Víctor DEL ÁRBOL, Un millón de gotas. Barcelona : Ediciones Destino, 2015.
Ce livre de 700 pages est à la fois un roman noir, un thriller, un roman historique, un roman feuilleton et il se lit à belles dents, du début glaçant, le meurtre de sang-froid d’un petit garçon, à une fin plus apaisée qui donne son sens au titre.
Au centre de l’histoire, Gonzalo Gil, un personnage effacé et falot dont la vie et la carrière – il est avocat à Barcelone – sont régies par un beau-père peu soucieux d’honnêteté. C’est en quelque sorte un personnage sans mémoire ou plutôt un personnage dont la mémoire a été manipulée par son entourage.
Le suicide de sa sœur Laura, qu’il chérissait par-dessus tout mais qu’il n’avait pas revue depuis plusieurs années, va l’obliger à sortir du confort médiocre de sa vie et à explorer à ses risques et périls le passé trouble de sa famille. Laura est en fait le personnage central du livre car c’est en reprenant le fil ténu de l’enquête commencée par sa sœur que Gonzalo réussira à faire remonter le passé, son passé et celui de sa famille, à la surface.
Le roman fonctionne comme un gigantesque puzzle dont les pièces vont s’assembler peu à peu jusqu’à dévoiler l’intolérable vérité et il embrasse toute l’histoire du XX° siècle à travers la figure du père de Gonzalo, Elías Gil, grande figure héroïque de la résistance à tous les fascismes. Un héros ? C’est ce père dont Gonzalo voudrait percer le secret afin de le comprendre, voire de l’aimer enfin.
Dans les années 30, Elías Gil, jeune ingénieur espagnol, communiste fervent, part en URSS servir la révolution dans la Russie stalinienne. Son idéalisme le conduit tout droit en Sibérie dans l’enfer de Nazino, « l’île aux cannibales » où, avant le Goulag, sur ordre de Staline, furent abandonnés des milliers de détenus sans vivres ni abris. Elías Gil survivra à tous les drames de son époque : la déportation, la guerre civile espagnole, la seconde guerre mondiale, l’après-franquisme en Catalogne. Son destin va croiser d’autres personnages, Irina, la femme passionnément aimée, Igor, l’incarnation du Mal absolu, un damné à la Dostoïevski, Anna, la fille d’Irina, dont Elías et Igor s’arrachent la possession.
Mais ce n’est pas un monde en noir et blanc que peint Víctor del Árbol : la noirceur la plus absolue se cache au cœur du bien et le lecteur découvre peu à peu l’imposture de cet Elías Gil, la face noire de cet homme dont tous vantent l’héroïsme, le courage, la probité. Si son fils Gonzalo est sans mémoire, c’est que sa sœur a toujours voulu le protéger de ce père indigne dont elle connaissait les secrets. Policière émérite, elle voulait révéler au grand jour l’indignité multiforme de son père.
Le présent du roman se situe à Barcelone dans les années 2000 où, sur fond de corruption immobilière orchestrée par le beau-père de Gonzalo, sévit une organisation mafieuse russe, la Matriochka, dirigée par… Anna, la fille d’Irina !
Pour Víctor del Árbol, si la structure dramatique de son roman est celle du puzzle, c’est dans la Matriochka qu’il faut en chercher le sens symbolique puisque la vérité se cache toujours plus profondément dans la plus petite des poupées que l’on n’atteint qu’après avoir ouvert toutes les autres.
Vous l’aurez compris, c’est un roman trépidant qui enchaîne les coups de théâtre les uns après les autres – et encore je ne vous ai pas tout dit car Anna, la Matriochka, a une fille, Tania, dont Gonzalo…, mais chut ! vous le saurez en lisant le roman ! Le lecteur est souvent frappé de stupeur devant tant d’événements sanglants mais c’est un roman bien écrit qui embrasse avec justesse toute l’histoire du XX° siècle à travers la vie d’Elías Gil.
Je compte lire El Impostor de Javier Cercas dont Denis Romero avait conseillé la lecture et qui raconte lui aussi l’histoire d’une imposture mais d’une manière sans doute moins échevelée !
Un Millón de gotas a été traduit en français sous le titre Toutes les vagues de l’océan et a remporté en 2015 le grand prix de littérature policière du meilleur roman étranger. En 2016 Víctor del Árbol a reçu en Espagne le Prix Nadal pour son dernier roman.
La primera gota es la que empieza a romper la piedra
La primera gota es la que empieza a ser océano
Tels sont les derniers mots du livre !
Alors plongez-vous sans hésitation dans la lecture de ce roman que j’ai vraiment aimé et ne boudez pas votre plaisir !
Une autre fois je vous parlerai d’un autre livre de Víctor del Árbol, La Tristeza del Samurai, qui a obtenu en 2012 le Prix du polar européen et qui est sans doute plus ancré dans l’histoire contemporaine de l’Espagne mais tout aussi haletant.