Archives de catégorie : Culture

ATTENTISME ET DEMISSION ou TRAHISON, CYNISME ET HYPOCRISIE.

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GRELLET, Gilbert, Un été impardonnable.1936 : la guerre d’Espagne et le scandale de la non-intervention. Préface de Manuel Valls. Paris : Albin Michel, 2016, 278 p.

 

 

La non-intervention en Espagne fut une des farces diplomatiques les plus scandaleuses perpétrées en Europe entre les deux guerres.
William Shirer, journaliste et historien américain.

Les démocraties occidentales ont abandonné à son sort la démocratie espagnole. La farce de la non-intervention a poignardé dans le dos un gouvernement démocratique constitutionnel sous le couvert de l’impartialité.
Claude Bowers, ambassadeur des Etats-Unis en Espagne.

Il eût suffi d’une aide insignifiante au gouvernement de Madrid pour qu’il étouffât dans l’œuf la rébellion.
Jean Zay, ministre de l’Education Nationale.

A l’été 1936, les troupes nationalistes du général Franco, avec l’appui d’avions allemands et italiens, remontent du sud de l’Espagne vers Madrid. C’est une véritable « colonne de la mort » (*), formée de légionnaires et de mercenaires marocains. En chemin, ils multiplient les massacres de civils et assassinent les responsables politiques d’une République espagnole fragile, qui avait appelé au secours le gouvernement français du Front populaire.
Indifférentes à ces crimes de masse, la France de Léon Blum, l’Angleterre de Churchill (**) et l’Amérique de Roosevelt ont refusé d’intervenir pour aider les démocrates espagnoles, alors que les régimes fascistes prenaient fait et cause pour Franco et les militaires putschistes.
Le livre de Gilbert Grellet est le récit de cette faute impardonnable, qui allait meurtrir le peuple espagnol et accroître l’appétit de conquête d’Hitler et de Mussolini, préfigurant Munich et la Seconde Guerre mondiale. A l’heure où se repose la question des interventions extérieures, cette leçon d’histoire sonne comme un avertissement. L’attentisme et la démission sont inexcusables dans les situations extrêmes.
Gilbert Grellet est écrivain et journaliste à l’Agence France-Presse, dont il a notamment dirigé le bureau de Madrid de 2005 à 2010.
[reproduction de la quatrième de couverture]

(*) Expression attribuée à l’historien Francisco Espinosa Maestre (membre par ailleurs du groupe d’experts chargés de la recherche et de l’identification des fosses communes).
(**) Stanley Baldwin est alors premier ministre.

Divisé en une quarantaine de courts chapitres, telle une chronique, ce récit est une reconstitution historique des premiers mois de la guerre civile en Espagne. Bien documenté, il a pour source livres et documents publiés sur la guerre d’Espagne et sur les principaux acteurs mais aussi journaux publiés à cette époque en Espagne, en France ou en Angleterre (voir bibliographie). Sont situés dans leur contexte les discours prononcés et les articles écrits par les grands protagonistes de ce drame (Blum, Churchill et Franco en particulier), enfin sont consultées les archives militaires allemandes de Fribourg et de l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH) à Madrid. Les dialogues des réunions et les entretiens reconstitués dans l’ouvrage sont tirés directement de ces documents. Lise London (rencontrée par l’auteur en 2006 et décédée en 2012), participant à la création des Brigades Internationales, qui fut la secrétaire – interprète d’André Marty, capitaine dans la Résistance, qui a survécu aux camps de la mort nazis (comme son mari, le communiste tchèque Arthur London, auteur de l’Aveu) est l’inspiratrice de ce livre.

Lise London née Elisabeth Ricol, de parents espagnols :
http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/1358528683.pdf

17 juillet 1936, soulèvement de la garnison de Melilla au Maroc espagnol. 

Franco, surnommé « Miss Iles Canaries 1936» à cause de ses hésitations et sa façon de se faire désirer (les sobriquets concernant Franco sont nombreux et bien imagés), atterrit à Ceuta et rejoint le mouvement insurrectionnel initié par les généraux Mola (véritable cerveau et organisateur du soulèvement militaire), Sanjurjo (considéré comme le chef des insurgés). Queipo de Llano les a rejoints plus tardivement.
Dans cette colonne (la guerre dite « des colonnes » qu’elles soient franquistes ou républicaines – du POUM et de la CNT-FAI – se déroule au début du putsch, de juillet à novembre 1936) qui avance inexorablement vers la capitale, figurent les « volontaires » marocains tant redoutés. Souvent enrôlés de force, ils sont recrutés notamment par Soliman Al-Khattabi, un cousin d’Abd El Krim (chef de la révolte marocaine lors de la guerre du Rif dont la reddition aux espagnols ne sera effective qu’en 1926 grâce à l’appui déterminant des forces françaises commandées par Lyautey puis Pétain). Ces combattants, âgés de 16 à 50 ans, reçoivent une solde de 180 pts par mois (*), leurs parents reçoivent quant à eux huile, sucre, pain. Parfois, le butin recueilli, des machines à coudre Singer – très recherchées – sont directement expédiées par leurs officiers dans les douars du Rif oriental où s’effectue le recrutement nationaliste.
(*) 6 pts / jour est bon salaire pour un journalier agricole. En 1936, la majorité des articles de consommation courante était inférieur à 5pts : 1kg de pain ou de lait coûtait 70cts, pommes de terre 30cts, huile 2pts.

20 juillet.

José Giral, chef du gouvernement espagnol, envoie à son homologue français Léon Blum le message suivant : « Surpris par dangereux coup d’état militaire. Vous demandons de nous aider immédiatement par armes et avions. Fraternellement vôtre. Giral. »
Entouré de ses ministres, il n’y a aucun doute dans l’esprit de Léon Blum lors de cette réunion d’urgence à Matignon : « Bien entendu, nous allons accéder à leur demande. Le Frente Popular espagnol est dans le pétrin et nous devons absolument les soutenir. Vous êtes tous d’accord, n’est-ce pas ? ». Blum est en effet profondément solidaire des républicains espagnols.

23 juillet.

Stanley Baldwin (cousin de Rudyard Kipling), premier ministre conservateur (tory) de 1935 à 1937, laisse entendre à son homologue français quelques remarques préoccupantes : « Ne comptez pas sur nous. Londres resterait ‘ neutre ‘ si la livraison d’armes à Madrid entrainait un conflit avec Berlin ou Rome ». Il est clairement établi que les britanniques sont favorables aux militaires espagnols insurgés et pas seulement pour défendre les intérêts des entreprises britanniques actives en Espagne comme le groupe minier Río Tinto.
D’autre part, Franco s’est rendu des Canaries au Maroc en compagnie de l’ex- agent secret Hugh Pollard, dans l’avion Dragon Rapide loué en Angleterre à la compagnie Olley Air Services par le journaliste espagnol de droite Luis Bolín. Les militaires anglais à Gibraltar ont ensuite aidé en sous-main les rebelles en facilitant leurs communications téléphoniques. Neutralité ? Les dés sont pipés dès le début du conflit.
Les dirigeants britanniques ont été largement intoxiqués par les rapports des services secrets, le MI6, obsédés par la lutte contre le communisme, sur une soi-disant menace marxiste – en fait inexistante – dans la péninsule ibérique.
Une campagne de presse française de droite se fait l’écho de ces rumeurs.
Via « La revue de Paris » ou « La revue des deux mondes » l’homme politique et écrivain Jacques Bardoux (grand-père de Valéry Giscard d’Estaing) propage depuis plusieurs mois la fable d’un complot communiste pour justifier le putsch.
Voir également : BARDOUX Jacques, Le chaos espagnol, éviterons-nous la contagion ? Paris : Flammarion, 1937, 47p.

« Le juif Léon Blum nous conduira-t-il à la guerre ? » s’interroge ainsi L’Action française de Charles Maurras.

Blum autorisera en secret la livraison de quelques avions en pièces détachées ainsi que du matériel mais ces fournitures (payées en or) seront très limitées et insuffisantes.
Que faire ?
Albert Lebrun, esprit conservateur, président de la République, confie grandiloquent, à Blum : « Livrer des armes à l’Espagne peut signifier la guerre en Europe et la révolution en France. » Blum, isolé politiquement par son propre gouvernement et subissant la pression britannique, hésite à donner sa démission. Ses amis espagnols l’en dissuade car il est un précieux allié même si ses pouvoirs sont dérisoires. Blum, résigné, se voit contraint, à contrecœur, de se soumettre. Le gouvernement français décide alors à l’unanimité de n’intervenir en aucune manière dans le conflit intérieur espagnol et propose le principe de « non-intervention ».
Parmi les opposants les plus résolus à la non-intervention – nous devons les citer pour mémoire et par gratitude – figurent les socialistes Vincent Auriol (ministre des Finances, sera président de la République de 1947 à 1954), Roger Salengro (ministre de l’Intérieur), Georges Monnet (ministre de l’Agriculture), Marius Moutet (ministre des Colonies), Marx Dormoy (sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil) ou Léo Lagrange (sous-secrétaire d’Etat aux Loisirs et aux Sports, il soutint les Olympiades de Barcelone), mais aussi les radicaux Pierre Cot (ministre de l’Air), Maurice Viollette (ministre d’Etat), Jean Zay (ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts) ou Alphonse Gasnier-Duparc (ministre de la Marine).
En face, ceux qui soutiennent le projet d’abandonner à son sort la démocratie espagnole en arrêtant de lui vendre des armes ont un poids politique plus important, que ce soit parmi les radicaux, Camille Chautemps (ministre d’Etat, fut maire de Tours, député, il succéda à Blum en juin 1937), Edouard Daladier (ministre de la Défense nationale et de la Guerre), Yvon Delbos (ministre des Affaires étrangères), ou chez les socialistes, Charles Spinasse (ministre de l’Economie nationale), Albert Rivière (ministre des Pensions), Albert Bedouce (ministre des Travaux publics), Robert Jardillier (ministre des Postes, Télégraphes, Téléphones), ou encore Paul Faure (co-secrétaire général de la SFIO avec Léon Blum), chantre du pacifisme, qui finira rallié à Vichy en 1940 comme la plupart des personnages précités. A cette liste non exhaustive, il faut ajouter le très influent poète-diplomate Alexis Léger (remarqué depuis 1924 sous le pseudonyme de Saint John Perse, auteur du sibyllin recueil de poèmes Anabase, qui recevra le prix Nobel de littérature en 1960), secrétaire général du Quai d’Orsay qui saura convaincre le gouvernement Blum : « Il est indispensable d’éviter toute provocation, si nous intervenons pour aider le gouvernement Giral face aux putschistes, ce sera un chiffon rouge agité devant Berlin et Rome. »

Churchill, écarté du pouvoir depuis plusieurs années, ne joue aucun rôle décisionnel. Il occupe un siège aux Communes mais ses idées, ses suggestions, sont écoutées par les dirigeants anglais. Il est aveuglé par un anticommunisme virulent qui l’empêche d’apprécier objectivement la situation en Espagne.

