La frontière franco-espagnole au 20e siècle
Jean-François Berdah
Université Toulouse II-Le Mirail
Source :
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00143933
A golfer hits a tee shot as African migrants sit atop a border fence during an attempt to cross into Spanish territories between Morocco and Spain’s north African enclave of Melilla October 22, 2014. Around 400 migrants attempted to cross the border into Spain, according to local media. Picture taken October 22, 2014. REUTERS/Jose Palazon (SPAIN – Tags: SPORT GOLF SOCIETY IMMIGRATION TPX IMAGES OF THE DAY) – RTR4BABH
La frontière existe-t-elle pour l’historien ? Question délicate qu’on ne saurait trancher de façon probante d’une simple affirmation ou négation. Les débats actuels qui portent sur les limites de l’Europe montrent bien combien la frontière demeure un objet polémique, notamment dans le cas de la Turquie qui pour beaucoup ne pourrait intégrer l’Union européenne en raison de son appartenance au continent asiatique ou proche-oriental. Cette analyse repose pout l’essentiel sur l’existence de « frontières naturelles », notion qui s’est imposée à la Renaissance par le biais de la cartographie, celle de Mercator notamment, à des fins politiques et militaires. Politiques, en fixant, par exemple, les limites théoriques de la monarchie française, celle des Bourbons, et militaires, en justifiant par avance les conquêtes visant à préserver le « pré carré », c’est-à-dire le territoire légitime et « naturel » garant de l’harmonie intérieure du royaume 1.
A l’évidence, la frontière est donc une création humaine qui a pour objet de définir et de distinguer ces constructions politiques et territoriales que sont les États modernes. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru ou affirmé, la notion de « frontière naturelle » n’exprime donc pas une réalité intangible, celle d’une limite géographique qui s’imposerait d’elle-même et constituerait du même coup le critère infaillible des politiques nationales. Pourtant, la question mérite d’être posée dans le cas des massifs montagneux comme les Alpes et les Pyrénées, notamment dans ce dernier cas en raison du cloisonnement qu’ils semblent créer entre la France et l’Espagne, et de l’obstacle apparent qu’ils semblent représenter aux échanges humains de part et d’autre de la frontière.
Apparent est bien le mot, car il serait facile de démontrer que les Pyrénées n’ont jamais représenté cette extrémité, ces marges infranchissables comme on pourrait le penser, et ce depuis les temps les plus reculés. Qu’il soit permis de rappeler, que les Pyrénées offrent de nombreux points de passage entre la France et l’Espagne, tout d’abord les plaines côtières du Pays basque et de la Catalogne, mais aussi les cols de montagne qui empruntent des vallées toutes orientées, à quelques exceptions près, selon un axe nord- sud, et que les exemples historiques depuis les Wisigoths et les Vandales jusqu’aux temps les plus récents abondent qui démontrent que loin d’avoir été une frontière imperméable, les Pyrénées ont toujours été considérés comme un espace de peuplement et de transition. Cela est d’autant plus vrai que les raisons de franchir cette « frontière naturelle » dans un sens ou dans l’autre n’ont pas manqué, ne saurait-ce qu’à l’époque contemporaine depuis le début du 19e siècle. Raisons politiques tout d’abord avec l’émigration vers la France des libéraux espagnols sous le règne de Ferdinand VII de 1814 à 1833, puis celle des carlistes opposés à la jeune reine Isabelle II lors des première et seconde guerre carliste (1833- 1839, 1846-1848) et encore au lendemain de la troisième guerre carliste (1873-1875) lors de la Restauration des Bourbons. Il faudrait aussi ajouter le premier exil des républicains sous la Restauration en 1874, et surtout le second de 1923 à 1930 sous la dictature de Manuel Primo de Rivera qui devait profondément influer sur le devenir de l’Espagne au cours des années trente 2. Raisons économiques également, à cela près qu’au cours du 19e siècle le courant migratoire est orienté nord-sud, c’est-à-dire de la France vers l’Espagne, en provenance notamment d’Auvergne 3.
Si, comme on a pu le voir, la frontière franco- espagnole a été amenée à jouer un rôle prépondérant dans les relations entre les deux États riverains depuis fort longtemps, c’est toutefois avec la fin de la guerre civile espagnole que celle-ci va devenir un enjeu crucial pour les populations concernées pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce que la guerre d’Espagne fut à l’origine d’un exil de population massif à partir de 1939, et surtout durant l’hiver 1939, un exil politique qui a eu en France de profondes répercussions du point de vue politique et économique. Ensuite, parce que cette frontière va constituer une ligne de démarcation idéologique entre la dictature du général Franco et la troisième République finissante. Enfin parce que la frontière devient un enjeu stratégique durant la Seconde Guerre mondiale pour la résistance intérieure et les forces alliées tandis que la France et l’Espagne sont dominées par deux régimes dictatoriaux.
De toutes les tragédies humaines que l’Europe a traversées au cours du 20e siècle, la guerre d’Espagne figure hélas en bonne place parmi celles qui ont le plus fortement marqué notre destin collectif. Plus que tout autre pays, la France a fait l’expérience indirecte de ce drame historique en devenant la terre d’accueil de quatre vagues migratoires successives entre 1936 et 1939. De ces quatre vagues la plus importante numériquement et la plus lourde de conséquences fut la dernière. Elle se produisit lors de l’effondrement final du front de Catalogne en décembre 1938 quand les possibilités de résister étaient presque épuisées pour des raisons matérielles, financières et politiques, ou encore par suite du pessimisme ambiant.
