les ingrédients nécessaires et le conseiller habilement dans la composition de ses discours. La pauvreté littéraire et stylistique évidente qu’il ne nous appartient pas d’évaluer n’a pas à entrer en ligne de compte, tant il est vrai que l’on ne mesure pas l’efficacité d’un discours politique à cette aune, mais à celle de la clarté des schémas qu’il propose, et de leur répétition. Or, si l’on s’en tient aux quelques repères que nous venons de relever, on peut restituer sans peine le récit sur lequel Franco assoit les bases de son autorité : à l’origine serait le complot international, qui de tout temps s’est employé et s’emploie encore à détruire les valeurs éternelles du Bien symbolisées par la Civilisation Chrétienne. Or c’est à l’Espagne qu’incombe le devoir transcendant de conserver ces valeurs, de les répandre de par le monde et de les défendre contre le Mal. C’est pourquoi l’Espagne, investie d’une mission universelle, ne peut être elle-même qu’en assumant dans le passé et dans l’avenir cette mission. L’irruption des Lumières ne serait que le début de la dernière offensive séculaire menée par le complot international contre l’Espagne éternelle porteuse et gardienne des valeurs de la Civilisation chrétienne. Mais avec le Mouvement incarné par Franco, le retour de l’Espagne à sa vocation première est assuré. Car ce Mouvement est l’émanation de la nation espagnole, pourvue de vertus spécifiques dont les plus importantes sont le catholicisme et le patriotisme qui s’épanouissent dans l’orgueil national et le refus de toute influence étrangère susceptible de pervertir la nature éternelle de l’Espagne. Aussi toute déviation par rapport à cette nature doit-elle être rejetée comme anti-espagnole. L’uniformité, par le truchement d’une stratégie discursive de l’exclusion, devient synonyme d’unité, et le politique finit par être délibérément évacué au bénéfice du national.

 

 

 

NOTES

1 Cet article s’inspire de travaux antérieurs de l’auteur : Recherches sur les ressorts de la propagande franquiste (1936-1945), discours, mises en scène, supports culturels, Septentrion, Presses universitaires de Lille, 1995, et « Sur les discours de Franco (1936-1945) », Textes, langues, informatique, Les Cahiers Forell, n° 7, Université de Poitiers, mai 1996, pp. 39-76.

2 Javier Tusell, Franco en la Guerra civil, una biografía política, Barcelona, Tusquets editores, 1992, p. 50.

3 « Proclama del General en jefe de las fuerzas militares de Marruecos, en Melilla el 18 de julio de 1936 », José Emilio Diez, Colección de proclamas y arengas del general Francisco Franco, Generalísimo del Ejército, Sevilla, M. Carmona, 1937, pp. 133-134.

4 Bartolomé Bennassar, Franco, Paris, Perrin, 1995, p. 99 et suiv.. Voir aussi Paul Prestan, Franco, Caudillo de España, Barcelone, Grijalbo, 1994.

5 Voir Javier Herrero, Los orígenes del pensamiento reaccionario español, Madrid, Edicusa 1971 (et autres éditions)

6 Jaime Balmes, El protestantismo comparado con el catolicismo en sus relaciones con la civilización europea, 4 vols. 1842-1844, François Guizot, Histoire générale de la civilisation eu Europe (1828).

7 José Antonio Primo de Rivera, Escritos y discursos, obras completas, Madrid, éd. Agustín del Río Cisneros, Instituto de Estudios Políticos, 1976, (2 vol. ). Puntos programáticos de Falange Española de las J.O.N.S, Vol 1, p. 476.

8 Herrero, op. cit., p. 15.

9 Nous empruntons cette expression à Dominique Larroque-Laborde, tout particulièrement dans son article sur « Marc Sangnier : discours de formation », MOTS/ les langages du politique, n° 19, juin 1989, p. 48.