Début août, la presse française fait état de livraisons à Franco d’avions italiens. Hitler envoie discrètement 52 avions sans plaques de nationalité et du matériel de guerre.
Un mois de conflit déjà. Lorca est assassiné le 18 août (une hypothèse communément admise est que José Valdés Guzmán, gouverneur civil de Grenade, aurait ordonné la mise à mort du poète après avoir reçu le feu vert de Queipo de Llano).

Début septembre, Irun tombe, premier genou à terre de la République.

Des meetings de soutien à la République espagnole sont organisés partout en France, « neutralité immorale » dénonce Le Populaire, organe du parti socialiste.
Le 9 septembre enfin a lieu à Londres la première réunion pour formaliser le pacte de non-intervention proposé par la France afin de mettre en place des mécanismes permettant de contrôler les agissements des pays signataires. Vingt-cinq pays sont représentés hormis le Portugal et la Suisse. Dino Grandi, fasciste notoire représente l’Italie, Joachim Von Ribbentrop (futur ministre des Affaires étrangères), l’Allemagne. Cinq jours plus tard, un sous-comité est mis en place, composé de huit pays : Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Union Soviétique, Suède, Belgique et Tchécoslovaquie – ces trois derniers n’y feront que de la figuration. Dès le lendemain, Madrid fait savoir qu’il y a eu des violations de l’accord de la part de l’Allemagne, de l’Italie et du Portugal, en vain. L’opération « Feu magique », montée en une semaine, est le nom donné par Goering à l’aide militaire nazie aux nationalistes (en référence à l’opéra de Wagner « Siegfried »). Le 25 septembre, Julio Álvarez del Vayo, le ministre espagnol des Affaires étrangères, dénonce, indigné et impuissant, devant la 17è assemblée générale de la Société des Nations à Genève, ce scandale politique sans précédent. Rappelons que l’Allemagne n’est plus membre de la SDN depuis 1933.
Cette attitude va pousser Moscou à aider à son tour les républicains à partir du mois d’octobre. Ce « comité de non-intervention », comme il sera désormais désigné, va demeurer actif jusqu’en août 1938, et sera seulement dissous en avril 1939. Cynisme et hypocrisie.

Quelle est la position des Etats-Unis ?

Claude Bowers (*), ambassadeur des Etats-Unis en Espagne, véritable démocrate, considère que ce conflit oppose « une armée à un peuple », il dénonce « la sinistre farce et les simulacres éhontés» de la non-intervention, l’attitude « pitoyable » de Blum, la « trahison de la démocratie espagnole ». Roosevelt, initialement favorable aux républicains espagnols a cédé au secrétaire d’Etat Cordell Hull qui s’appuyait sur le Neutrality Act de 1935 (lois de neutralité et de non-interventionnisme dans les conflits étrangers) pour écarter toute idée de soutiens aux belligérants. Un embargo formel sera même décrété début 1937 alors que le Neutrality Act ne s’applique nullement aux guerres civiles comme le conflit espagnol. Comme pour la Grande-Bretagne, cette apparente neutralité penche plutôt du côté des insurgés car les milieux d’affaires américains accordent leur soutien aux putschistes. Texaco livre pétrole et carburant, Studebaker et Général Motors fournissent à crédit quelque douze mille camions, Dow Chemical livre des dizaines de milliers de bombes via l’Allemagne. En revanche, le 10 août, le gouvernement américain interdit au fabricant aéronautique Glenn L. Martin de vendre huit bombardiers à Madrid. Cependant, la grande majorité des journalistes américains couvrant le conflit espagnol appuie plutôt les républicains, Hemingway est le plus connu. Sur une idée de Maurice Thorez, le Komintern crée début novembre les Brigades Internationales, près de trois mille américains intégreront le bataillon Abraham Lincoln (aux côtés des dix mille français).
(*) BOWERS Claude G., Ma mission en Espagne 1933-1939. Paris : Flammarion, 1956, 412 p.

Le pacte de non-intervention ne sera pas respecté par les alliés de Franco. Entre avril et juillet 1937, 42 navires chargés de matériel de guerre à destination des franquistes passeront outre le blocus ou seront protégés par les « navires de contrôle » allemands et italiens. Malgré ces infractions, aucune mesure ne sera prise. En octobre 1937 ont lieu des premiers contacts entre la junte de Burgos et le gouvernement britannique. Des accords commerciaux sont signés et, le 16 novembre, les britanniques envoient Robert Hodgson comme « agent commercial ». Euphémisme pour un ambassadeur en puissance.

Abandonnée par les démocraties européennes, attaquée par les nazis et les fascistes, Franco a fait massacrer son peuple par des troupes étrangères. La République espagnole se vide de son sang.
Le 20 octobre 1936, Sanjurjo meurt dans un accident d’avion, le 3 juin 1937 c’est le tour de Mola dans les mêmes circonstances (Manuel Machado, frère d’Antonio, lui dédiera même un poème : « ¡ Emilio Mola ! ¡Presente ! »). Affranchi de ses principaux rivaux Franco a désormais le champ libre.
Nous connaissons la suite.
Ce livre nous place dans le fébrile contexte international et diplomatique qui règne au début du coup d’état militaire des insurgés contre la République. La boucherie de la Première Guerre mondiale a laissé des stigmates indélébiles aux victimes, mutilés, veuves, plaies restées ouvertes pendant encore plusieurs décennies pour cette génération née à la charnière des deux siècles : « plus jamais ça » répétaient-ils. La crainte d’un nouveau conflit mondial a probablement abusé non-interventionnistes et pacifistes face à une réalité qui leur échappait : « Il ne suffit pas d’interdire la guerre pour garantir la paix ». Dès 1933, quand Hitler devient chancelier, on relève dans la presse française les premières inquiétudes – justifiées – face à la lente montée de la peste brune. L’attentisme a rendu la guerre inexorable, déclenchée six mois après la fin de la Guerre Civile espagnole. On peut penser que les pays fascistes n’auraient pas résistés à une attitude ferme et non équivoque des pays démocratiques.

La Capitana, une femme d’exception racontée par une auteure argentine,Elsa Osorio

 

 

OSORIO Elsa, La Capitana. Madrid : Ediciones Siruela, 1992,

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Elsa Osorio est argentine et elle raconte dans son livre, La Capitana, la vie de Micaela Feldman de Etchebéhère (1902-1992) qui fut elle aussi argentine, puisqu’elle est née dans une petite ville fondée par des colons juifs de Russie et d’Europe de l’Est dans la province de Santa Fe, avant de devenir une citoyenne du monde engagée dans le combat de la Révolution.

Pour Elsa Osorio, l’écriture de ce livre s’étend sur de nombreuses années, un quart de siècle, entre le moment où elle a eu connaissance du personnage et la sortie de son livre en 2012.

Elle va mener une véritable enquête avant de se décider à écrire. Elle retrouve les carnets de Micaela Feldman de Etchebéhère, elle se rend dans tous les lieux où vécut son héroïne, Paris, Berlin, Madrid, elle recueille les témoignages de ceux qui l’ont connue. Elle lit aussi le livre que La Capitana a écrit et qui a été publié à Paris en 1975, Ma Guerre d’Espagne à moi, et traduit en espagnol un an plus tard sous le titre, Mi guerra de España. Testimonio de una miliciana al mando de una columna del POUM.

On pourrait croire que ce travail de recherche allait conduire Elsa Osorio à écrire une biographie appliquée et détaillée, rien d’autre qu’une biographie retraçant pas à pas le destin de celle qu’on appelle aussi Mika.

Ce ne sera pas le cas. D’abord Elsa Osorio a fait un choix dans les passages de la vie de Mika en fonction de leur côté narratif mais dans le respect absolu des faits. Elle affirme : « Quería honrar su vida, no crear un personaje de ficción ». Elle a donc écrit plutôt une biographie littéraire d’à peine 300 pages en donnant vie dans un style d’une grande simplicité à cette femme exceptionnelle que l’Histoire a quelque peu oubliée, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. La vie de Mika est un véritable roman et, comme le disait Borges, la réalité peut paraître invraisemblable et dépasser quelquefois la fiction.

Très jeune, Micaela Feldman s’affiche comme une militante engagée et sa rencontre avec celui qui sera l’unique amour de sa vie, un jeune Argentin d’origine française, Hipólito Etchebéhère, la fera renoncer au confort d’une vie bourgeoise pour se consacrer entièrement à la Révolution.

Hipólito étant tuberculeux, ils partent tous les deux pour le climat plus sec de la Patagonie argentine comme dentistes mais en même temps ils veulent collecter des témoignages sur le massacre des peones commis par l’armée dans la province du Chubut entre 1920 et 1921. Puis en 1930 ils partent en Europe à la recherche de la classe ouvrière et de la Révolution. Les voilà dans l’Espagne républicaine, puis à Berlin où ils assistent, impuissants, à la montée du nazisme, puis à Paris où ils fondent en 1934 une revue antistalinienne, Que faire ?

1936, six jours avant le coup d’état de Franco, ils sont à Madrid. C’est la période de la vie de Mika qu’Elsa Osorio raconte le plus longuement, fidèle en cela au titre qu’elle a donné à son livre, La Capitana. Hipólito et Mika rejoignent le POUM, Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, qui correspond le mieux à leurs idées. Hipólito commande une colonne motorisée mais il meurt au combat lors de la bataille d’Atienza. Mika décide alors de prendre le poste de son mari et elle réussit à imposer son autorité à ces hommes, révolutionnaires certes mais profondément machistes. Mika réussit à forcer  leur admiration et leur respect par son courage, son abnégation, son charisme, son intelligence et ce sont les miliciens eux-mêmes qui vont la nommer « La Capitana » de leur colonne du POUM. Elle apprend la stratégie guerrière sur le tas, elle participe à plusieurs batailles et elle est désignée pour prendre la colline d’Ávila.

En 1937 elle est arrêtée par des agents staliniens sur le front de Guadalajara. Libérée sur intervention de Cipriano Mera, elle reste en Espagne jusqu’en 1938. En 1939 elle rejoint Paris puis en raison de ses origines juives, elle retourne en Argentine.

Elle revient à Paris en 1946 et en 1968, à 66 ans, on la retrouve sur les barricades auprès des étudiants auxquels elle conseille de mettre des gants afin que les policiers, en voyant leurs mains propres, ne puissent les soupçonner d’avoir dépavé des rues pour construire des barricades !