Entre la fin janvier et le début de février 1939 ce sont près de 465 000 réfugiés qui entrent en France, dont 170 000 civils et 295 000 militaires, affamés, dépourvus de tout, parfois sans chaussures ni couvertures au cœur de l’hiver, une population chassée toujours plus loin par les forces rebelles du général Franco qui n’a d’autre choix en définitive que de franchir les Pyrénées par tous les moyens et quels qu’en soient les risques. Cette réalité terrible entraîne une remise en question immédiate de la politique gouvernementale pratiquée à l’égard des républicains espagnols. De fait, l’idéal de solidarité du Front populaire défendu par Léon Blum n’avait pas tardé à voler en éclat lors de l’adoption de mesures administratives strictes au mois d’avril 1937 qui avaient eu pour conséquence le renforcement des contrôles sur la frontière pyrénéenne et surtout le rétablissement du visa consulaire, qui autorisait le refoulement des personnes qui en sont dépourvues. Un mois plus tard, en mai, l’adoption de l’instruction sur l’hébergement des réfugiés espagnols allait durcir la politique d’accueil de la troisième République en introduisant des limitations certaines à l’exercice de cette liberté individuelle. On affirmait certes toujours la volonté de l’État de « remplir complètement ses devoirs d’humanité », mais aussi celle de « maintenir strictement l’ordre public sur son territoire », d’interdire la libre mobilité des populations hors des départements d’accueil, notamment vers l’un des départements frontaliers, et de refuser le financement officiel des camps d’hébergement 4. Cette politique de durcissement ne se ralentit pas avec le changement de gouvernement, bien au contraire, car ce dernier n’affecta pas le ministre de l’Intérieur en poste, Marx Dormoy, ni ses orientations restrictives. Ainsi, le « rapatriement obligatoire de
tous les réfugiés espagnols, les malades exceptés », c’est-à-dire non plus seulement les hommes, mais aussi les femmes et les enfants, fut -il mis en œuvre le 29 septembre 1937 sans attendre. L’explication tient sans doute au nombre élevé de républicains espagnols installés en France, de 50 à 60 000 au début de l’automne, dont au moins 10 000 enfants, qui représentent une lourde charge pour l’État français et les municipalités chargées d’accueillir de gré ou de force ces réfugiés. Déjà 13 millions de francs avaient été débloqués par le gouvernement Blum en faveur des républicains espagnols auxquels s’ajoutèrent 55 millions supplémentaires au cours de l’année 1937 5. Toutefois, les réactions d’hostilité à un tel recul des principes républicains venus des rangs pro-gouvernementaux contribuent à adoucir ces mesures radicales grâce à une nouvelle directive, en date du 27 novembre, qui autorise les réfugiés à résider en France sous réserve qu’ils disposent de ressources pécuniaires suffisantes ou soient recueillis par des personnes tierces, « exception faite toutefois pour les femmes, les enfants, les vieillards et les malades qui peuvent encore être hébergés aux frais des collectivités publiques. » 6
Ce drame aurait-il pu être évité ? Sans doute pas ; mais les souffrances qu’il généra auraient pu être atténuées avec un minimum d’anticipation. Les mises en garde répétées du gouvernement républicain de Barcelone n’avaient pas manqué, en effet, depuis 1938, ainsi que des offres de financement pour l’hébergement des réfugiés. De sorte que l’impréparation des autorités françaises face au déluge humain ne peut s’expliquer que par un choix délivéré du gouvernement, celui de ne pas heurter une opinion publique de plus en plus ouvertement xénophobe et hostile à l’accueil des populations étrangères, attitude qui d’ailleurs n’est pas spécifique à la France puisque les autres pays européens et les États-Unis n’étaient pas disposés à partager le poids d’une immigration si massive, à l’exception des enfants qui purent être rapatriés vers l’Angleterre, la Suisse, la Belgique ou la Russie grâce à des organismes de secours ou le soutien direct des pays concernés.
Il n’est pas utile d’insister ici sur les conséquences désastreuses de cet exil forcé pour la population espagnole, surtout pour les militaires séparés des autres réfugiés qui terminèrent leur voyage dans des camps d’internement ou de concentration, selon la terminologie officielle, improvisés 7. En réalité, nombre de ces Républicains n’avaient pas d’autre choix que de rester en France, même si le gouvernement français faisait tout son possible pour forcer leur retour en Espagne, en particulier parce qu’une mort immédiate attendait tous ceux dont les responsabilités politiques ou l’engagement idéologique avaient un lien quelconque avec le Frente popular, avec le camp des “rouges”.
Ce qu’il importe de dire ici, c’est que toute la politique frontalière de la France fut remise en cause par cette avalanche humaine. La norme en vigueur, depuis le 14 avril 1862, était dictée par le traité bilatéral signé entre Napoléon III et Isabelle II, à propos des frontières et des échanges de population, dont le contenu était finalement assez vague puisque ce dernier ne faisait pas explicitement référence ni aux ouvriers agricoles et industriels, de loin les plus nombreux parmi les réfugiés espagnols, ni aux exilés politiques. Cependant, la France avait souscrit au cours des décennies suivantes plusieurs engagements internationaux qui lui enjoignaient d’accueillir les ressortissants étrangers et de surseoir à toute mesure de refoulement ou d’expulsion, ce que les premières instructions envoyées aux préfets des départements frontaliers les 20 juillet et 6 août 1936 avaient d’ailleurs confirmé.
En réalité, comme le note Javier Rubio, ces premiers pas réglementaires permirent au gouvernement français de fixer dès les premières semaines les deux principes fondamentaux auxquels la politique d’accueil des réfugiés espagnols sera soumise au cours des années ultérieures. Le premier visait à favoriser le plus possible le retour en Espagne de tous celles et ceux qui le désiraient, en leur laissant même la liberté de choisir l’endroit par lequel s’effectuera le franchissement de la frontière. Mais la possibilité de résider provisoirement en France était aussi garantie par ce même principe pour des raisons humanitaires et parce qu’il devait être tenu compte des non combattants, notamment les femmes, les enfants et les vieillards, extérieurs, si l’on peut dire, à la guerre civile. Le second principe, qui rappelle la jurisprudence en application depuis les guerres carlistes, visait à éloigner les populations réfugiées de la zone frontalière pour des raisons à la fois politiques et matérielles. En effet, la présence d’opposants politiques aux portes de l’Espagne, qu’il s’agisse des partisans de Don Carlos au 19e siècle 8, des républicains et anarchistes espagnols jusqu’en 1931 ou maintenant des combattants du Front populaire, tout devait être fait pour éviter le moindre différent avec les autorités espagnoles en place ou toute implication directe dans le conflit. Mais l’éloignement de la frontière répondait aussi tout bonnement à des considérations pratiques, principalement la nécessité de distribuer plus équitablement le poids de l’exil espagnol pour éviter que les départements frontaliers assument seuls cette charge nouvelle 9.
Plus tard, c’est la signature des accords de Nyon, le 14 septembre 1937, qui entraîne un nouveau changement de stratégie vis-à-vis de la frontière. En effet, la crise provoquée par le bombardement du croiseur allemand Leipzig, les 15 et 18 juin précédents, qui faillit entraîner l’Allemagne nazie dans une guerre ouverte contre la Républiques espagnole et du même coup provoquer un enchaînement guerrier incontrôlable, pousse les grandes puissances à neutraliser, ou plus exactement à circonscrire, la guerre civile espagnole, et à éviter que violations répétées du droit international en Méditerranée ne conduisent à une déflagration mondiale 10. Or, si ce « plan méditerranéen » a surtout des implications maritimes, il est clair que la contrebande de guerre et le passage de volontaires s’effectuent aussi par voie terrestre, ce qui conduit dès le mois de novembre à l’installation d’un véritable plan de barrage destiné, selon son promoteur Marx Dormoy, à assurer la plus parfaite étanchéité des frontières. Dans le cas de l’Ariège, directement concerné par cette mesure, les autorités militaires et civiles se répartissent les rôles pour garantir l’efficacité des décisions ministérielles avec la mobilisation des gardes républicains mobiles, des unités d’infanterie et des réserves mobiles au sein d’un réseau maillé profond de 80 kilomètres 11.