10 Voir Antonio Cillán Apalategui, El léxico político de Franco en las Cortes españolas, Zaragoza, 1970 ; Miguel Ángel Rebollo Torio, Lenguaje y política, introducción al vocabulario político republicano y franquista, 1931-1971, Valencia, Femando Torres editor, 1978 ; « Historia y lenguaje », Historiografía española contemporánea, X coloquio del Centro de Investigaciones Hispánicas de la Universidad de Pau, dir. Manuel Tuñón de Lara, Madrid, siglo xxi, 1980, p. 275-294 ; Anna Rémis, « Discours nationaliste et stratégies discursives », Nation et nationalisme en Espagne du franquisme à la démocratie. Vocabulaire et politique, Paris, publications de l’Inalf, collection « Saint-Cloud », Klincksieck, 1986, p. 11-20 ; Esteri Forsberg « Emploi et fréquence de « patria » et de nación » dans le discours de Franco », idem, ibidem, pp. 21-30 ; Concepción Otaola, « Estado et Pueblo dans le discours franquiste », Mots/les langages du politique, Paris, Presses de la fondation nationale des Sciences politiques, n° 13, p. 111-127.

11 « Sur les discours de Franco (1936-1945) », Textes, langues, informatique, Les cahiers forell, n° 7, Université de Poitiers, mai 1996, p. 39-76.

12 « Fuero del trabajo », 9 mars 1938.

13 Ernesto Giménez Caballero, Memorias de un dictador, Barcelona, Planeta, Espejo de España, 1979, p. 55.

 

Des dates à ne pas oublier ….

  • Mardi 4 avril : venue à Tours du groupe de poètes espagnols engagés éditeurs de la revue poétique « Fake » (à León), pour une lecture-spectacle (lecture de textes publiés dans la revue et intermèdes musicaux-guitare, saxophone, voix) au 3° étage de la B. U. Tanneurs, à Tours.
  • Jeudi 6 avril : soirée CNP au Studio « Les femmes dans luttes armées aujourd’hui », à 20 h (CNP, Osez le féminisme, Retirada 37). Documentaire « Femmes contre Daech »  de Pascale Bourgaux, débat avec Edouard Sill, historien.
  • Vendredi 31 mars :
  • Exposition de David Garcia « L’œuvre réformatrice de la seconde République espagnole, 1931-1936. Réalisations et héritages ». Salles Varennes et Walsort à Noizay, à partir de 14h.
  • Des collégiennes présentent leur film enquête sur les réfugiés espagnols de Noizay, à 19h au Collège Anatole France, Tours.
  • Autour des réfugiés espagnols de Noizay : présentation d’archives, enquête filmée « Sur les traces des réfugiés espagnols de Noizay », intervention de Retirada 37 et David Garcia, à 20 h salle Bernache à Noizay.
  • Samedi 10 juin : nuit du cinéma au Studio, de 18 h à l’aube.
  • Jeudi 22 juin : projection du film « Federica Montseny, l’indomptable » en présence du réalisateur Jean-Michel Rodrigo, à 20 h au Plessis, à La Riche.

CANCIÓN DE LOS REFUGIADOS

 

Chanson écrite par les réfugiés du camp d’Argelès-sur-Mer, archives de M. Vincent Arbiol. Des variantes existent, v. notamment Serge Salaün, Les voix de l’exil. La poésie espagnole en France : 1938-1946, in Pierre Milza; Denis Peschanski (sous la direction de), Italiens et Espagnols en France, 1938-1946, Paris, IHTP, 1992, p.424 ; v. également Max Aub, Manuscrit corbeau, Narbonne, Mare Nostrum, 1998 (1ère édition 1955), pp. 93-95.

 

Nul doute que ces paroles, crues sous tous les aspects, aient été écrites par des hommes. Des hommes en souffrance et en désespérance..

La chanson :

 

CANCION DE LOS REFUGIADOS

Somos los tristes refugiados
a este campo llegados
después de mucho andar,
hemos cruzado la frontera
a pie y por carretera
con nuestro ajuar

Mantas, macutos y matelas
dos latas de conservas
y algo de humor,
es lo que hemos podido salvar
después tanto luchar
contra el fascio invasor.

Y en la playa de Argelès sur Mer,
nos fueron a meter
¡ pa no comer!

Y pensar que hace tres años
España entera
era una nación feliz,
libre y prospera;
abundaba la comida,
no digamos la bebida,
el tabaco y el “parné”.

Había muchas ilusiones
la paz en los corazones
y mujeres a granel…
Y hoy, que ni cagar podemos
sin que venga un “Mohamet”,
nos tratan como a penados
y nos gritan los soldados…
¡ Allez!… Allez!