Quand elle meurt en 1992, ses cendres sont dispersées clandestinement dans la Seine par ses amis.

Quel sujet pour une romancière ! Quel superbe portrait d’une femme bien réelle, toujours fidèle aux combats et aux engagements qu’elle avait choisis, mais injustement oubliée ! Elsa Osorio lui rend hommage sans grandiloquence ni emphase et  fait revivre cette grande figure de la Guerre Civile espagnole.

Ces femmes comme la Capitana ou comme Federica Montseny dont nous a parlé Georges, avaient un idéal pour lequel elles se battaient, pour lequel elles étaient prêtes à tout sacrifier. Pour rien au monde elles n’auraient renoncé aux luttes justes qu’elles menaient pour le droit, la paix, la justice, la liberté. Les femmes de pouvoir d’aujourd’hui bénéficient des combats passés de ces femmes mais  l’idéal, qu’en ont-elles fait ? Elles l’ont relégué dans les profondeurs de leur conscience pour ne pas voir que l’addiction à l’exercice du pouvoir est devenue leur seule valeur, elles l’ont oublié comme on a oublié ces femmes qui furent grandes en toute modestie. Ce sera là ma conclusion ! Pessimiste, sans doute mais c’est ma conclusion !

Ce livre a été traduit en français, aux éditions Métailié, en 2012, avec son titre d’origine, La Capitana !

Víctor del Árbol, Un Millón de gotas

 

Víctor DEL ÁRBOL, Un millón de gotas. Barcelona : Ediciones Destino, 2015.

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Ce livre de 700 pages est à la fois un roman noir, un thriller, un roman historique, un roman feuilleton et il se lit à belles dents, du début glaçant, le meurtre de sang-froid d’un petit garçon, à une fin plus apaisée qui donne son sens au titre.
Au centre de l’histoire, Gonzalo Gil, un personnage effacé et falot dont la vie et la carrière – il est avocat à Barcelone – sont régies par un beau-père peu soucieux d’honnêteté. C’est en quelque sorte un personnage sans mémoire ou plutôt un personnage dont la mémoire a été manipulée par son entourage.
Le suicide de sa sœur Laura, qu’il chérissait par-dessus tout mais qu’il n’avait pas revue depuis plusieurs années, va l’obliger à sortir du confort médiocre de sa vie et à explorer à ses risques et périls le passé trouble de sa famille. Laura est en fait le personnage central du livre car c’est en reprenant le fil ténu de l’enquête commencée par sa sœur que Gonzalo réussira à faire remonter le passé, son passé et celui de sa famille, à la surface.
Le roman fonctionne comme un gigantesque puzzle dont les pièces vont s’assembler peu à peu jusqu’à dévoiler l’intolérable vérité et il embrasse toute l’histoire du XX° siècle à travers la figure du père de Gonzalo, Elías Gil, grande figure héroïque de la résistance à tous les fascismes. Un héros ? C’est ce père dont Gonzalo voudrait percer le secret afin de le comprendre, voire de l’aimer enfin.
Dans les années 30, Elías Gil, jeune ingénieur espagnol, communiste fervent, part en URSS servir la révolution dans la Russie stalinienne. Son idéalisme le conduit tout droit en Sibérie dans l’enfer de Nazino, « l’île aux cannibales » où, avant le Goulag, sur ordre de Staline, furent abandonnés des milliers de détenus sans vivres ni abris. Elías Gil survivra à tous les drames de son époque : la déportation, la guerre civile espagnole, la seconde guerre mondiale, l’après-franquisme en Catalogne. Son destin va croiser d’autres personnages, Irina, la femme passionnément aimée, Igor, l’incarnation du Mal absolu, un damné à la Dostoïevski, Anna, la fille d’Irina, dont Elías et Igor s’arrachent la possession.
Mais ce n’est pas un monde en noir et blanc que peint Víctor del Árbol : la noirceur la plus absolue se cache au cœur du bien et le lecteur découvre peu à peu l’imposture de cet Elías Gil, la face noire de cet homme dont tous vantent l’héroïsme, le courage, la probité. Si son fils Gonzalo est sans mémoire, c’est que sa sœur a toujours voulu le protéger de ce père indigne dont elle connaissait les secrets. Policière émérite, elle voulait révéler au grand jour l’indignité multiforme de son père.
Le présent du roman se situe à Barcelone dans les années 2000 où, sur fond de corruption immobilière orchestrée par le beau-père de Gonzalo, sévit une organisation mafieuse russe, la Matriochka, dirigée par… Anna, la fille d’Irina !
Pour Víctor del Árbol, si la structure dramatique de son roman est celle du puzzle, c’est dans la Matriochka qu’il faut en chercher le sens symbolique puisque la vérité se cache toujours plus profondément dans la plus petite des poupées que l’on n’atteint qu’après avoir ouvert toutes les autres.
Vous l’aurez compris, c’est un roman trépidant qui enchaîne les coups de théâtre les uns après les autres – et encore je ne vous ai pas tout dit car Anna, la Matriochka, a une fille, Tania, dont Gonzalo…, mais chut ! vous le saurez en lisant le roman ! Le lecteur est souvent frappé de stupeur devant tant d’événements sanglants mais c’est un roman bien écrit qui embrasse avec justesse toute l’histoire du XX° siècle à travers la vie d’Elías Gil.
Je compte lire El Impostor de Javier Cercas dont Denis Romero avait conseillé la lecture et qui raconte lui aussi l’histoire d’une imposture mais d’une manière sans doute moins échevelée !
Un Millón de gotas a été traduit en français sous le titre Toutes les vagues de l’océan et a remporté en 2015 le grand prix de littérature policière du meilleur roman étranger. En 2016 Víctor del Árbol a reçu en Espagne le Prix Nadal pour son dernier roman.

La primera gota es la que empieza a romper la piedra
La primera gota es la que empieza a ser océano

Tels sont les derniers mots du livre !
Alors plongez-vous sans hésitation dans la lecture de ce roman que j’ai vraiment aimé et ne boudez pas votre plaisir !
Une autre fois je vous parlerai d’un autre livre de Víctor del Árbol, La Tristeza del Samurai, qui a obtenu en 2012 le Prix du polar européen et qui est sans doute plus ancré dans l’histoire contemporaine de l’Espagne mais tout aussi haletant.

Albert Camus et l’exil espagnol

Il est justice de mentionner ici Albert Camus, espagnol par sa mère, qui n’a cessé de soutenir la cause des républicains et des anti-franquistes.

Article d’un universitaire qui permet de mieux comprendre sa relation avec des intellectuels espagnols.

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L’Espagne de l’exil m’a souvent montré une gratitude disproportionnée. Les exilés espagnols se sont battus pendant des années et puis ont accepté fièrement la douleur interminable de l’exil. Moi, j’ai seulement écrit qu’ils avaient raison. Et pour cela seulement, j’ai reçu depuis des années, et ce soir encore dans les regards que je rencontre, la fidèle, la loyale amitié espagnole, qui m’a aidé à vivre. Cette amitié-là, bien qu’elle soit imméritée, est la fierté de ma vie. Elle est, à vrai dire, la seule récompense que je puisse désirer.

 

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Albert Camus : compagnon des essayistes de l’exil républicain espagnol

Ricardo Tejada

Université du Maine, Labo 3L. Am
Maître de conférences

Résumé
Cet article analyse la présence de l’œuvre de Camus chez les essayistes de l’exil républicain espagnol. Tout d’abord, il explore les nombreux combats camusiens en faveur de la Seconde République espagnole et de l’exil républicain. Ensuite, il évoque les rencontres personnelles entre Camus et quelques essayistes espagnols de l’exil en tâchant d’interpréter les références à Camus chez les intellectuels de l’exil, nés au début du XXe siècle, puis, chez les écrivains de la deuxième génération de l’exil, nés dans les années 20. Cette mise en perspective globale permet d’arriver à une conclusion (provisoire) à partir d’un échantillon significatif mais non exhaustif : l’importance non négligeable de l’écrivain français (aussi bien de sa pensée que de son œuvre littéraire, sans oublier son rayonnement moral et intellectuel) chez les essayistes espagnols les plus influencés par les philosophies de la vie (Nietzsche, Bergson et Dilthey), en particulier chez les exilés les plus jeunes : Ramón Xirau et Tomás Segovia. En revanche, Sartre a eu beaucoup moins d’impact à l’intérieur de ces deux collectifs humains. Resterait à mener une étude sur la présence de Sartre chez les essayistes de l’exil les plus proches d’orientation « rationaliste » et/ou « marxiste », comme le romancier Max Aub ou chez les philosophes : Juan David García Bacca, José Gaos et Eduardo Nicol.
Table des matières
1. Albert Camus et sa fidélité à l’Espagne républicaine
2. Camus et les essayistes de l’exil républicain
3. Camus chez les essayistes de la deuxième génération de l’exil.
4. Conclusion