Le problème des réfugiés espagnols ne va pas cependant trouver de remède au cours de l’année 1937, ni même l’année suivante en 1938, en dépit des reconduites à la frontière forcées ou imposées. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’attitude des autorités françaises. Peut-elle se justifier, comme le pense Bartolomé Bennassar, par la liberté de passage de la frontière ou parce que « l’issue du conflit demeure très incertaine » [sic] 12 ? Cela reste très discutable, notamment à lire les intentions de Marx Dormoy qui affirme en septembre 1937 : « J’ai décidé de les mettre en demeure de quitter notre territoire ». Au reste, il n’était pas nécessaire le plus souvent de forcer les choses tant l’esprit combatif était encore présent chez la plupart des hommes, notamment les éléments révolutionnaires les plus actifs et aussi les plus indésirables. Par ailleurs, le passage de la frontière ne s’avère pas si facile depuis que le gouvernement républicain pratique un strict contrôle des entrées destiné à éradiquer la cinquième colonne » nationaliste :
À la sortie comme à l’entrée, il faut franchir maintenant cinq ou six barrages avec de multiples vérifications douanières, administratives, policières, etc. Dans une zone de vingt kilomètres depuis la frontière française, la population a été évacuée. Nul n’a le droit de circuler sans les justifications les plus complètes et sous peine des sanctions les plus graves. Le départ de l’Espagne des ressortissants espagnols est pratiquement interdit. L’entrée des étrangers est subordonnée à de multiples enquêtes et des instructions presque prohibitives ont été adressées aux ambassades et aux consulats. À la sortie, l’on doit se présenter maintenant au commissariat général des ports et des frontières cinq jours avant la date de départ proposée, et, uniquement pour toute l’Espagne, à Barcelone. » 13
La “question espagnole” reste donc entière au début de l’année 1938, non seulement parce que les volontaires étrangers ne peuvent quitter la zone républicaine, mais aussi parce qu’il serait périlleux de les pousser à partir tandis que les Allemands et les Italiens n’ont aucune intention d’agir de même… si ce n’est après la victoire finale de Franco ! Plus grave encore, l’offensive qui se produit en Aragon à partir de l’hiver 1937 et culmine avec la bataille de Teruel en janvier- février 1938 14 conduit à une troisième vague d’exode vers la France de la part d’une partie de l’armée républicaine, notamment la 43e division rejetée dans la poche de Bielsa par l’armée nationaliste qui compte près de 7 000 hommes. En contradiction avec les ordres officiels qui imposent toujours le barrage de la frontière, les solidarités s’organisent côté français pour venir en aide aux soldats et surtout aux populations civiles de la vallée de la Cinca, notamment au sein de l’union départementale de la CGT. Des convois sont organisés pour expédier en territoire espagnol denrées alimentaires et médicaments, mais les bombardements perpétrés par l’aviation franquiste poussent finalement miliciens et civils à se réfugier dans les Hautes-Pyrénées françaises, notamment à Arreau, Argelès-Gazost et Luz-Saint-Sauveur 15.
C’est pourtant dans ce contexte (ou plutôt en raison de ce dernier) que le gouvernement de Front populaire accepte le 17 mars de réouvrir la frontière à la demande du président du Conseil socialiste, Juan Negrín, venu plaider la cause de l’Espagne républicaine.
La frontière avait été fermée par Camille Chautemps après le départ des ministres socialistes et la constitution d’un nouveau cabinet le 19 janvier 1938, et l’on pouvait mesurer clairement les conséquences catastrophiques de cette décision sur la capacité de résistance de
l’armée républicaine en Aragon dès lors que les livraisons d’armes en provenance d’Union soviétique se trouvaient brutalement taries 16. Le revirement surprenant des autorités françaises s’expliquait fondamentalement par le retour de Léon Blum à la tête du gouvernement depuis le 13 mars et la volonté exprimée par ce dernier de répondre à la politique expansionniste de l’Allemagne nazie par un geste de solidarité à l’égard de l’Espagne. En d’autres termes, s’il était trop tard pour sauver l’Autriche, il était encore possible de faire quelque chose pour l’Espagne et la Tchécoslovaquie, également menacée 17.
L’ouverture de la frontière n’eut pas d’effets concrets ni durables. D’une part, parce que l’approvisionnement en armes des forces légalistes ne s’améliora nullement, d’autre part, parce que la seconde expérience Blum était vouée à l’échec dès le départ – le président Lebrun n’avait- il pas exprimé son désir de mettre un terme final au Front populaire dès le mois de janvier ? – et que ces jours étaient comptés. De fait, la pression sociale grandissante, les divisions politiques et l’hostilité manifeste du Sénat à l’égard des projets financiers de Léon Blum allaient précipiter sa chute le 10 avril et ouvrir la voie à un second gouvernement Daladier deux jours plus tard 18.
Cette nouvelle crise gouvernementale, outre qu’elle mit fin de façon définitive à l’expérience du Front populaire, annonçait un net revirement d’attitude vis-à-vis de la République espagnole avec la disparition des éléments socialistes au sein du nouveau cabinet et le déplacement de son centre de gravité vers la droite. La nomination de Georges Bonnet à la tête du ministère des Affaires étrangères ne fit que confirmer les appréhensions légitimes de Barcelone à ce propos, car son antipathie peu douteuse pour le Front populaire alliée à la conviction de la faiblesse française face à l’Allemagne ne pouvaient qu’induire des décisions contraires aux intérêts de la République 19. En outre, la signature des accords anglo-italiens du 16 avril 1938 signifiant la reconnaissance de jure de l’annexion italienne de l’Éthiopie et la présence en zone nationaliste d’un agent diplomatique britannique depuis le mois de novembre 1937 20 ne pouvaient qu’encourager le ministre radical à suivre cet exemple. La rupture territoriale du camp républicain depuis le 14 avril, avec l’arrivée à Vinaroz de l’avant-garde nationaliste, permet justement d’envisager discrètement l’abandon de la République espagnole au bénéfice d’un rapprochement avec l’Espagne de Franco.