Vientos, chabolas incompletas,
ladrones de maletas,
¡ arena y mal olor!
mierda, por todos los rincones,
sarna hasta los cojones,
¡ Fiebre y dolor!
Y alambradas para tropezar,
de noche al caminar
buscando tu “chalet”
y por todas partes donde vas,
te gritan por detrás…
¡ Allez!… ¡ Allez!…
Y si vas al “barrio chino”,
estas “copado”,
Te quedas sin un real…
¡ y cabreado!

Tres cigarros mil pesetas
y en el juego no te metas
porque la puedes “palmar”
y si tu vientre te apura
y a la playa vas, oscura,
te pueden asesinar…
En mal año hemos venido,
no sabemos ya que hacer,
cada día sale un “bulo”
y al final de dan por el c…

¡ Allez!… ¡ Allez!…

 

CHANSON DES REFUGIES

Nous sommes les tristes réfugiés
Dans ce  camp  arrivés
Après avoir beaucoup marché
La frontière avons passé 
A pied et par la route
Avec notre balluchon.

Couvertures, sac à dos et matelas,
Deux boites de conserve
Et un peu d’humour,
C’est tout ce que nous avons pu sauver
Après tant de lutte
Contre l’envahisseur fasciste.

Et ils nous ont parqués sur la plage d’Argelès-sur-Mer
Sans rien à bouffer!

Et dire qu’il y a trois ans
L’Espagne était un pays heureux, 
libre et prospère ;
La nourriture était bonne, 
sans parler des boissons, 
du tabac et du pognon.

Nous avions tant de rêves,
La paix dans nos cœurs
Et des femmes à gogo…
Et maintenant, on ne peut même pas aller chier
Sans qu’un « Mohamed »
Ne nous traite comme des condamnés
Et que des soldats nous crient
Allez, allez !!

Vent, cabanes délabrées,
Voleurs de valises,
Le sable et les odeurs insupportables !
De la merde partout,
La gale jusqu’aux cou...,
Fièvre et douleur !

Les barbelés qui s’accrochent
La nuit quand tu cherches ton « pavillon »,
Et où que tu ailles
On te crie par derrière
Allez, allez !!

Et si tu vas au "quartier chinois",
T'es foutu
Tu t'retrouves sans un sou
T'es emmerdé !


Trois cigarettes mille pesetas,
Ne te lance pas dans les jeux
Parce que tu peux passer l'arme à gauche, 
Et si ton ventre a des besoins
Ne t'aventure pas sur la plage obscure
Car tu te fait trucider...


Nous ne sommes pas venus au bon moment,
On ne sait pas quoi faire, 
Chaque jour un ragot
Et à la fin tu l'as dans le c...
Allez, allez !!



 

 

Source :

La liberté d’expression dans les camps de concentration français : le cas des réfugiés espagnols en 1939. Dossier de recherche DEA de Valérie Lanier, sous la direction de M. Rafaël Encinas de Munagorri
Séminaire de Droit et Histoire, Droit de la personne et Protection de l’Humanité, Mention Sciences Politiques, Université de Bourgogne, 2000. Texte en pdf :

http://credespo.u-bourgogne.fr/images/stories/liberte_expression_camps_%20concentrationfranais_camps_%20rfugies_espagnols_1939%20.pdf

LES MEMOIRES DES TRAUMATISMES


Ce colloque, organisé en 2015, met en lumière un thème qui nous est cher car il illustre parfaitement nos trois cycles de conférences : celle de Federica Luzi sur « Se réapproprier le passé historique » ; celle du 3 février 2017 de Samya Daech et de Cathy Félix « Les écrivains et la mémoire » puis celle du 10 mars « Mémoire et résilience » avec Françoise Nègre.

L’article peut sembler long mais il mérite un détour. Argentine, Brésil, Algérie, littérature mais aussi cinéma sont mis en relief.

J’ai noté quelques phrases : « Parler des mémoires, c’est parler du présent » ; Le passé est aussi « relié à un futur désiré » ; La mémoire est intimement liée à la politique.