1. Albert Camus et sa fidélité à l’Espagne républicaine
1Albert Camus a été dès 1936, et même avant, un fervent partisan de la cause républicain espagnole1. Son soutien à « l’Espagne Pèlerine » a été inlassable jusqu’à sa mort, en 1960. Il a écrit tout au long de sa vie de nombreux articles politiques sur la situation de l’Espagne. Sans vouloir être exhaustif, nous pouvons, par exemple, dénombrer neuf articles, entre 1944 et 1948, au journal Combat, où il a été rédacteur en chef et éditorialiste2. Entre 1949 et 1956, dans le troisième volume des Œuvres Complètes à la Bibliothèque de La Pléiade, nous constatons l’existence de huit articles. Enfin, deux articles sont parus entre 1957 et 1959 sur la question espagnole3. Pratiquement tous les ans, il écrivait un texte sur cette question. Il faut ajouter à tous ces articles, les textes qu’il a écrits dans les revues anarchistes espagnoles comme Solidaridad Obrera, ou francophones comme Témoins ou Révolution prolétarienne. Les textes publiés dans la première revue sont, assez souvent, des remaniements de textes préalables en français ou, comme c’est le cas du recueil d’articles en espagnol, ¡España libre!, publié au Mexique en 1966, les changements se limitaient à quelques titres différents. Parfois, c’était des extraits de ses livres, traduits en espagnol. Les articles à caractère libertaire portaient parfois sur des questions internationales et l’Espagne, ponctuellement, était toujours présente d’une manière ou d’une autre. N’oublions pas les collaborations, sous forme d’articles, mais pas uniquement, qu’il a publiées, une fois traduites en espagnol, sur des questions variées dans quatre revues de l’exil républicain : Cénit, Galería, Suplemento literario de Solidaridad Obrera et Per Catalunya4.
2La solidarité de Camus envers l’Espagne républicaine ne se limitait pas à quelques articles. Il a signé de nombreuses pétitions et manifestes en faveur des prisonniers espagnols, des condamnés à mort, contre la torture en Espagne, contre le régime franquiste (à chaque fois où celui-ci obtenait plus de reconnaissance internationale), et en général, en faveur du Gouvernement républicain, à propos duquel il a toujours affirmé qu’il existait toujours – pas comme la IIIe République française, qui s’est dépossédé de ses pouvoirs, ce sont ses propres mots – et, surtout, qu’il était un régime légitime parce qu’il s’appuyait sur les principes démocratiques, et pas sur la violence, comme le régime franquiste. Il a parrainé l’Ateneo Ibero-Americano de Paris, et le journal Nueva República,avec Jean Cassou, un autre grand ami de l’Espagne républicaine5. Par ailleurs, il a été l’instigateur de plusieurs hommages, par exemple à Salvador de Madariaga, et probablement à l’origine de l’organisation du seul hommage rendu à Ortega y Gasset en France, au moment de sa mort en 1955, à l’Université de la Sorbonne6. La cause de la liberté était chez lui intimement liée à la cause de la justice. D’où la difficulté de savoir jusqu’à quel point, dans son œuvre, les idées libérales et démocratiques l’emportent sur son esprit libertaire et jusqu’à quel point sa sympathie pour l’anarchisme l’emporte sur son démocratisme à caractère éthique7. Complexité d’autant plus difficile à saisir que, dans les années trente il fait partie brièvement du Parti Communiste Français et à la fin de sa vie il apporte son soutien à la candidature de Pierre Mendès France, au début radical, puis socialiste. Celui-ci, un homme politique de gauche, aussi « orphelin » (en termes partisans) que l’intellectuel de gauche qu’était Camus, « malgré la gauche et malgré lui », comme il le dira un jour, avec un peu d’amertume et d’ironie.
3Les républicains espagnols lui ont reconnu ce soutien sans faille. Le Gouvernement en exil lui a décerné la Encomienda de la Orden de la Liberación, une des seules médailles ou décoration (mis à part le Prix Nobel) qu’il a acceptée, en 19498. Plusieurs hommages ont été rendus par les exilés espagnols à Camus, notamment après sa mort. Signalons, par exemple, celui organisé par l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine et la collaboration directe de Radio París (la radio des exilés espagnols), en 1966, avec le soutien de José Ballester, Ramón Rufat Llop, Fernando Valera Aparicio et le journaliste français Jean Daniel9.
4Quelles sont les idées-clé qui forment le soubassement de la lutte de Camus en faveur des exilés républicains ? Honte, dette, fidélité et j’ajouterais aussi, empathie. Premièrement, c’est la « double honte » collective dont il parle, honte d’intervenir indirectement en faveur des franquistes, en 1936, sous prétexte d’une soi-disant « politique de non-intervention », honte de ne pas accueillir les exilés au moment de la Retirada, en 1939 (Camus utilise dès le début le mot « camp de concentration »), mais il y a une troisième honte, aux yeux de Camus, honte de ne pas libérer l’Espagne, suite à la Libération de la France, en 1944, alors que son pays, selon lui, avait (c’est la deuxième idée-clé) une « dette » profonde vis-à-vis de l’Espagne, à cause de son premier combat contre les fascismes, mais aussi, plus tard, à cause de la lutte des guerrilleros en faveur de la Résistance (Glières, Ariège, la Nueve de la division Leclerc, etc.). Il ressent, en plus, une dette personnelle, comme il le dira dans sa conférence « Ce que je dois à l’Espagne »: « J’ai envers votre patrie, sa littérature et son peuple, sa tradition, une dette qui ne s’éteindra pas ». Et d’ajouter :
L’Espagne de l’exil m’a souvent montré une gratitude disproportionnée. Les exilés espagnols se sont battus pendant des années et puis ont accepté fièrement la douleur interminable de l’exil. Moi, j’ai seulement écrit qu’ils avaient raison. Et pour cela seulement, j’ai reçu depuis des années, et ce soir encore dans les regards que je rencontre, la fidèle, la loyale amitié espagnole, qui m’a aidé à vivre. Cette amitié-là, bien qu’elle soit imméritée, est la fierté de ma vie. Elle est, à vrai dire, la seule récompense que je puisse désirer.10
5Troisièmement, fidélité comme principe qui réunit l’éthique et la politique : fidélité à une cause et refus de la Realpolitik, telle qu’elle était programmée au moment de la Guerre froide. Enfin, empathie, qui me paraît être une clé de compréhension du lien intime, chaleureux, entre Camus et les exilés : l’exil lui-même. Chez l’écrivain français le sentiment de l’exil est permanent. Exil par rapport aux autres, à autrui, à l’étranger qui est en dehors de nous et en nous-mêmes. Exil de l’homme, ici-bas, sur cette planète, par rapport à la nature. Et, bien entendu, sentiment d’exil, plus immédiat, à chaque fois qu’il est en France continentale ou métropolitaine, sous les cieux gris de l’Europe atlantique. Certes, il se sent mieux en Provence, avec son ami René Char, mais c’est probablement, plus encore que la France méditerranéenne, l’Algérie qui lui manque.
6C’est sans doute ce sentiment d’attachement au Mare nostrum, aux dieux grecs, aux mythes, au soleil, à la culture méditerranéenne, qui a été un facteur de sympathie mutuelle entre Camus et les essayistes espagnols de l’exil. Les mises en scène de drames espagnols du Siècle d’Or (Lope de Vega et Calderón) qu’il a dirigés, son intérêt évident pour la littérature et la philosophie espagnole (surtout Ortega et Unamuno), les thématiques espagnoles de certaines pièces de théâtre, et surtout, la filiation espagnole de Camus, du côté maternel, tout cela a contribué à faire de lui un écrivain proche, un frère, un compagnon, un compagnon de route de l’Espagne républicaine et de l’Espagne en général11. Cela dit, il faut reconnaître – si l’on regarde son œuvre d’un point de vue espagnol – que cette « castillanerie », comme disait son ancien maître Jean Grenier, cette dimension si espagnole ou ibérique de son caractère et de son attitude face à la vie est, à certains égards, si j’ose dire, plus « biologique » ou « instinctive » que culturelle, compte tenu d’une connaissance, en général, médiocre de ces auteurs, de la culture espagnole et de sa langue, et d’une indéniable mystification de l’Espagne éternelle, assez éloignée de l’Espagne réelle12.
7Une anecdote émouvante explique ce compagnonnage, ce partage, au sens littéral du terme, du pain, du pain de la justice, de l’amitié commune. Camus fait une conférence à Rio de Janeiro, le 20 juillet 1949. La salle est comble. Prévue pour 800 personnes, elle est surchargée d’auditeurs. Je donne la parole à Camus, dans ses Carnets :
L’ambassadeur d’Espagne s’assoit derrière la tribune sur un praticable. Tout à l’heure il s’instruira. Tombé sur moi, Ninu, un refugié espagnol que j’ai connu à Paris. Il est chef de campeones dans une fazenda, à 100 km de Rio. Il a fait ces 100 km pour venir entendre « su compañero ». Il repart demain matin. Et quand on sait ce que représentent ici 100 km dans le bled… Je suis touché aux larmes. […] Je ne le quitte plus, heureux d’avoir cet ami dans cette salle et pensant que c’est pour des hommes comme lui que je vais parler.13
2. Camus et les essayistes de l’exil républicain
8C’est justement dans ce voyage en Amérique qu’il rencontre José Bergamín, à Montevideo, le 20 août 1949. Bergamín, essayiste et poète espagnol, songe à cette époque-là – c’est du moins son aveu dans le café où ils s’installent tous deux – à rentrer à Espagne, comme immolation ou « suicide spectaculaire », question d’ailleurs essentielle dans l’essai camusien, Le Mythe de Sisyphe14. Les notes de Camus sur ses Carnets montrent bien une sympathie envers Bergamín, même si celui-ci était relativement proche de l’esprit métaphysique dualiste de Sartre, compagnon de route du communisme, et, en plus, catholique. Sa condition d’exilé espagnol avait probablement joué en sa faveur. Ce jour-là à Montevideo, le 20 août 1949, Camus rencontre Susana Soca, poétesse uruguayenne qui avait dirigé la revue Cahiers de La Licorne, et qui publiera plus tard, Entregas de La Licorne, deux revues cosmopolites, raffinées, où les contributions des exilés espagnols étaient très importantes : Rafael Alberti, María Zambrano, Carlos Gurméndez, Lorenzo Varela, Juan David García Bacca…
9María Zambrano est une philosophe et essayiste espagnole qui a eu aussi un contact personnel avec Camus, plus soutenu dans le temps. Ils se sont rencontrés à Paris, dans les années quarante. Camus recevra en 1951 la première mouture de L’Homme et le divin, qui, en fait, aurait dû s’intituler L’absence, mot que l’écrivain français affectionnait. Le manuscrit passa aux mains de René Char, puis de Roger Caillois, sans qu’il puisse être publié en français15. La légende raconte que Camus avait dans le coffre de sa voiture ce manuscrit au moment de l’accident où il périra au mois de janvier 1960. Ou plutôt sa traduction, car le livre avait été déjà publié en espagnol aux éditions Fondo de cultura económica, en 1955. S’agissait-il de la traduction de Francis de Miomandre ?
10Ce qui est plus important encore c’est la présence chez les deux auteurs de plusieurs parallélismes aussi bien conceptuels que thématiques. Signalons l’idée de crise de l’Occident comme maladie du monde, la vision tragique de l’Europe, leur méfiance vis-à-vis du monde technologique et militariste, un intérêt partagé pour la Grèce ancienne, notamment les néo-platoniciens, Saint-Augustin et Rousseau, leur proximité par rapport à Simone Weil, leur amour pour la Méditerranée et ses mythes, au point qu’elle en devienne leur véritable patrie16. Cela dit, c’est vrai que Camus a une vision différente du sacré et de la religion, en général. C’est vrai aussi que Camus se considère agnostique et pense que Zambrano est chrétienne, alors que pour les athées Camus a un penchant croyant et pour certains exilés qui l’ont connue, Zambrano est loin d’être une croyante ou de se comporter comme telle.
11Leur vision de la tragédie et de certains mythes est assez différente. Je pense, par exemple, à leur lecture d’Antigone et de Prométhée, sans doute parce que l’essayiste français oscille entre une attitude contemplative, presque orientale (c’est l’influence de Jean Grenier), et une attitude très active, de révolte (c’est son côté « moraliste »), alors que Zambrano est bien ancrée dans cette passivité, où elle se ressource constamment, qui est le seul germe, pour elle, d’une activité digne, humaine, à la hauteur de la personne. Mais je crois aussi que Zambrano est plus incisive au niveau des percées métaphysiques que Camus, et moins osée, et provocatrice, dans ses prises de position philosophiques. Jesús Moreno Sanz, grand spécialiste de la philosophe espagnole, qui a traité la question de l’échange épistolaire entre les deux grands essayistes, estime que Zambrano voyait chez Camus un côté « amateur » en philosophie, reproche – il faut le dire – qui n’émanait pas uniquement d’elle puisque c’était l’avis aussi de Sartre.