Dans ces conditions, et pratiquement accusé par Londres, « de prolonger inutilement une guerre cruelle avec toutes ses terribles conséquences » 21, le gouvernement français, en la personne de Daladier et Bonnet, devait décider la fermeture de la frontière franco-espagnole le 26 mai. Concrètement, celle-ci ne devint complètement étanche que le 13 juin suivant, par crainte de réactions hostiles de l’opinion publique et aussi parce qu’il était peu concevable « que la France fût seule à agir si l’Italie ne prenait pas elle-même des mesures établissant clairement sa bonne foi et son intention de renoncer définitivement à son emprise sur l’Espagne. » 22 ; mais le mal était fait, et comme l’envisageait le consul Lamastres la chute du front de Catalogne et de Barcelone, sans approvisionnements extérieurs en armes, n’était plus qu’une question de semaines. En prenant une telle décision, le gouvernement Daladier s’exposait pourtant à un autre risque, celui de voir le camp républicain se replier en masse vers ses frontières et d’engendrer ainsi un mouvement de population sans précédent. Déjà le 19 avril l’ambassadeur de France, Erik Labonne, avait conclu que :
« Si donc une telle lutte devait se dérouler à nos portes, si l’incendie devait faire rage à quelques kilomètres de notre frontière, les risques que la France a déjà encourus dans l’affaire espagnole n’en seraient point diminués, non plus que les possibles complications internationales. De même si la lutte devait prendre un tel caractère, les exodes de population et de troupes, qui ont eu lieu déjà dans les Hautes-Pyrénées et dans l’Ariège, se reproduiraient sans doute dans les Pyrénées-Orientales et sur une tout autre échelle. » 23
Le préfet des Pyrénées-Orientales ne dit pas autre chose le 23 avril lorsqu’il évoque « l’exode en masse qui se produira vers la frontière française », ajoutant « que l’exode sera massif » et son ampleur « difficile d’évaluer d’avance » 24. On sait pourtant ce qu’il advint de telles mises en garde et du manque de préparation criant qui caractérisa la politique française en janvier-février 1939. Dès le 27 janvier, ce sont des milliers de personnes qui se présentent aux postes-frontière, mais les ordres sont appliqués de manière absolue et toute entrée en territoire français reste prohibée par un double rideau composé de gardes mobiles et de tirailleurs sénégalais, notamment à Cerbère et au Perthus. Devant la masse de civils qui s’agglutine à la frontière, le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, n’a d’autre choix que de laisser passer les civils, soit « 60 000 femmes, 13 000 enfants et 2 000 hommes âgés de plus de cinquante-cinq ans » 25. Au total, selon les chiffres officiels, ce sont en fait 114 000 réfugiés qui franchissent la frontière entre le 27 et le 31 janvier 1939 par Cerbère, Le Perthus, le col d’Ares et Bourg-Madame, et encore 126 000 personnes entre le 2 et le 4 février 26.
La grande question demeure cependant celle des militaires. Dans un rapport en date du 30 janvier, le lieutenant-colonel Morel s’interroge sur l’importance des forces républicaines qu’il estime entre 50 et 100 000 hommes, et surtout sur le risque de voir ces troupes franchir de force la frontière sous l’effet de la terreur et des bombardements ennemis ; risque auquel il faut se préparer quitte soit à « engager une véritable bataille pour leur interdire le passage », soit à « laisser entrer en France des détachements armés. » 27 La dégradation de la situation est telle cependant le 5 février que le reflux de l’armée républicaine vers la France devient inévitable et c’est sur le constat attristé d’Álvarez del Vayo que Georges Bonnet donne finalement l’ordre d’ouvrir la frontière aux soldats espagnols, non sans avoir négocié au préalable la libération de quelque 800 prisonniers nationalistes détenus à Olot et Figueras 28. Encore faut-il dire que la générosité française se veut très provisoire dans la mesure où l’on escompte un rapatriement rapide des soldats républicains dans la zone Centre où les combats doivent se poursuivre. Par ailleurs, l’état-major espagnol est très optimiste quand il « n’évalue les effectifs susceptibles de passer en France qu’à 60 ou 80 000 ». Il n’en demeure pas moins que l’hébergement forcé de l’armée républicaine tombe au plus mal lors même que l’envoyé du gouvernement, Léon Bérard, se trouve déjà sur place depuis le 3 février pour négocier l’accréditation d’un agent général sur le modèle britannique, c’est-à-dire une reconnaissance de facto du gouvernement de Burgos 29. On comprend dès lors pourquoi Jules Henry, l’ambassadeur de France à Barcelone, insiste autant auprès d’Álvarez del Vayo pour obtenir la libération des prisonniers nationalistes, condition sine qua non à l’entrée des troupes républicaines sur le territoire français 30.
Très concrètement, le passage de la frontière, tout d’abord des populations civiles, ensuite des militaires, marquait non pas la fin d’une tragédie, mais le début d’un nouveau calvaire, celui de l’emprisonnement dans les camps d’internement ou de concentration improvisés par les autorités françaises, après des opérations de contrôle et de tri humiliantes et une marche forcée qui s’étire parfois sur vingt-cinq kilomètres ou plus. Ce sera tout à bord le cas à Argelès, puis à Saint- Cyprien et au Barcarès, quelques kilomètres au sud de Perpignan, où sont érigés des sortes de camps qui n’ont de camps que le nom 31.