 

 

Les mémoires des traumatismes

Léa Métayer
Auditrice de Master à l’ENS de Lyon
Publié par Élodie Pietriga le 23 janvier 2017
« Les régimes totalitaires du xx e siècle ont révélé l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’effacement de la mémoire »
Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire,
Paris : Arléa, 1995, p. 5

Affiche du colloque

Les 5 et 6 novembre 2015 a eu lieu à l’École Normale Supérieure de Lyon le colloque portant sur les récentes recherches effectuées sur la question de la mémoire. Ce colloque a eu pour objectif de mettre en valeur non seulement la pluridisciplinarité à laquelle les intervenants ont montré un grand attachement, mais également la dimension internationale qui permettait de prendre pour objet d’études des pays différents, et d’élargir ainsi le champ des recherches en effectuant des comparaisons souvent tout à fait fructueuses.

La mémoire suppose de travailler sur une temporalité parfois récente, du point de vue historique. Elle prend plusieurs formes : « individuelle » ou « collective » [1], elle est souvent partielle, nécessairement fragmentée par l’esprit humain qui, par nature, effectue des sélections, et avec le temps, déforme, reconstruit, omet, volontairement ou involontairement. Ce travail de mémoire ne relève pas seulement de l’établissement de faits. Déformer la mémoire collective, construire une mémoire collective qui met en avant des faits plutôt que d’autres est un moyen puissant de contrôle. Ainsi, pendant les dictatures du Cône Sud, plus particulièrement celle de l’Argentine, pendant la dictature brésilienne ou pendant la guerre d’Algérie se jouent des périodes de violence inouïe, qui créent un traumatisme tel que cette violence ne trouve que difficilement un écho dans le langage. Celle-ci est physique mais aussi morale : il est impossible d’exprimer publiquement un contre-pouvoir, il est impossible également de reconstituer le passé trouble des militants qui s’opposent au pouvoir, de retrouver les corps des disparus.

La violence sous toutes ses formes devait trouver une réponse. Il fallait cesser de taire les souffrances subies, il fallait leur donner un sens et cesser de les nier, de les plonger dans l’oubli. Une sorte de nécessité apparaît. Cette voix passe par la littérature, l’histoire, la sociologie, ou l’étude philosophique. Elle est également judiciaire, parce qu’un besoin de justice et de vérité naît avec la prise de conscience du traumatisme vécu pendant ces périodes de violence extrême. Après de nombreuses années de silence ou de déni, les études sur cette période plus éloignée dans le temps apparaissent. C’est dans ce cadre que s’inscrit ce colloque qui met en avant la nécessité de travailler dans un cadre pluridisciplinaire. Cette pluridisciplinarité vise à obtenir une vision globale de ce qu’est la mémoire et de la relation qu’elle a avec la politique. Ce colloque a permis également de mettre en commun des travaux qui concernent la France, l’Argentine, et le Brésil. Les relations établies entre la mémoire et la violence politique dans des contextes de dictatures ou de terrorisme d’État trouvent des échos dans des pays différents, ce qui favorise l’idée d’un travail interdisciplinaire et qui a vocation à s’ouvrir dans des domaines qui ne participent pas encore dans ce programme de recherche. S’il est parfois difficile de travailler ensemble, notamment avec les historiens, pour des raisons de méthode, comme le souligne avec humour Catherine Coquio ou Marie-Pierre Rosier, il est nécessaire d’établir des connexions entre les recherches des différentes disciplines. La pluridisciplinarité et les questions de droit ont été particulièrement mises en avant par deux juristes, qui sont « sortis de leur cadre traditionnel » [2] afin d’effectuer ce travail.

Il s’agit de travailler sur des témoignages enfouis, des passés qui participent à la mémoire individuelle tronquée et à un nécessaire établissement d’une vérité retrouvée, objectif utopique qui cependant permet la construction d’une mémoire. Or, celle-ci s’obtient par des détours, des procédés littéraires. C’est donc tout un processus de construction en cours qu’il s’agit d’étudier.

Qu’est-ce que la mémoire ? Elizabeth Jelin donne des pistes pour la définir : « Parler des mémoires, c’est parler du présent », affirme-t-elle. La mémoire se définit par rapport à la « manière qu’ont les sujets de construire le passé ». Le passé est aussi « relié à un futur désiré ». Il s’agit donc d’un processus, mais un processus qui est construit par le sujet de manière subjective. C’est pour cette raison que la mémoire n’est pas constituée uniquement d’une série de faits exhaustifs. La mémoire « implique une sélection », et l’oubli définitif n’existe pas. « Ce que le passé laisse, ce sont des traces ». Ces traces peuvent être physiques, ou symboliques. D’où, selon Elizabeth Jelin, toute la difficulté de l’interprétation de ces « traces », car, à elles seules, elles ne permettent pas de constituer une mémoire.