12D’un autre côté, je pense aussi – c’est l’impression qui découle de leurs lettres – que Camus considérait L’Homme et le divin comme un texte presque littéraire, puisque hispanique17. Je pense que les deux jugements étaient erronés. Toujours est-il qu’il n’y a dans tous leurs livres – à ma connaissance – aucune référence explicite à l’œuvre de l’autre. La seule référence implicite chez Zambrano, c’est celle de l’article « Sentido de la derrota »18, où elle fait référence à « un des grands écrivains français d’aujourd’hui », qui « aimait l’Espagne d’une manière profonde et passionnément désespérée » et qui lui dit un jour qu’il était aussi espagnol. La philosophe espagnole lui rétorqua : « Pour être espagnol il faut être vaincu. » Mais après la conversation, elle s’est dit : « Pour devenir un être humain il faut aussi être vaincu. » Ce que montre cette anecdote c’est que la défaite était au centre de l’exil républicain, que c’est cela qui situait son aire d’influence dans l’excentricité de la république mondiale des lettres, sans, pour autant, lui barrer la route de l’universalité.
13Si nous voulons suivre la trace de Camus chez les essayistes de l’exil républicain espagnol qui ne l’ont pas connu personnellement, il faut faire une double distinction : tout d’abord entre les exilés de la génération de Camus, nés au début du XXe siècle, et les exilés de la deuxième génération, ceux qui sont nés, en gros, dans les années vingt. Le deuxième groupe le cite plus souvent. Ensuite : entre les exilés proches du marxisme ou du « rationalisme », sous une variante socialisante, communiste, positiviste ou phénoménologique, et ceux qui se situent tout simplement à gauche, dans une attitude critique des rationalismes, au sens large du terme. C’est ce dernier groupe qui le cite plus souvent et d’une manière plus favorable. Si nous réunissons les deux critères, nous pouvons affirmer que les essayistes et philosophes contemporains de Camus, notamment ceux qui ont été les plus réfractaires aux philosophies de la vie (Nietzsche, Bergson et Dilthey), sont ceux qui le citent rarement. Mais même parmi les essayistes de cette génération qui sont le plus favorables à ces philosophies, la présence de Camus n’est pas massive. C’est vrai que les contemporains se citent rarement entre eux ; ils réfléchissent encore moins sur leur œuvre respective. Or, nous savons qu’Ortega, l’aîné par rapport à la plupart des membres de l’exil, s’est exprimé sur l’existentialisme, certes pas forcément d’une manière très approfondie. Pourquoi alors cette présence plutôt discrète, en tout cas de prime abord, parmi les contemporains de Camus ? Est-ce qu’elle est si discrète ?
14Prenons par exemple Francisco Ayala, un auteur appartenant au cercle d’Ortega, né en 1906. Il cite Camus rarement, mais le commentaire qu’il fait, dans un article de La Nación, en 1948, est révélateur de son admiration envers le roman La Peste, qu’il juge proche de l’existentialisme, et même teinté de thématiques chrétiennes19. Un roman qu’il trouve plus symptomatique de la période d’après-guerre que les pièces de théâtre de Sartre, selon lui, un peu schématiques, puisque les personnages ne sont pas aussi bien traités que le scénario. Lorsqu’en 1958 Ayala envoie à Camus une lettre à propos de la pièce de théâtre Le Malentendu, c’est pour lui demander si le fait divers sur lequel il s’était basé pour écrire la pièce relevait de la réalité ou de l’invention pure et simple. Camus le remercie de l’envoi de son roman Muertes de perro, et lui explique que ce fait divers, qu’il avait vraisemblablement lu au début des années 40, avait été publié en été, moment où les journalistes avaient une tendance à se laisser influencer par leur imagination20. Lorsque Francisco Ayala décrit ces œuvres existentialistes, il y trouve toujours une « obscénité trop atroce et douloureuse pour qu’elle puisse être considérée comme un simple divertissement de mauvais goût », ce qui caractérise justement, par ricochet, ses propres romans et récits de cette période, même si l’inspiration baroque ou post-baroque fait la différence par rapport à l’écrivain français21. Du côté de l’essai et de ses traités de sociologie, l’inspiration est chez Ayala plus proche d’Ortega, de Manheim et d’un certain Nietzsche, ce dernier pas le même que celui de Camus, même si une veine camusienne est repérable dans sa vision, plutôt noire, de l’histoire de l’humanité, du pouvoir et de la façon dont les personnes sont broyées par la volonté de pouvoir, une analyse que partage la plupart des exilés espagnols, et pour cause.
15La Peste est un roman qui a attiré indéniablement le regard des exilés espagnols. Il a été traduit pour la première fois par la romancière et essayiste exilée Rosa Chacel (1898-1994), qui a peut-être rencontré Camus en 1949, lors de sa visite à Rio, Montevideo et Buenos Aires. Malheureusement, le lecteur de son journal personnel, publié sous le titre de Alcancía, l’ignore puisque l’auteure de Valladolid ne mentionne rien à cette date. Deux décennies plus tard, Chacel consacrera quelques pages de son remarquable essai, Saturnal, à analyser ce roman. D’après elle, l’image que Camus avait trouvée, une ville assiégée par la maladie, par la peste, est parfaite, puisqu’elle jaillit comme une allégorie. Si ce qui a été vécu dépasse ce qui est exprimable, l’allégorie est le meilleur moyen d’y faire référence. L’atmosphère y est très bien réussie, selon elle. En revanche, elle trouve que la théorie qui est derrière cette image n’est pas aussi parfaite, parce qu’elle véhicule l’idée que le mal est dans l’homme, alors que, pour elle le mal, est une possibilité de la condition humaine22.
16Francisco Ayala (1906-2009) est un auteur libéral, démocrate, rationaliste dans son approche de la théorie constitutionnelle, mais très sensible à certains égards à Nietzsche et à Dilthey, ce qui n’est pas le cas du romancier Max Aub et du philosophe José Gaos, qui ont été des militants au sein du Parti Socialiste et se sont connus à Valence, avant la Guerre d’Espagne. Je souligne cette filiation ou proximité nietzschéenne, ainsi que celle de Bergson, parce que je crois que c’est un fil rouge qui réunit la plupart des exilés sympathisants de Camus, lui aussi, nietzschéen à sa manière. Aub et Gaos s’accordent dans leur diagnostic sur l’existentialisme : c’est un nihilisme, (« méditerranéen », rajoute Aub), un nihilisme qui nie l’essence, affirme Gaos23. Je crois que tous les deux s’inquiétaient d’un manque d’engagement politique de la part de Camus, jugement erroné par ailleurs, comme on vient de le voir24. Ils voyaient dans ce nihilisme, probablement, un individualisme plus ou moins bourgeois.
17José Ferrater Mora (1912-1991) est un auteur libéral et démocrate, comme Ayala, influencé dans les années 40 par Ortega, même s’il ne fait pas partie de son cercle, et aussi par Unamuno. Son livre sur le philosophe et écrivain basque, paru en 1944, fait partie d’une réception assez importante de l’œuvre unamunienne, aussi bien dans l’exil qu’à l’intérieur, lue à l’aune de la Guerre civil, de la Deuxième Guerre Mondiale et de toute la crise occidentale qui en découle. Or, il n’y a aucune référence à Camus dans ce livre. Il faut attendre El hombre en la encrucijada, publié en 1952, pour qu’il fasse quelques références ponctuelles à Caligula, La Peste et L’Etranger, sans traiter aucunement les essais de Camus25. Son livre, plus tardif, La filosofía actual, confirme qu’il ne considère pas l’écrivain français comme un philosophe à part entière. En tout cas, au moment où il traite de l’existentialisme il ne le cite pas26. Par ailleurs, l’entrée « Camus », dans son fameux Diccionario de Filosofía, confirme en partie cette hypothèse. Il sépare Camus de l’existentialisme, mais il établit un axe dans son œuvre constitué par un point de départ, la question du suicide, et un terminus, la pensée de midi comme couronnement de son idée de révolte, ce qui est, quand même, un progrès dans sa vision par rapport aux textes précédents27.
3. Camus chez les essayistes de la deuxième génération de l’exil.
18Passons maintenant en revue les essayistes de la deuxième génération de l’exil. L’impact de l’œuvre de Camus et de Sartre est plus considérable dans cette génération que dans la génération précédente. À l’époque où ils ont âgés d’une vingtaine d’années, (fin des années quarante), c’est le moment de la diffusion de l’existentialisme en France et dans toute l’air hispanophone, où, soit dit au passage, on traduit plus tôt que dans l’aire anglo-saxonne. Le climat moral et politique de cette décennie est propice à ce qu’ils reçoivent et assimilent rapidement ces inspirations et suggestions littéraires et philosophiques. Signalons, par exemple, qu’en 1943, Jorge Semprun, né en 1923, avait dans son sac à dos, juste avant d’être arrêté par la Gestapo, Le Mythe de Sisyphe, de Camus28.
19La division, durant cette période, entre camusiens et sartriens au sein de l’exil a été signalé par Ramón Xirau (Barcelone, 1924) dans ces termes :
En aquellos años, años de carrera, [nos llegó] una doble noticia que llevaba por nombres Jean-Paul Sartre y Albert Camus. Nos dividimos entre sartrianos y camusianos. Tal vez por orígenes comunes en el Mediterráneo pero sobre todo por la luminosidad poética de su pensamiento algunos fuimos «camusianos». Debe ser Camus, El Extranjero, El Hombre rebelde pero sobre todo Nupcias y el Verano. Sartre fue objeto de largas polémicas, principalmente El ser y la nada. Si mucho se empeñan pueden leer a Sartre. Dicho más seriamente. No cabe duda de la «importancia» de Sartre. No así de su simpatía puesta de manifiesto mucho más tarde en Palabras (Les Mots).29
20La présence de la Méditerranée confirme ce topos important pour les exilés. Probablement repéraient-ils chez Camus un sens de la mesure, de l’harmonie, un certain classicisme, des traits par rapport auxquels un Catalan comme Xirau, sensible au noucentisme des années 20, ne pouvait pas être indifférent. D’un autre côté, l’idée de « luminosité poétique de sa pensée » montre aussi jusqu’à quel point l’« irradiation poétique de l’essai » qui avait été signalée par Pedro Salinas comme caractéristique de l’essai espagnol, était un facteur de rapprochement vis-à-vis de Camus. Xirau était et est toujours un poète, et ce n’est pas un hasard si les oliviers, les criques et le soleil de sa terre natale sont très présents dans presque tous ses poèmes30. Il faut remarquer le fait que sa prédilection pour les essais méditerranéens, Noces et L’Eté, montre une grande différence par rapport à ses ainés exilés, plus attentifs à La Peste. Le premier essai célèbre de Camus, Le Mythe de Sisyphe, attire aussi l’attention de Xirau dans son livre, El péndulo y la espiral de 1959. Il y soutient que la philosophie de Camus s’appuie sur la sincérité, la sincérité constituant sa vérité. Et cette sincérité consiste à donner tout au présent. Je le cite : « El hombre de esta tierra es un absurdo con sentido de presente, una imaginación con deseo de vida, una existencia con afán de compromiso »31. Ce sentiment du présent, de la présence, de l’estar,en espagnol, de l’attachement aux choses concrètes, est extrêmement important pour comprendre la philosophie de Ramón Xirau et plus particulièrement son grand essai philosophique : Sentido de la presencia32.
21Qui étaient ces « camusiens » du cercle des exilés au Mexique ? Probablement la plupart des membres de la revue Presencia, publiée entre 1948 et 1950 : José Miguel García Ascot, Roberto Ruiz, Carlos Blanco Aguinaga, Inocencio Burgos, Manuel Duran, Francisco González Aramburu, Luis Rius, Ángel Palerm, Jacinto Viqueira, Ramon Xirau et Tomás Segovia33. Tous n’ont pas collaboré avec la même intensité dans cette revue, mais je crois qu’il y a une présence de Camus dans leur itinéraire intellectuel respectif. Songeons par exemple aux remarquables romans de Roberto Ruiz, où la question de la condition humaine, sous tous ses aspects, la dignité, le désespoir, l’humiliation, fait penser au monde de Camus34. Manuel Durán, poète et essayiste, comme Xirau, a écrit aussi, pendant les années cinquante, quelques articles sur Camus.
22Le poète et essayiste Tomás Segovia (Valence, 1927-México, 2011), est, probablement, au sein de ce groupe, et même parmi tous les exilés, l’intellectuel qui a consacré le plus d’articles à l’œuvre de Camus : six, entre 1956 et 1959, et aussi celui qui a eu plus de sympathie et d’affinités avec lui35. Plusieurs idées sont à retenir : la fidélité, comme morale du créateur, fidélité vis-à-vis de son époque, de son monde, de ses prises de position, l’insistance de Camus à ne pas séparer la vie ni de l’art ni de la justice, sa lutte contre les abstractions (maladie de l’après-guerre), contre les idéologies, contre la raison instrumentale, l’universalité de son œuvre, sa centralité, le fait d’être à l’écoute de l’époque où il vit, tout en refusant sa servitude envers l’histoire, son attitude d’ « opposition de gauche », qui ne se laisse pas entraîner par des dogmes et des idées toutes faites qui laissent de côté l’homme concret et, enfin, contrairement à Sartre, son pari métaphysique pour un monde intermédiaire entre le pour-soi et l’en-soi, un monde d’expression (Segovia s’inspire ici de Merleau-Ponty), de critique de soi-même, de liberté impure.
23Si nous nous éloignons des articles consacrés explicitement à Camus, il faut mentionner de nouveau l’importance de la Méditerranée, notamment dans sa série éblouissante d’essais courts, « Notas de viaje », publiés dans Revista de la Universidad de México, 1956, pour lesquels il a reconnu l’influence de Gaya, Camus et Pavese et son importance dans le contexte de son œuvre36.