Dans les semaines et les mois qui vont suivre, concrètement jusqu’à l’effondrement militaire de la France en mai 1940, la frontière sera traversée en sens inverse par près de 340 000 des 465 000 réfugiés espagnols, bon gré mal gré, pour la plupart des femmes, des enfants et des civils non impliqués politiquement, mais aussi tous ceux qui ont cru sincèrement à l’appel de Franco les invitant à rentrer sans crainte en Espagne. Mais désormais la frontière demeure une zone très sensible, étroitement surveillée de part et d’autre. Car comme l’écrit Émilienne Eychenne, « Franco ne laisse pas la montagne seule surveiller la frontière », non seulement parce que ce dernier n’a aucune confiance dans le gouvernement de la Troisième République qui a, selon lui, largement contribué à prolonger la durée de la guerre civile en soutenant la république espagnole, mais aussi parce que la France est devenue la terre d’acueil de centaines de milliers d’opposants politiques et qu’il convient de contrôler tous les cols pyrénéens afin d’éviter les infiltrations d’agents ennemis 32. Les craintes de Franco ne sont pas infondées, car même si la plupart des républicains espagnols sont internés dans les camps du sud-ouest et que beaucoup d’autres n’aspirent qu’à retrouver un semblant de normalité en s’intégrant par le travail, certains combattants de la guerre d’Espagne n’ont aucune intention de déposer les armes. C’est le cas notamment de Francisco Ponzán, militant anarcho-syndicaliste de la première heure et membre du groupe Libertador de la 127e brigade de guerrilleros internés au camp du Vernet d’Ariège en février 1939, qui met sur pied « les premiers groupes d’action qui retournèrent en Espagne pour combattre le régime franquiste et sauver des compagnons en danger de mort. » 33 C’est à Varilhes en Ariège, là où il travaille – officiellement – après avoir été libéré en août 1939, qu’il installe sa base d’action et organise les premières opérations d’infiltration en territoire espagnol via l’Aragon. Quelques semaines plus tard, il entre en contact avec le service action de l’Intelligence Service en France par le biais d’un agent britannique installé près de Foix (Ariège), un certain Marshall, alors que la menace d’un rapprochement militaire entre Franco et Hitler se fait de plus en plus sentir. Ce que les agents britanniques cherchent à obtenir, ce sont des renseignements sur l’Espagne et sa capacité à intervenir dans le conflit européen, mais l’effondrement militaire de la France en juin 1940 contraint ces derniers à quitter le territoire français et à rejoindre Londres au plus vite. L’important toutefois, c’est que des contacts ont été pris entre les républicains espagnols et l’IS, et qu’ils pourront être réactivés dans un autre contexte, celui de la lutte contre l’Allemagne nazie et la France de Vichy. Aux dires des services secrets français, informés par les Britanniques, ces derniers « avaient recruté les éléments les plus irréductibles et les plus idéalistes des réfugiés antifascistes espagnols », des éléments qui « étaient décidés à continuer la lutte contre Franco et disposés à ruiner par tous les moyens les activités des nazis en France et en Espagne, et par conséquent [qui] pouvaient leur être très utiles. » 34
C’est à l’été 1940, précisément au mois d’août, après une incursion en Andorre, que les résistants français prennent contact avec Ponzán, dit François Vidal, par l’intermédiaire du lieutenant Tessier qui opère à partir de Toulouse où s’organise peu à peu l’opposition à l’occupation allemande et au gouvernement de Vichy 35. Après Marseille, où fut créé le premier réseau d’évasion en décembre 1940, sous l’égide de Ian Garrow, c’est Toulouse qui devient la principale plaque tournante des évasions pour des centaines de pilotes alliés tombés en France, pour les Juifs persécutés et menacés de déportation, pour les agents de la France libre et de très nombreux jeunes désireux de rejoindre le combat contre l’Allemagne nazie. Le maître d’œuvre en est Pat O’Leary, de son vrai nom Albert-Marie Guérisse, capitaine-médecin belge qui fait du réseau toulousain», comme l’écrit Robert Belot, l’un « des plus grands réseaux d’évasion vers l’Espagne. » 36 Ce qui est moins connu, c’est que le groupe Ponzán, suspendu par l’IS en avril 1941, est réactivé par ce biais au printemps 1941 et devient l’élément fondamental de ce réseau d’évasion 37.
Mais pour un Ponzán, combien de républicains espagnols anonymes qui ont servi de passeurs tout au long de la guerre et tout le long des Pyrénées. Certes, tous n’ont pas le même idéal que ce dernier et beaucoup, Espagnols comme Français, n’hésitent pas à monnayer leurs services contre des sommes parfois très substantielles. « Croire que la chose serait gratuite pendant la guerre – écrit Émilienne Eychenne – alors que, si elle était découverte par les autorités, elle allait vous conduire pour deux ou trois mois en prison, avec une belle amende par dessus le marché, relève, et relevait d’une magnifique utopie. » 38 Cela ne vaut pourtant que pour les passeurs français, les passeurs espagnols risquant, quant à eux, d’être internés dans les camps du sud de la France, voire d’être déportés vers le Reich allemand, à Mauthausen ou Buchenwald, ou livrés à la police de Franco. Faute d’une étude exhaustive ou synthétique de la question 39, on doit s’en tenir aux rares témoignages qui ont pu être recueillis, souvent très tardivement. Ce sont encore les républicains espagnols qui jouent un rôle moteur dans le réseau Vic dirigé par le Catalan Josep Rovira, organisateur et commandant de la 29e brigade en Aragon et ancien responsable du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) . C’est à l’automne 1941 qu’il est contacté par René Jeanson, dit « René » dans le but de faciliter son retour vers Londres après une mission d’information sur l’état des forces ennemies en France. Grâce aux militants restés en Espagne et à ceux opérant en exil, Rovira va mettre sur pied le groupe Martin chargé d’assurer un passage régulier à travers les Pyrénées pour les résistants, parachutistes et aviateurs alliés et français désireux ou contraints de rejoindre la Grande-Bretagne. Ce groupe demeurera actif tout au long de la guerre, en dépit des tentatives de noyautage de la Gestapo, notamment à l’automne 1943 40.
Si ces groupes de passeurs, ces résistants espagnols ont pu s’organiser et se structurer au cours de la guerre, ils le doivent paradoxalement à la politique d’internement et d’encadrement des républicains mise en œuvre par le gouvernement Daladier en mars-avril 1939. Cette politique, qui affecte tous les ressortissants étrangers et plus particulièrement les réfugiés espagnols en raison de leur nombre, résulte pour partie du coût considérable des dépenses financières consenties par l’État français depuis 1936, une somme estimée à 88 millions de francs en décembre 1938 et surtout de la nécessité de compenser la mobilisation partielle, puis totale des Français en prévision de la guerre contre l’Allemagne, soit plus de 4,7 millions d’hommes sous les drapeaux en septembre 1939.
Autant de considérations qui amènent les autorités françaises à trouver une solution alternative à l’accueil en masse des réfugiés espagnols sur le territoire national 41. En réalité, il s’agit tout autant de faire participer les réfugiés de gré et souvent de force au coût d’entretien de plus en plus élevé de leur hébergement en France que de surveiller des populations que l’on considère par essence dangereuse. De s’agit-il pas là pour la plupart d’ « éléments dangereux », de « Rouges espagnols » dont on peut craindre le pire ? C’est dans cet esprit que sont créées les premières structures destinées à encadrer la main-d´oeuvre étrangère dès le 12 avril 1939 par un décret-loi qui élargit les mesures obligatoires liées au service militaire à tous les hommes de nationalité étrangère âgés de 20 à 48 ans bénéficiaires du droit d´asile, mais sans revêtir pour autant un caractère obligatoire, de sorte que cette politique demeura globalement inefficace 42. Ce n’est qu’avec la déclaration de guerre contre l’Allemagne et la mobilisation de l’armée française en septembre 1939 que le recrutement des volontaires espagnols fut fortement encouragé par les autorités civiles. En quelques mois, les camps d’internement se vidèrent au profit des Compagnies de Travailleurs Étrangers (CTE) Au total, 227 compagnies avec 15.000 volontaires et 40.000 incorporés parmi les miliciens espagnols voient le jour jusqu’au juin 1940 (soit 55 000 environ), encadrés par des Gendarmes mobiles et soumises à une discipline militaire43.
Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que si une certaine partie des réfugiés espagnols est mobilisée dans les régiments de prestataires dans le nord de la France comme au service des entreprises travaillant pour la défense nationale, sur les chantiers de la ligne Maginot, la plupart des Espagnols sont versés dans des compagnies de travailleurs destinées à soutenir l’effort économique de guerre soit dans l’agriculture, soit dans le cadre des entreprises minières et industrielles, soit encore dans l’exploitation forestière. C’est le cas par exemple des compagnies de travailleurs de l’Ariège, la CTE n°558 de Tarascon-sur-Ariège, ainsi que les CTE n°721 et 145 créées à Saint-Jean-de-Verges, entre Foix et Pamiers, et à Quérigut qui se situent très près de la frontière pyrénéenne 44. De manière générale 45, et surtout dans les Pyrénées, les CTE vont créer les conditions idéales au regroupement des républicains espagnols et à l’organisation des premiers noyaux de résistance. La disparition des CTE en juin 1940, après l’effondrement militaire de la France, signifiait certes « le retour au statut administratif qui avait été le leur lors de leur entrée en France et plus concrètement leur réinternement dans les camps » 46, mais « le concept des CTE est repris officiellement en septembre 1940 de façon à répondre aux exigences de la « Révolution nationale », c’est-à-dire au redressement de la France, et à limiter la mainmise de l’Allemagne sur la main d’œuvre étrangère » 47. La conséquence en est que la structure d’encadrement des CTE est tout bonnement remplacée par celle des GTE (Groupements ou Groupes de Travailleurs Étrangers) dès septembre 1940 et que les camps se vident à nouveau au profit de l’économie nationale. Une grande partie des réfugiés espagnols échappe cependant à l’internement par le biais des contrats de travail individuels qui, comme on l’a vu pour Francisco Ponzán, permettent parfois, grâce aux solidarités locales, d’échapper au contrôle strict des forces de police de Vichy.
Même si d’autres nationalités sont représentées au sein des GTE (Polonais, Russes, Tchèques, Roumains, etc.), les Espagnols constituent de très loin l’effectif le plus nombreux, comme dans les CTE, au point que l’on pourrait évoquer leur caractère “mononational” 48. Souligner ce fait, c’est expliquer par anticipation le rôle prépondérant que les GTE vont jouer partir de 1941 dans la résistance, d’une part dans le cadre de la réquisition forcée au service de l’Organisation Todt sur la côte atlantique, avec le sabotage du matériel et des installations techniques, par exemple à La Pallice, près de La Rochelle, et à Bordeaux, où ils participent à la construction des bases sous-marines, et plus encore dans les zones montagneuses, notamment dans les Pyrénées, en servant de noyaux à la création des maquis 49. Dans ce contexte, et plus encore après le déclenchement de l’opération Barbarossa en juin 1941, les luttes clandestines se développent dans tous les camps d’internement, ainsi que dans les GTE, en raison de l’engagement communiste désormais acquis à la lutte antinazie. La création de la Unión Nacional Española (UNE) est en effet directement liée à l’entrée en guerre de l’URSS, la stratégie allemande en Méditerranée et bien sûr aux menaces qui pèsent sur les républicains espagnols, notamment la réquisition forcée dans la zone occupée ou pire encore en Allemagne. L’objectif de la UNE est simple, il consiste à grouper « tous les Espagnols, depuis les royalistes et catholiques jusqu’aux anarchistes et communistes » de manière à constituer un front commun contre toute alliance de l’Espagne avec l’Allemagne et s’opposer par tous les moyens au travail forcé en Allemagne avec ce slogan « Pas un homme, pas une arme, pas un grain de blé pour Hitler » 50.
Si les débuts de la résistance espagnole sont caractérisés, comme dans les autres groupements clandestins, par la réalisation et la diffusion de tracts et de journaux clandestins, notamment l’organe des guérilleros Reconquista de España, les actions de sabotage se développent en zone sud à partir de l’été 1941 dans le cadre d’organisations autonomes et parfois aussi dans des réseaux français par refus de la suprématie communiste au sein de l’UNE 51. Les chantiers de bûcherons et les exploitations forestières constituent alors autant de couvertures légales aux groupes de résistance espagnols, à l’image de l’entreprise de José Antonio Valledor d’abord implantée dans l’Aude puis transférée dans l’Ariège en août 1942 52. Les postes de commandement des guérilleros sont en étroite liaison avec les GTE dans ce qui devient la région R4 des FFI, notamment sur la ligne des Pyrénées (Ariège, Hautes-Pyrénées, Haute-Garonne notamment). C’est de là que partent les opérations armées les plus importantes contre les forces d’occupation allemandes, mais aussi les infiltrations en Espagne, qui permettent de transférer hommes et matériel vers les maquis de l’intérieur de l’Espagne. C’est le cas par exemple de Jesús Monzón, l’un des membres fondateurs de la UNE, qui quitte la France pour s’installer à Madrid dès 1943 afin de mettre sur pied la résistance clandestine contre Franco et organiser son bras armé : l’Ejército Guerrillero 53.
Il n’est pas dans notre propos d’évoquer plus avant l’action des républicains espagnols dans la Résistance en France, sujet important qui a fait l’objet de plusieurs publications récentes 54. On ne peut pourtant négliger le fait que les maquis espagnols ont servi de centres d’accueil pour nombre de réfractaires du STO cherchant à échapper aux réquisitions de l’Allemagne et surtout de bases de formation pour tous ceux, républicains espagnols ou non, qui, au lendemain de la zone sud par les forces allemandes, en novembre 1942, décident de rejoindre la lutte armée. C’est le cas notamment des réfugiés espagnols isolés ou regroupés dans la 526e GTE affectée au chantier de construction de la centrale hydro-électrique de la vallée d’Ossau dans le Béarn, autre région frontalière, qui s’organisent au sein du 14e corps des guérilleros en août 1942 55. C’est ce même 14e corps qui se transforme en mai 1944 pour devenir la Agrupación de Guerrilleros Españoles (AGE), sous le commandement de Luis Fernández et Joan Blásquez, qui soutient la libération du Sud-ouest aux côtés des FFI. C’est lui encore qui envisage la reconquête de l’Espagne en septembre 1944 après avoir rallié plusieurs milliers de résistants espagnols. L’opération militaire vise à franchir les Pyrénées dans le Val d’Aran, puis d’y installer une base arrière où l’UNE espère établir une enclave républicaine susceptible d’abriter le gouvernement républicain en exil. Cette manœuvre audacieuse ne fait pas l’unanimité parmi les chefs de l’AGE, y compris le lieutenant-colonel Vicente López Tovar chargé de commander les guérilleros, mais elle a tout de même lieu pour des raisons politiques et stratégiques. Le 19 octobre, plusieurs milliers d’hommes