La mémoire est intimement liée à la politique. « L’effacement de la mémoire » conduit par les régimes qui ont exercé la violence a pour conséquence l’oubli, volontaire ou non, de certaines périodes traumatiques. Rétablir les faits, c’est construire une mémoire qui peut permettre de construire également une identité nationale. Comme le rappelle Isabelle Bleton dans sa conférence, la politique de Carlos Menem [3] en Argentine n’a pas permis une reconstruction de la mémoire, mais a, au contraire, refoulé cette mémoire. Les victimes et les bourreaux « circulaient sur le même espace public », et se côtoyaient. La loi protégeait les bourreaux, le pardon accordé aux bourreaux ne permettait pas d’établir des faits, mais de les cacher, de les plonger dans l’oubli. Elizabeth Jelin rappelle qu’un des enjeux fondamentaux de la mémoire se joue lors des transitions démocratiques. Lorsqu’une seule mémoire est imposée, affirme Elizabeth Jelin, elle est inévitablement, un jour où l’autre, contestée. Le premier enjeu de la « première étape de démocratisation », affirme Annick Louis, ce n’est pas celui de la mémoire, mais celui de « l’établissement des faits et leur reconnaissance ». Mais ce processus est intimement lié à la mémoire. Car rétablir les faits ne suffit pas. Encore faut-il les interpréter.

Le Siluetazo, Buenos Aires, 21 September 1983. Photographe: Daniel García. Publication sur Afterall.org

Le travail d’un historien peut consister à travailler également sur les mémoires en tant qu’elles apportent un éclairage sur les traumatismes de l’époque. Or Elizabeth Jelin met en avant la difficulté qu’il y a à exprimer la violence. La difficulté peut être due au régime politique en place, ou liée à l’individu. Toujours est-il que le silence s’explique souvent, affirme-t-elle, par une incapacité à écouter. Pour pouvoir s’exprimer, il faut trouver un interlocuteur. C’est la raison pour laquelle le témoignage est essentiel afin de parvenir à reconstruire une mémoire (historique ou individuelle) et c’est également la raison pour laquelle de nombreuses manifestations ont lieu, comme le montre Annick Louis.

Pendant le colloque, Laura Alcoba, ancienne élève de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud (promotion 1989) et à présent écrivain, a accepté de parler d’un de ses romans, La casa de los conejos. Laura Alcoba a passé une partie de son enfance en France, son adolescence et sa vie d’adulte en France également. Mais enfant, elle a vécu quelques mois en Argentine, dans ce qui a été renommé, suite à la publication de son livre, « La casa de los conejos ». L’écriture du livre a été pour Laura Alcoba une nécessité, mais ne s’est pas imposée directement à elle. La naissance de sa fille, déclare-t-elle avec émotion, a sans doute déclenché un besoin de se souvenir. Laura Alcoba mène alors une petite enquête dans l’espoir de reconstituer ses souvenirs d’enfant. Elle cherche à revoir la maison, et contacte María Isabel Chorobik de Mariani (connue aussi comme Chicha Mariani), qui donne une réponse qui va « bouleverser » l’écrivain : « Je croyais que ta mère et toi étiez mortes ». Laura Alcoba a alors la « certitude qu’il fallait garder une trace », cette même trace dont parle Elizabeth Jelin et avec laquelle, un jour peut-être, il est possible de reconstruire une mémoire. Pourtant, la petite fille du roman, ce n’est pas directement elle. C’est un personnage, une reconstruction de l’enfant qu’elle était à partir de l’adulte d’aujourd’hui. L’écriture permet sans doute une distance qui lui a permis de se replonger dans des souvenirs douloureux et hors du commun. Le roman peut-il témoigner ? C’est l’une des questions que s’est posée Marie-Pierre Rosier. À partir de quatre auteurs, Alicia Kozameh, Sarah Rosenberg, Nora Strejilevich et Alicia Partnoy, elle s’interroge sur le genre de ces œuvres hybrides qui se situent entre le roman et le témoignage. Seulement « la valeur du témoigne [est] altérée », car « le témoin témoigne de l’impossibilité de témoigner ». C’est « l’écriture qui permet de combler en partie ce manque et fait réapparaître les personnes assassinées par le terrorisme d’État ».