24Le peintre et essayiste Ramón Gaya, ami et maître, en quelque sorte, de Segovia dans les années 40 et 50, dans une lettre envoyée à Tomás, lui reproche justement son admiration pour Camus. Primo, s’explique le peintre espagnol, il n’aime pas les moralistes. Secundo, « sa vanité me fa veramente schifo »37. La méfiance de Gaya pour Camus montre bien qu’il y a un clivage qui se produit au niveau des générations dans l’Espagne de l’exil, entre, d’un côté, les contemporains de Camus et ses aînés, plus réticents vis-à-vis de l’écrivain français, et ses frères “cadets” de l’autre côté, beaucoup plus enthousiastes. L’itinéraire politique de Segovia, pas très concerné par l’engagement politique collectif, indifférent au communisme, quand il était jeune, puis, de plus en plus en révolté contre le néo-libéralisme, montre bien cet esprit à contre-courant, titre d’un de ses livres, et d’indépendance farouche, morale et politique de l’artiste vis-à-vis des partis politiques, ce qui le rapproche énormément de Camus. Eduardo Vázquez, quelques jours avant la mort de Tomás Segovia, lui rendit une visite pour l’interviewer. Il remarqua qu’il lisait un livre de Camus, ce qui lui donna l’impression d’une cohérence dans toute sa trajectoire. Et d’ajouter : « Si Camus es el gran rebelde de la literatura francesa, Tomás Segovia lo es de la poesía mexicana »38.
25Plusieurs autres thématiques sont proches du monde camusien. Par exemple, la façon dont Segovia conçoit le mythe, qui a, selon lui, la capacité de réunir la pensée et l’image. C’est « une manière de voir les idées, comme si elles étaient des êtres concrets », c’est-à-dire qu’il permet de penser à travers les images, ce qu’on voit chez Camus dans sa reprise du mythe de Sisyphe et dans le cas de Segovia dans celle du mythe de Marsyas et d’Orphée. Par exemple, sa vision de l’exil : pas une thématique, mais « une condition, une manière très importante d’être au monde »39.
4. Conclusion
26De Zambrano à Segovia, Camus a été un compagnon des essayistes de l’exil, pas de tous les essayistes de l’exil, mais d’une partie bien significative. Même si peut-être la marque directe de sa pensée et de son monde littéraire sur ces auteurs est moins importante qu’une inspiration globale, une empathie flagrante, une sympathie mutuelle indéniable, nous pouvons dire que leur vision du monde était commune. Ce monde où les génocides côtoient la bombe nucléaire, les répressions politiques, la manipulation des masses, l’emprise croissante de l’économie et de la technologie sur les valeurs humaines, ce monde-là où l’exil est accepté comme normal ou, pire, devient une « immigration » invisible, ne leur plaisait pas du tout. Ils ont lutté corps et âme, dans leurs combats politiques, dans leurs méditations, dans leurs créations, pour un monde meilleur, un autre monde qui est toujours possible, un autre monde qui est, à sa manière, toujours d’actualité.
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Notes
1 « On ne comprend pas ce qui attache tant de nous à l’Espagne républicaine, ce ne sont pas de vaines affinités politiques, mais le sentiment irrépressible que, de son côté, se trouve le peuple espagnol, si pareil à sa terre avec sa noblesse profonde et son ardeur de vivre », Alger républicain, 18 février 1939. Cité par Roblès dans son livre Camus, frère du soleil, Paris : Seuil, 1995, p. 27-28. Emmanuel Roblès, écrivain, dramaturge « pied noir », fut un bon ami de Camus avec lequel il partageait une origine espagnole commune.
2 Voir Camus à Combat. Éditoriaux et articles d’Albert Camus. 1944-1947, éd. J. Lévi-Valensi, Paris : Gallimard, 2002. Il faudrait ajouter à ce recueil deux autres articles : « L’Espagne continue d’être pour nous une plaie qui ne se ferme pas… » (du 29 décembre 1945) et la préface à L’Espagne libre, de 1946, consultables dans le volume II des Œuvres Complètes, 1944-1948, Paris : Gallimard, La Pléiade, 2006.
3 Albert Camus, Œuvres complètes, vol. III, 1949-1956, Paris : Gallimard, La Pléiade, 2008 ; et vol. IV, 1957-1959, Paris : Gallimard, La Pléiade, 2008.
4 Geneviève Dreyfus-Armand, L’Exil des républicains espagnols en France. De la Guerre civile à la mort de Franco, Paris : Albin Michel, 1999, p. 278 et 280-281. Mentionnons aussi les nombreux articles écrits par les anarchistes espagnols sur Camus et l’impact qu’il a eu sur des essayistes et éditeurs anarchistes comme Marín Civera. « Sartre para mí no señala un camino ; Camus, sí. A estas dos posiciones se debe quizá el hecho de que Sartre esté más cerca de la órbita moscovita y de que Camus esté más cerca de nosotros », dit Civera dans un entretien réalisé par Mariano Viñuales, dans la revue Solidaridad Obrera (Paris, juin 1954, n° 480). Par exemple, dans la revue Cénit, citons la présence des articles d’André Prunier, « ¿Breton o Camus? Los límites de la rebelión » et le compte rendu de L’Homme revolté, écrit par Vicente Galindo Cortés (Fontaura), « Camus y nuestro tiempo » (Año II, n° 13, Toulouse, janvier 1952) ou l’article de J. Carmona Blanco, « Rebelión y existencialismo » (n° 17, Mai 1952), qui est un commentaire de L’Homme revolté.
5 Geneviève Dreyfus-Armand, L’Exil des républicains…, op. cit., p. 328-329. Voir aussi : Jean Cassou, La Mémoire courte, postface de M.O. Baruch, Paris : Mille et une nuits, 2001.
6 D’Ortega, il a affirmé: « Il est peut-être, après Nietzsche, le plus grand des écrivains européens et, pourtant, il est difficile d’être plus espagnol », « Le pari de notre génération » (1957), Œuvres complètes, vol. IV, op. cit., p. 586.
7 La sympathie qu’il portait aux libertaires espagnols est indéniable (voir E. Roblès, Camus…, op. cit., p. 84), mais faut-il aller trop loin et affirmer qu’il « a voulu l’anarchie concrète et positive pour la France, l’Algérie, l’Europe et la totalité de la planète » ? Michel Onfray parle-t-il de Camus ou, plutôt, de sa propre pensée? Voir L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Paris :Flammarion, 2012, p. 705.
8 Il a refusé la Légion d’Honneur, comme Sartre et, plus récemment, le dessinateur Tardi.
9 Disponible sur : ˂http://devuelvemelavoz.ua.es/devuelveme-voz/visor.php?idioma=es&fichero=9229.mp3>
10 Albert Camus, OC, vol. IV, op. cit., p. 594.
11 Voir Frédéric-Jacques Temple (et al.), Albert Camus et l’Espagne, Aix-en-Provence : Edisud, 2005 ; Javier Figuero Moreno, Albert Camus ou l’Espagne exaltée, Gémenos : Autres temps, 2008.
12 Sur ces connaissances limitées de la langue espagnole : un témoignage chez Roblès, Camus, frère de soleil, op. cit., p. 14. Une preuve de son ignorance sur certaines questions espagnoles : il finissait ses lettres à Roblès avec un « ¡Arriba España! », très connoté à droite puisque cette interjection était le monopole des Franquistes et qu’aucun républicain espagnol ne l’employait ou ne l’écrivait. Voir Roblès, ibid., p. 14 et 77. Sa mère était analphabète et presque muette, ce qui ne contribuait pas à une transmission solide, culturellement parlant.
13 Albert Camus, OC, vol. IV, op. cit., p. 1030.
14 Camus note à propos de son ami espagnol : « Retourner en Espagne au risque d’être mal jugé, résister et mourir ». Ibid., p.1052. Bergamín est obsédé de plus en plus par son retour en Espagne, au moment où, en 1949, il prépare avec son ami Rafael Alberti sa participation au Congrès de la Paix, à Varsovie en 1950, parrainé par l’URSS et ses alliés. Voir Gonzalo Penalva, Tras las huellas de un fantasma. Aproximación a la vida y a la obra de José Bergamín, Madrid : Turner, 1985, p. 183-184.
15 Il est actuellement disponible en français chez José Corti, Paris, 2006. Quant aux rencontres entre Camus et Zambrano: Jesús Moreno Sanz, « Cronología y genealogía filosófico-espiritual », in : María Zambrano, La razón en la sombra. Antología crítica, edición de Jesús Moreno Sanz, Madrid : Siruela, 2004, p. 699, 705; et du même auteur, « Tres cartas de Camus a María Zambrano. Breve historia de una amistad y de una publicación malogradas », María Zambrano. 1904-1911. De la razón cívica a la razón poética, ed. J. Moreno Sanz y F. Muñoz, Madrid : Residencia de Estudiantes, 2004, p. 307-414.
16 Sur la question de la crise chez Camus et Zambrano, je me permets de renvoyer à ma contribution : « Sacar a la luz la crisis de Occidente: en torno al diagnóstico y las terapias defendidas por Camus y Zambrano para curarse de esta », disponible sur : ˂http://www.uni-kiel.de/symcity/ausgaben/04_2013/data/Tejada.pdf>, revue on line de l’Université de Kiel (Allemagne), (consulté le 20 décembre 2015).
17 Jesús Moreno Sanz, « Tres cartas de Camus a María Zambrano. Breve historia de una amistad y de una publicación malogradas », op. cit., p. 307-321. Le texte inclut, à la fin, les trois lettres, traduites en espagnol.
18 María Zambrano, « Sentido de la derrota », Bohemia, La Habana, Cuba, nº 43, octubre de 1953.
19 Francisco Ayala, « Letras últimas. Perspectivas de salida », 27-VI-1948, in : Irma Emiliozzi (ed.), Francisco Ayala en La Nación de Buenos Aires, Valencia : Pre-Textos, 2012, p. 112-113.
20 AA.VV.,Francisco Ayala. El escritor en su siglo, Granada : Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales/Fundación Francisco Ayala, 2006, “Estados Unidos”, p. 212-213.
21 Irma Emiliozzi, Francisco Ayala en La Nación, op. cit., p. 111.
22 Rosa Chacel, Saturnal, Barcelone : Seix Barral, 1972, p. 176-181.
23 José Gaos, « Una izquierda sin filosofía », in : Excelsior, México, 3 de marzo de 1959, cité par Gérard Malgat, Max Aub y Francia o la esperanza traicionada, Sevilla : Renacimiento, Biblioteca del exilio, 2007, p. 286. Max Aub considère que les intellectuels de gauche en France, qu’il s’agisse de Merleau-Ponty, Sartre ou Camus, ont tous « une philosophie avec un fond irrationaliste », dont les racines se trouvent chez Schopenhauer, Nietzsche, Spengler ou Scheler. De ce point de vue, ils sont tous pareils, selon lui. C’est, évidemment, une affirmation à l’emporte-pièce. Voir aussi : José Gaos, « Existencialismo y esencialismo » (1947), Filosofía de la filosofía, OC, VI, México: Universidad autónoma de México, 1987, p. 178-199. Dans ce dernier texte, Gaos manque de recul pour juger d’une manière convenable l’existentialisme. Nous ignorons si Gaos a consacré d’autres textes, plus tardifs, à l’existentialisme.
24 Il est fort probable que les exilés espagnols installés en France connaissaient mieux ces engagements camusiens en faveur de la République espagnole que les exilés installés en Amérique.
25 José Ferrater Mora, El hombre en la encrucijada, Buenos Aires : Editorial Sudamericana, 1952, p. 113-114, 305, 323.
26 José Ferrater Mora, La filosofía actual, Madrid : Alianza Editorial, 1969, p. 55-65.
27 José Ferrater Mora, Historia de la Filosofía, nueva ed. revisada, aumentada y actualizada por Josep-Maria Terricabras, Barcelona : Círculo de Lectores, 2002, vol. 1, A-D, p. 472-473.
28 Jorge Semprun, « Mal y modernidad: el trabajo de la historia », 1990, in : Pensar en Europa, Prólogo de Josep Ramoneda, Círculo de Lectores, 2006, p. 61.
29 Ramón Xirau, Otras Españas : antología sobre literatura del exilio, selección y advertencia Adolfo Castañón, México, D.F. : El Colegio de México, 2011, p. 18. Un ancien étudiant de Xirau raconte à quel point un des commentaires les plus courants de Xirau, c’était de justifier « pourquoi il préférait Camus à Sartre ». Luis Ignacio Helguera, « Imagen crepuscular de Ramón Xirau », Vuelta, México D.F., n° 246 (mayo 1997), p. 42.
30 Ramón Xirau, Poesía completa, edición bilingüe, México : FCE, 2008.
31 Ramón Xirau, El péndulo y la espiral, México : Universidad Veracruzana, 1959, p. 131.
32 Ramón Xirau, Sentido de la presencia, FCE, Tezontle, 1953.
33 Le livre le plus exhaustif sur cette génération est celui constitué par les actes du Congrès organisé par le Groupe de recherche GEXEL de l’Université Autonome de Barcelone : El exilio republicano de 1939 y la segunda generación, Sevilla : Renacimiento, 2011. Il existe actuellement une réedition de la revue Presencia, sous le même titre, publiée à Mexico par l’Ateneo Español de México, Embajada de España, Centro Cultural de España en México et Ediciones sin Nombre, 2015, avec une longue préface de Jose María Espinasa, en support papier, et un CD contenant les huit numéros de la revue, entre 1948 et 1950.
34 Citons, par exemple, El último oasis, México : Joaquín Mortiz, 1964 ; Juicio y condena del hombre nuevo, A Coruña: Edicios do Castro, 2005 ; Ironías, Valladolid : Fundación Jorge Guillén, 2006. Dans une lettre datée du 3 mars 2010, qu’il a eu la gentillesse de m’envoyer, Ruiz me disait la chose suivante : « También soy fiel lector de Camus ».
35 Voir « Camus y la literatura comprometida », Revista de la Universidad de México, 1956 ; « Nuevas obras de Camus », Revista de la Universidad de México, 1957 ; « El exilio o el reino de Camus », Revista Mexicana de Literatura, 1957 ; « Camus y la universalidad », Revista de la Universidad de México, 1957 ; « Acercamientos a la tragedia », La Cultura en México (suplemento de Siempre), 1958, (repris dans Contracorrientes, UNAM, México, 1973, p. 131-151) ; « Camus ida y vuelta », Revista Mexicana de Literatura,1959.
36 Voir « Viaje a contrapelo », repris dans Contracorrientes, op. cit., p. 17-61.
37 Lettre adressée le 19 février 1958, in Algunas cartas, Pre-Textos, Valencia, 1997, p. 57, 59-60. Gaya préfère le retrait à la visibilité (médiatique?) de Camus, dans le champ culturel, ce qui le dégoûte.
38 Eduardo Vázquez,Apalabrarse. Conversaciones con Tomás Segovia, México : Ediciones sin Nombre/ Conaculta, 2012,p. 139.
39 Tomás Segovia, Resistencia. Ensayos y notas. 1997-2000, México: Ediciones sin Nombre/ Conaculta, 2005. [1ª ed. : 2000], p. 214.