armés franchissent les cols pyrénéens en plusieurs endroits et occupent plusieurs villages, mais la résistance des forces franquistes, bien informées et préparées, la fragilité logistique de l’opération et la passivité des populations libérées, peu enclines à revivre une guerre civile, contraignent les guérilleros à se replier et à abandonner le terrain conquis 56. La fin de la Seconde Guerre mondiale annonce des temps difficiles pour les républicains espagnols et la fin de leurs illusions quant à un rapide effondrement du régime franquiste. Les nouvelles autorités françaises, celle du GPRF, bien que très reconnaissantes en raison des services rendus lors de la Libération, n’entendent pas tolérer une force armée, qui plus est composée de communistes et d’anarchistes espagnols, opérer à partir de son territoire et mettre à mal ses relations déjà très difficiles avec l’État franquiste. Comme l’écrit Jean Chauvel, le 15 décembre 1944 : « Les autorités locales françaises ont fait montre de sympathie pour les maquis espagnols qui s’inspirent du même idéal démocratique que notre peuple. Elles n’entendent pas pour autant favoriser la multiplication d’incidents de nature à compromettre les relations que nous entretenons avec l’Espagne gouvernementale. Si la France n’a aucune raison de favoriser le maintien du régime du général Franco, elle ne désire pas non plus que se crée à sa frontière un foyer de troubles chroniques. » 57
L’isolement international de la dictature espagnole, le développement des maquis en Espagne, l’appel croissant d’une partie de l’opinion à s’opposer par tous les moyens à Franco et surtout l’exécution d’un des chefs historiques de la résistance espagnole en France, Cristino García et de plusieurs autres guérilleros, en février 1946, entraînent cependant la décision officielle de fermer la frontière avec l’Espagne. Décision de courte durée et sans grande conséquence, puisque la frontière sera réouverte deux ans plus tard, en février 1948, sous la pression des intérêts économiques et des élus locaux frontaliers, autrement dit par “réalisme”, avec le secret espoir, très vite déçu, de voir la démocratie enfin triompher de l’autre côté des Pyrénées. L’amertume sera vive chez les républicains espagnols, parce que de provisoire leur exil devient progressivement définitif, mais aussi pour une grande partie de l’opinion, de gauche notamment, qui condamne la politique de courte vue d’un gouvernement obsédé par le communisme et à la remorque des Etats-Unis 58. Reste que l’ouverture de la frontière pyrénéenne traduit la normalisation à venir des relations franco-espagnoles et la reprise des échanges de personnes et de marchandises à travers les Pyrénées. Il faudra attendre la libéralisation de la politique économique franquiste dans les années 1950, le développement du tourisme en Espagne et l’essor de l’immigration économique en France dans les années 1960, et enfin l’intégration de l’Espagne à l’Union Européenne lors de la transition démocratique en 1985 pour que cette « frontière naturelle » disparaisse réellement et ouvre la voie à la construction d’espaces ou d’organismes transpyrénéens, à l’exemple de la Communauté de Travail des Pyrénées (CTP) qui réunit aujourd’hui les régions frontalières françaises et espagnoles dans un esprit de concertation et de coopération.
1 Voir le livre désormais classique de Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976 (rééd. La Découverte, 1985) et Alfred Fierro-Domenech, Le pré carré. Géographie historique de la France, Paris, Robert Laffont, 1986.
2 Voir Rafael Sánchez-Montero, “L’émigration politique en France pendant le règne de Ferdinand VII”, Exil politique et migration économique. Espagnols et Français aux XIXe-XXe siècles, Éditions du CNRS, Paris, 1991, pp. 17-29 ; Louis Urrutia, “Les Espagnols carlistes ou isabelinos au Pays basque français”, Ibid., pp. 53- et surtout Vicente LLorens, La emigración republicana, Vol. 1, Madrid, Taurus, 1976, pp. 41-94.
3 Rose Duroux, Les Auvergnats de Castille : renaissance et mort d’une migration au XIXe siècle, Clermont-Ferrand, APFLC, 1992, 479 p.
4 Pierre-Jean Deschodt et François Huguenin, La république xénophobe, 1917-1939. De la machine d’État au « crime de bureau » : les révélations des archives, Jean-Claude Lattès, Paris, 2001, p.146.
5 Javier Rubio, “La politique française d’accueil : les camps d’internement”, Exils et migration. Italiens et Espagnols en France, 1938-1946 (Pierre Milza et Denis Peschanski, Ed.), L’Harmattan, Paris, 1994, p. 114 ; Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols en France. De la Guerre civile à la mort de Franco, Albin Michel, Paris, 1999, p.38-39.
6 Deschodt et Huguenin, op. cit., p. 150.
7 On se reportera à l’ouvrage essentiel de Geneviève Dreyfus-Armand, ibid, pp. 41-101 et à Denis Peschanski, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, pp. 36-71. Pour une vision synthétique des choses voir aussi Jean-François Berdah, “L’exil des républicains espagnols durant et après la guerre civile (1936-1945), Réfugiés espagnols dans l’Aude 1939-1940, Actes du colloque international de Carcassonne, Archives départmentales de l’Aude, Carcassonne, 2005, pp. 35-43.
8 La loi promulguée par Louis-Philippe en juillet 1839 interdisait précisément l’installation des Carlistes dans vingt-huit départements du sud de la France. Seule une partie des réfugiés espagnols avaient eu l’autorisation de « se rapprocher des départements de deuxième et de troisième ligne des Pyrénées ». Gérard Noiriel, ibid., p. 54.
9 Rubio, op. cit., pp. 113-114.
10 Berdah, La démocratie assassinée. La république espagnole et les grandes puissances, 1931-1939, Berg International, Paris, 2000, pp. 314-315 ; L’Illustration, 18 septembre 1937.
11 François Martin, Les Républicains espagnols en Ariège (1939-1945), Maîtrise, Université de Toulouse II-Le Mirail, 1999, pp. 11-14.
12 Bartolomé Bennassar, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Perrin, Paris, 2004, p. 360.
13 DDF, Tome VIII, 12 février 1938, document n°150, p. 311.
14 César Vidal, La guerra de Franco. Historia militar de la guerra civil española, Planeta, Barcelone, 1996, pp. 307-324.
15 José Cubero, Les Républicains espagnols, Cairn, Pau, 2003, pp. 37, 40-42.
16 Édouard Bonnefous Histoire politique de la Troisième République T.6. Vers la guerre : Du Front populaire à la conférence de Munich (1936-1938), PUF, Paris, 1965, p. 213-229, 236-246.
17 Le chef des informations au Quai d’Orsay, Pierre Comert, alla jusqu’à dire publiquement : « Nous vengerons l’Autriche en Espagne ». Cité dans Hugh Thomas, La guerre d’Espagne, Robert Laffont “Bouquins”, Paris, 1985, p. 617.
18 Bonnefous, op. cit., pp. 289-305.
19 Berdah, op. cit., pp. 384-386.
20 Berdah, op. cit., pp. 287-289 ; 386-387.
21 Ángel Viñas, “Las relaciones hispano-francesas, el gobierno Daladier y la crisis de Munich”, Españoles y Franceses en la primera mitad del siglo XX, CSIC, Madrid, 1986, p. 175.