Dans quelle mesure la littérature peut-elle devenir une voix s’inscrivant dans le cadre politique ? La fiction est-elle capable d’éclairer le passé ou le présent ? « Historiquement, la littérature brésilienne ne cesse de discuter de manière […] critique les processus d’autoritarisme, de violence, et de destruction dans le pays. », affirme Jaime Ginzburg. S’il est nécessaire d’étudier la littérature brésilienne dans ce cadre, c’est qu’elle est donc capable d’apporter des réponses, bien qu’elle ne se réduise pas à ces réponses. Jaime Ginzburg en est persuadé, « la littérature peut […] contribuer à changer le passé et le présent ». Quelques conférences se sont attardées sur l’analyse d’œuvres en particulier, entre témoignage et roman, ou pris comme témoignages, dans l’optique de reconstruire une mémoire. C’est le cas, par exemple, d’Avalovara, d’Osman Lins, un « roman qui met en scène des réalités étrangères à notre routine quotidienne sous une forme narrative peu habituelle, non seulement comme roman qui explore des récits fragmentés, mais aussi comme un témoignage littéraire du temps douloureux de la dictature militaire ». Le roman étudié par Elsa Crousier porte de la même manière sur la question de la reconstruction de la mémoire. Il s’agit de mettre en scène plusieurs voix féminines, individuelles, pour construire une mémoire collective. La mémoire devient une « quête », parce que les deux voix se confrontent, et l’une d’entre elles aimerait oublier, ne plus se souvenir. Une lutte contre l’oubli, le mensonge, « l’effacement de la mémoire », s’installe. Elsa Crousier rappelle enfin que l’histoire est, étymologiquement, intimement liée à l’enquête. Les romans qui prennent la forme d’enquêtes policières peuvent donc s’inscrire dans une sorte de voix historique. Plusieurs exemples ont été cités, comme celui du roman de Miguel Bonasso (exemple donné par Isabelle Bleton). « Le processus de reconstruction du passé de la dictature [se fait] au moyen d’un récit policier », grâce auquel il est possible de se distancer pour raconter « la violence politique » d’une époque. Enfin, si la littérature est capable de lancer le processus de construction de la mémoire, c’est qu’elle est parfois la seule à ne pas avoir passé sous silence la violence. C’est le cas pour la guerre d’Algérie, dont la mémoire est lacunaire, et dont la production littéraire est devenue nécessaire à la mémoire collective de la « guerre d’indépendance algérienne qui fut beaucoup plus qu’une tragédie à deux personnages », car « cette guerre de décolonisation qui a laissé des blessures profondes fut à la fois franco-française, algéro-algérienne, franco-algérienne. », affirme Désirée Schyns.

Cependant, si la littérature est capable d’offrir des témoignages, des récits fictifs qui conduisent à la découverte d’une vérité historique, Catherine Coquio émet des doutes à propos du travail de la mémoire. Au fil de ses recherches, elle décide de prendre de la distance sur son propre travail. Elle découvre ainsi qu’il existe une véritable obsession pour la mémoire, obsession qui oblige parfois à parler de « devoir de mémoire », ce que Laura Alcoba, par exemple, refuse, et que Catherine Coquio observe comme étant un vocabulaire de la passation qui tend à une moralisation excessive de la mémoire. La notion de témoignage elle-même porte à confusion. Étymologiquement, explique-t-elle il s’agit de « voir ce qui s’est joué de religieux ». Le témoignage engage l’individu à dire la vérité. C’est plus une obsession pour la vérité qui naît avec cette volonté de témoigner. C’est « le mal de vérité » que dénonce Catherine Coquio, qui explique la profusion de témoignages qui naissent.