Ricardo TEJADA
Université du Maine, Labo 3L. Am
Maître de conférences

Source :
http://revues.univ-pau.fr/lineas/1813

Los Girasoles ciegos ou la mémoire retrouvée…

MÉNDEZ Alberto, Los Girasoles ciegos. Barcelona : Editorial Anagrama, 2015

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Librairie Feltrinelli à Gênes…

Comme toujours un bon choix de livres espagnols dans  cette chaîne de librairies italiennes…

Un petit livre attire mon attention. Son titre si étrange, Los Girasoles ciegos, la photo de la couverture empreinte d’une noire tristesse… Je le prends, je le feuillette, je le repose dans le rayonnage et je m’en vais… J’hésite mais comme subjuguée, je retourne vers lui et je l’achète !

Quelle découverte ! Il m’attendait sans nul doute !

Qui est son auteur ? Alberto  Méndez (1941-2004) est le fils du poète et traducteur José Méndez Herrera. Militant politique engagé au Parti Communiste, il crée sa maison d’édition Ciencia Nueva que le Ministre franquiste de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne, fait fermer en 1969. Alberto  Méndez est ensuite expulsé de l’Université pour son engagement politique contre le régime de Franco. Il va alors collaborer à d’autres maisons d’édition, il sera aussi scénariste et traducteur. Sa seule œuvre romanesque, son seul et unique livre, Los Girasoles ciegos, est publié en 2004… D’abord le succès du livre est plutôt confidentiel puis très vite le bouche à oreille fonctionne et le livre connaît un énorme succès de librairie. Il remporte de nombreux prix et ne connaît pas moins de six éditions. En 2005 Alberto Méndez, devenu à son tour un  tournesol aveugle, recevra le Prix National du Roman  à titre posthume.

Le livre est composé de quatre courts récits, quatre histoires d’horreur et de désolation, quatre  « derrotas » réparties sur quatre années, de 1939 à 1942. L’émotion que produit la lecture est forte et le style, comme ciselé au scalpel de l’écriture, est d’une indiscutable qualité littéraire. Il n’est pas utile de faire vibrer les violons des mots pour émouvoir le lecteur et le toucher au plus profond de sa sensibilité : c’est ce que réussit parfaitement Alberto Méndez !