22 Berdah, op. cit., pp. 395-396 ; DDF, Tome IX, 31 mai 1938, document n°490.
23 DDF, Tome IX, 19 avril 1938, document n°205.
24 Jordi Planes, “Les Français jugés par les réfugiés catalans”, Les Français et la guerre d’Espagne. Actes du colloque de Perpignan (Jean Sagnes et Sylvie Caucanas, Ed.), CREPF, Université de Perpignan, 1990, p. 392.
25 L’Illustration, 11 février 1939.
26 Emmanuelle Salgas, “L’opinion publique et les représentations des réfugiés espagnols dans les Pyrénées-Orientales (janvier-septembre 1939)”, Les Français et la guerre d’Espagne. Actes du colloque de Perpignan, op. cit., p. 186-187.
27 DDF, Tome XIII, 30 janvier 1939, document n°463.
28 DDF, Tome XIV, 5 février 1939, document n°41.
29oir la longue note de voyage rédigée par Léon Bérard entre le 3 et le 6 février 1939 dans DDF, Tome XIV, 7 février 1939, document n°74. Léon Bérard était sénateur des Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques aujourd’hui), « n’avait pas d’ennemis », selon Georges Bonnet, et « était aussi très connu et estimé en Espagne. » Georges Bonnet, Fin d’une Europe. De Munich à la guerre, Bibliothèque du Cheval Ailé, Genève, 1948, p. 84.
30DF, Tome XIV, 7 février 1939, document n°53.
31 Voir notamment Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Témime, Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Autrement, Paris, 1995 ; Denis Peschanski, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Gallimard, Paris, 2003.
32 Émilienne Eychenne, Pyrénées de la liberté. Les évasions par l’Espagne, 1939-1945, Toulouse, Privat, 1998, p. 43-44.
33 Antonio Téllez Sola, “Francisco Ponzán Vidal dir François Vidal (1911-1944), Républicains espagnols en Midi-Pyrénées. Exil, histoire et mémoire, PUM, Toulouse, 2004, rééd. 2005, p. 164 et du même auteur, La Red de evasión del grupo Ponzán. Anarquistas en la guerra secreta contra el franquismo y el nazismo (1936-1944), Barcelone, Virus, 1996 ; Dreyfus-Armand, op. cit., pp. 159-161.
34 Cité in Téllez Solá, op. cit., p. 165.
35oir Jean-Louis Cuvelliez, “Les débuts de la Résistance à Toulouse et dans la région”, Mémoire et Histoire : la Résistance (Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie, Eds.), Privat, Toulouse, 1995, pp. 121-136.
36obert Belot, Aux frontières de la liberté. Vichy-Madrid-Alger-Londres. S’évader de France sous l’Occupation, Paris, Fayard, 1998, p. 107.
37 Téllez Solá, ibid.
38 Eychenne, op. cit., p. 147.
39 Ce que soulignait déjà Émile Témime en 1996. Émile Témime, “Les Espagnols dans la Résistance. Revenir aux réalités ?”, Mémoire et Histoire : la Résistance, ibid., p. 106.
40 Dreyfus-Armand, op. cit., p. 162.
41 Thomas, op.cit., p. 671.
42 « Article 3 : Les étrangers sans nationalité et les autres étrangers bénéficiaires du droit d´asile, sont soumis à toutes les obligations imposés aux Français (…). Journal officiel, Décret-loi du 12 avril 1939.
43 L’étude des Compagnies de Travailleurs Étrangers (CTE) et des Groupes de Travailleurs Étrangers (GTE) fait partie d’une recherche en cours.
44 Jean-François Berdah, “L’Ariège et la question espagnole, 1936-1945”, Républicains espagnols en Midi-Pyrénées, op. cit., pp. 281-282.
45 Les CTE se répartissent sur tout le territoire de la France dite libre et sont particulièrement nombreux dans les départements du Midi pyrénéen ou méditerranéen.
46 Berdah, ““L’Ariège et la question espagnole…”, ibid.
47 Jean-François Berdah, “Le Gers et les réfugiés espagnols”, Républicains espagnols en Midi-Pyrénées, op. cit., pp. 304.
48elon un rapport officiel en date du mois de juin 1943, plus de 30 000 des 36 000 travailleurs engagés dans les GTE, soit 84% du total sont d’origine espagnole. AN AJ72 1262, Rapport spécial n°4 du 24 juin 1943 de l’inspection de la commission allemande d´armistice, p. 10. Voir aussi Émile Témime, Exils et migration…, op. cit., p. 29, qui donne des chiffres assez similaires sur la base d’un autre document.
49 La Haute-Vienne, la Haute-Savoie, le Massif-Central seront des zones priviliégiées de l’action résistante sous l’égide des Républicains espagnols dès 1940.
50 Cité dans François Martin, op. cit., p. 119.
51 C’est le cas dans le Gers avec l’intégration des guerrilleros espagnols commandés par Tomas Guerrero Ortega, plus connu sous le pseudonyme de “Camilo”, qui se rallient au bataillon de l’Armagnac du capitaine Maurice Parisot. Cf. Berdah, “Le Gers et les réfugiés espagnols”, op. cit., pp. 307-308.
52 Geneviève Dreyfus-Armand, “Les Espagnols dans la Résistance : incertitude et spécificités”, Mémoire et Histoire : la Résistance, op. cit., p. 224.
53 Sur ce personnage important de la résistance espagnole voir Manuel Martorell, Jesús Monzón, el líder comunista olvidado por la Historia, Pampelune, Pamiela., 2000.
54 Voir par exemple Sixto Agudo, Los Españoles en la Resistencia Francesa, Saragosse, Unaluna, 2003 ; Narcis Falguera (Ed.), Guérilleros en terre de France : Les républicains espagnols et la Résistance française, Amicale des Anciens Guérilleros et LeTemps des cerises, Pantin, 2000 ; Eduardo Pons Prades, Republicanos españoles en la Segunda Guerra mundial, Madrid, La Esfera de los Libros, 2003.
55 José Cubero, La Résistance à Toulouse et dans la Région 4, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 2005, pp. 115-116.
56 Sur l’opération du Val d’Aran voir par exemple Francisco Moreno Gómez,Agustí Ferrán Sánchez, Maquis y Pirineos, la gran invasión (1944-1945), Lérida (Lleida), Milenio, 2003.
57 Cité dans Anne Dulphy, La politique de la France à l’égard de l’Espagne de 1945 à 1955. Entre ideologie et réalisme, Paris, Direction des Archives, Ministère des Affaires étrangères, 2002, p. 35.
58 Sur la question de l’ouverture et de la fermeture de la frontière voir Dulphy, op. cit., pp. 235-262, 373-376.