Enfin, et en guise de conclusion, le colloque a mis en avant un élargissement sur un art visuel, le cinéma, capable lui aussi d’offrir une forme de témoignage. Les deux conférences qui portent sur le cinéma mettent en avant les images et les sons qui prennent possession de l’oubli sous toutes ses formes. Le film de Patricio Guzmán, Nostalgia de la luz, met en scène, par exemple, des femmes, dans le désert d’Atacama (Chili), qui cherchent les disparus. Cette scène est mise en relation avec les astronomes qui cherchent à déceler les secrets de l’univers. Selon Sylvie Rollet, on est alors du « côté de l’ordre immémorial du temps », du côté du « cycle inépuisable de la matière ». « La magie des images cinématographiques est de l’ordre de ces restes pour contrer le non-sens et l’amnésie ». C’est la raison pour laquelle « l’infiniment lointain est mobilisé ». Le travail sur l’oubli est effectué également dans le travail d’Albertina Carri, présenté par Laurence Mullaly. La jeune cinéaste a perdu ses parents à l’âge de 4 ans, et tente de reconstituer une mémoire qu’elle a perdue, mais refuse d’aborder un « passé mythifié ». Il s’agit de s’intéresser « aux creux et aux plis de la mémoire, multiple et contradictoire ». Elle aborde ainsi « le vide de l’absence », sans concession. Le court-métrage n’est ni un documentaire, ni une fiction, il décrit une souffrance, il présente l’oubli, le vide, mais également l’impossibilité de se souvenir. Il présente en fait les contradictions qui sont celles de la mémoire, qui ne se construit pas à partir uniquement de souvenirs, mais également d’oubli, pour permettre à l’homme de la construire et, en même temps, de se construire.

Notes

[1]Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris : Librairie Félix Alcan, Première édition, 1925.
[2]Elisabeth Joly-Sibuet et Hugues Fulchiron.
[3]Une loi d’amnistie a été établie par le président Menem, la loi de punto final, dans le but de pardonner à la population argentine, bourreaux compris, les crimes commis durant les périodes de terrorisme d’État.

CONFÉRENCES CITÉES

Elisabeth Joly-Sibuet (Université Jean Moulin-Lyon 3) et Hugues Fulchiron (Université Jean Moulin-Lyon 3) : « Bilan et perspectives des rencontres pluridisciplinaires droit/lettres/philosophie du réseau Mémoires en construction » (workshops de São Paulo, novembre 2014, et de Buenos Aires, mai 2015).

Elizabeth Jelin, (CONICET /IDES, Buenos Aires) : « Los futuros del pasado. Presencias, sentidos y silencios en los escenarios de la acción social ».

Entretien avec Catherine Coquio (Université Paris IV – Sorbonne), animé par Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen).

Sandra Nitrini (Université de São Paulo) : « Un témoignage poétique sur la dictature brésilienne: Avalovara, d’Osman Lins. ».

Elsa Crousier (Université Lumière Lyon 2) : « La mise en scène de la construction d’une mémoire collective des dictatures du cône sud dans les romans des années 1980 ».

Entretien avec Laura Alcoba romancière (Université Paris Ouest-Nanterre La Défense /éditions du Seuil) : « À propos de l’écriture de Manèges, petite histoire argentine ».

Isabelle Bleton (ENS de Lyon/CERCC) : « Roman et transition démocratique en Argentine. Figures de la mémoire, de la malmémoire et de l’oubli ».

Marie-Pierre Rosier (Université Lumière Lyon 2) : « Témoignage, fiction et mémoire argentine: Élaborations littéraires d’ex-séquestrées et d’ex-prisonnières.».

Jaime Ginzburg (Université de São Paulo) : « Memória e esquecimento: Literatura Brasileira e Ditadura Militar ».

Désirée Schyns (Université de Gand) : « La mémoire littéraire de la guerre d’Algérie dans la fiction algérienne francophone: Les grandes lignes de son évolution ».

Annick Louis (Université de Reims/EHESS) : « Imaginer le réel. A propos de Lenta biografía de Sergio Chejfec (1990) et W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975) ».

Sylvie Rollet (Université de Poitiers) : « L’empire de la disparition: autour de quelques figures filmiques de l’amnésie historique ».

Laurence Mullaly (Université de Bordeaux) : « La mémoire agissante selon la cinéaste argentine Albertina Carri ».

Source :
Léa Métayer. 12/2016. « Les mémoires des traumatismes ».
La Clé des Langues (Lyon: ENS LYON/DGESCO). ISSN 2107-7029. Mis à jour le 23 janvier 2017.
Consulté le 31 janvier 2017.
Url : http://cle.ens-lyon.fr/ojal/les-memoires-des-traumatismes-329093.kjsp