Les récits donnent voix à des personnages désorientés et perdus, presque morts, déjà dans les limbes d’une existence vouée à la perte, des vaincus du régime franquiste. Ce sont eux les « girasoles ciegos » du titre… Ce sont eux que les récits, dans une tentative de récupération de la mémoire historique, réussissent à sortir de l’oubli.

Les quatre récits sont  à première vue indépendants les uns des autres mais en avançant dans la lecture, leur continuité apparaît comme évidente puisque des liens, ténus mais profonds, se tissent de l’un à l’autre.

Primera derrota : 1939 o Si el corazón pensara dejaría de latir

Le héros de ce récit est le capitaine Alegría qui, la veille de la chute de Madrid, choisit de se rendre aux armées républicaines car il a compris que les gens de son camp voulaient non pas gagner la guerre mais tuer l’ennemi. Personnage lunaire et incompris toujours, il est rejeté d’un camp à l’autre et même la Mort dans le charnier où il se retrouve enseveli sous des cadavres, ne veut pas de lui ! Le troisième récit donnera au lecteur la clé de son destin entre folie et héroïsme des faibles !

Segunda derrota : 1940 o Manuscrito encontrado en el olvido

Derniers mois de la vie d’un jeune poète de dix-huit ans, « ésa no es edad para tanto sufrimiento », dans une ferme abandonnée dans le froid et la neige d’un hiver glacial de la province de Santander. Il a fui avec Elena, l’amour de sa vie, pour rejoindre la France mais la jeune femme est morte en mettant au monde un petit garçon avant d’avoir pu passer la frontière. Vaincu, il survit un peu, puis il s’abandonne lentement à la mort avec le bébé dans cet univers glacé et inhumain. Un berger retrouvera son journal, ultime trace d’une mémoire brisée.

Tercera derrota : 1941 o El idioma de los muertos

Un Républicain condamné à mort, Juan Serna, sauve momentanément sa vie en racontant à la femme du colonel chargé des ordres d’exécution de la caserne où il est emprisonné, comment son fils a été un héros alors qu’il s’agit d’un lâche individu de la pire espèce. Quand le jeune adolescent avec lequel il se lie d’amitié est sur la liste des condamnés à mort, son mensonge n’a alors plus de sens et il ne lui reste plus qu’à mourir à son tour, détaché de tout. Il crache au visage de ses bourreaux l’image réelle de leur fils et il meurt en pensant que « del rostro del Coronel Eymar desaparecería para siempre esa mueca de satisfacción impune ». Le récit s’accompagne d’une évocation presque documentaire des conditions de vie dans la prison de Porlier.

Cuarta derrota : 1942 o Los girasoles ciegos

1942 : la chape de plomb du régime franquiste s’est abattue sur la vie quotidienne d’une famille républicaine, celle des parents d’Elena, la jeune amante du poète du deuxième récit. Le père, Ricardo, vit caché dans une armoire et de sa cachette, il voit un jour le diacre lubrique qui enseigne à l’école de son fils, Lorenzo, chercher à abuser de sa femme. La fin est dévastatrice comme le sera la mémoire fracassée  de l’enfant.

Les thèmes des récits sont l’enfermement, la peur, le froid, un monde glacé au propre et au figuré, entre la vie et la mort, incompréhensible par la raison dans la mémoire de ces vaincus que le triomphe de Franco et l’histoire officielle ont anéantie et que la démocratie n’a pas contribué à sortir de l’oubli. Les histoires individuelles deviennent des histoires exemplaires et grâce à elles, c’est la mémoire collective des vaincus qui renaît sous la plume de Alberto Méndez qui a révélé une partie « del agujero negro de la historia de su país ». Quatre récits, quatre pièces du puzzle de la mémoire, qui se mettent en place pour faire vivre ceux dont l’Histoire a voulu nier l’existence.

Une traduction française du livre, Les Tournesols aveugles, existe aux éditions Bourgois (2007).

José Luis CERDA a porté à l’écran le livre d’Alberto Méndez en 2008, Los Girasoles ciegos, et le film a obtenu le Goya de la meilleure adaptation littéraire.

Histoires de femmes espagnoles

couverture du livre
couverture du livre

CHACÓN, Dulce, La Voz dormida. Madrid : Alfaguara, 2002, 376p.

Il a été question des femmes espagnoles lors de la conférence de David Garcia à La Riche, il en sera question en juin dans le film de Jean Ortiz, Compañeras… Il en est aussi question dans ce très beau livre dont je veux vous parler maintenant.
La voz dormida est un roman historique de Dulce Chacón paru en 2002 et qui a remporté de nombreux prix littéraires. Dulce Chacón a écrit ce livre comme un devoir personnel de mémoire, la nécessité de connaître l’histoire de l’Espagne, et elle est allée à la rencontre de ces femmes victimes du franquisme dont elle a recueilli les témoignages. Elle dit avoir dû adoucir l’horreur de ces témoignages, la fiction littéraire étant, selon elle, impuissante à faire vivre dans sa réalité exacte l’horreur de ce que ces femmes ont vécu. Et pourtant aujourd’hui encore, ces femmes, malgré tout ce qu’elles ont subi, restent fidèles à leurs idéaux républicains et leur loyauté à l’égard des « compañeras » reste intacte. Dulce Chacón se sent en quelque sorte responsable du silence de la mémoire qui entoure l’histoire des Républicains, et de ces femmes héroïques en particulier, et qui les condamne finalement encore tant d’années après les faits. Elle écrit :
« Somos los hijos del silencio. Un silencio que, a su juicio (celui des femmes rencontrées), ha sido una condena impuesta que se ha prolongado demasiado tiempo. Ellas pueden entender los silencios anteriores pero un silencio en democracia no lo pueden entender. »
La première partie du livre se déroule en 1939 après la victoire de Franco dans la sinistre prison madrilène pour femmes de Las Ventas. Le lecteur découvre l’horreur des lieux dans lesquels vivent ces femmes emprisonnées en même temps qu’il apprend leur histoire et les liens qui se tissent entre elles.
Le personnage central du livre est sans nul doute Hortensia et d’ailleurs la deuxième partie du livre lui est entièrement consacrée. Hortensia est enceinte quand tombe l’annonce de sa condamnation à mort. Sa petite sœur, Pepita, deuxième personnage central du livre, écrit à Franco et obtient qu’Hortensia puisse mettre au monde son enfant avant de mourir. Ce sera une petite fille, du nom de Tensi, que Pepita va élever. Tous les jours Pepita vient à la prison avec le bébé dans les bras jusqu’au jour où, un mois et demi plus tard, Hortensia est fusillée. De sa mère Tensi gardera un sac à couture avec deux cahiers bleus qui la conduiront à s’engager politiquement sur les traces de ses parents.
D’autres femmes gravitent autour de ce personnage central, Elvira, Tomasa, Reme, Sole, Doña Celia…dont la solidarité est infaillible et dont Dulce Chacón raconte les destins. Des mauvaises aussi, La Veneno, Sor María de los Serafines, qui dirige d’une main de fer la prison… Des hommes aussi, ne les oublions pas, le médecin de la prison, Don Fernando, Jaime Alcántara, l’amoureux de Pepita qui ne la retrouvera que des années plus tard… et d’autres encore.
Dans la troisième partie, le temps s’écoule plus rapidement puisque nous découvrons ce que fut la vie et le sort de tous ces personnages jusqu’en 1963. Le livre se clôt sur l’image de Pepita et Jaime enfin réunis marchant ensemble dans une manifestation à Cordoue.
Ce roman reflète fidèlement ce que vécurent ces femmes, leurs souffrances quotidiennes, la torture de ne jamais savoir quel serait leur sort final dans cette prison livrée à l’arbitraire et à l’injustice, leur loyauté infaillible entre elles, plutôt mourir, plutôt être battues ou torturées, que dénoncer, la perte irrémédiable de tous les droits que la République leur avait octroyés, leur courage et leur abnégation… Dans la prison et aussi à l’extérieur, une fois la liberté retrouvée pour certaines, jamais elles ne renieront les idéaux auxquels elles avaient tout sacrifié.
Ce roman, si tant est que l’on puisse parler de roman, le dernier livre de Dulce Chacón, donne la parole à celles que certains aimeraient bien voir se taire définitivement dans une société où le silence de la mémoire a force de loi.

Benito Zambrano a porté le livre à l’écran en 2011 sous le même titre, La voz dormida. Le film a été tourné dans l’ancienne prison de Huelva.

Il existe aussi une traduction française du livre, Voix endormies, paru en poche aux éditions 10-18.

Histoire politique des femmes espagnoles

DOMINGO, Carmen, Histoire politique des femmes espagnoles, de la IIe République à la fin du franquisme. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008, 300 p.

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Ce livre retrace, depuis les premiers combats féminins et féministes du début du XXe siècle et jusqu’à la dissolution de la Section féminine en 1977, l’histoire des femmes qui, ayant voulu prendre part au combat politique, en ont connu les grandeurs et les avatars. Il est à la fois réflexion, galerie de portraits (illustrée de nombreuses photos) et de témoignages sur ce que fut cette lutte menée avec la détermination et l’enthousiasme de  femmes parfois très jeunes et qui ont souvent perdu la vie.

De la IIe république, qui voit éclore l’une des législations les plus avancées de l’Europe de ce temps, jusqu’à la fin de la dictature de Franco qui la balaya d’un revers de la main avec la brutalité que l’on sait et que ce livre évoque de façon détaillée, en passant par une effroyable guerre civile qui vit exploser une polarité que le contexte international ne fit qu’exacerber, c’est une partie majeure de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle que cet ouvrage raconte. Mais c’est surtout une histoire vue par les femmes qui prirent part à ce long combat, gagné pour les unes, perdu pour les autres qui, du fond de leur prison ou de l’exil, surent toutefois entretenir la flamme de la liberté de conscience et de l’égalité des sexes.
On appréciera en fin d’ouvrage l’aperçu biographique d’une cinquantaine de ces femmes courageuses et engagées, connues et moins connues comme : Sara Berenguer, Clara Campoamor, Zenobia Camprubí, Concha Espina, Mika Etchebehere, Victoria Kent, Matilde Landa, María Teresa León, Low Mary, Federica Montseny, Constanza de la Mora, Margarita Nelken, Carlota O’Neil, Rosario Sánchez Mora « la dinamitera », Lucí Sánchez Saornil, María Zembrano, etc. mais aussi Pilar Jaraiz de Franco, Pilar Primo de Ribera…