Enric Marco ou l’imposteur

CERCAS Javier, El Impostor. Barcelona : ediciones Delbolsillo, 2016.

el impostor 2

29 janvier 2005

Enrique Marcos ou Enric Marco – son identité est fluctuante au gré des événements et de l’histoire – prononce devant les Cortés un discours rendant hommage aux républicains espagnols déportés dans les camps nazis. Il s’exprime en tant que matricule 6448, rescapé du camp de Flossenbürg. C’est la première fois qu’un hommage est rendu aux déportés républicains espagnols victimes du nazisme et devant une assemblée subjuguée et émue aux larmes, Enrique Marco évoque d’une voix vibrante d’émotion son expérience des camps.

11 mai 2005

A peine quatre mois plus tard, Enric Marco, à l’âge de 84 ans, est démasqué par un historien, Benito Bermejo, qui avait toujours eu des doutes sur la véracité des dires du personnage – il faut reconnaître qu’il n’était pas le seul, d’autres que lui avaient des doutes mais ne les exprimaient pas – et qui enquêtait en vain depuis longtemps sur lui : Enric Marco est donc un imposteur qui s’est inventé un passé de déporté au camp nazi de Flossenbürg ! C’est un scandale énorme qui dépasse largement les frontières de l’Espagne.

Cet imposteur, titulaire de la Croix de Sant Jordi,  est le président de l’Amicale de Mauthausen qui regroupe les anciens déportés espagnols survivants des camps nazis, il a donné des centaines de conférences dans les établissements scolaires sur son expérience de déporté, il célébrait chaque année à Mauthausen la mémoire des camps et il devait inaugurer, juste avant d’être démasqué, le Mémorial de Mauthausen avec  José Luis Rodríguez Zapatero lui-même…

En fait le personnage n’en est pas à une imposture près. Charismatique et menteur éloquent, il se présente aussi comme un héroïque résistant au franquisme, et en 1976 il devient secrétaire régional de la CNT en Catalogne d’où il est originaire, puis en 1978 secrétaire confédéral pour toute l’Espagne. Symbole vivant de l’anarcho-syndicalisme, il sera évincé  de la CNT pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ses mensonges !

En fait point d’héroïsme militant, point de fuite vers la France, point d’arrestation par la Gestapo, point de déportation… Tout cela est faux !

En 1941 Marco s’engage simplement comme travailleur volontaire en Allemagne, en tant que mécanicien, dans le cadre du soutien de Franco au régime nazi pour échapper au service militaire en Espagne et toucher un salaire substantiel ! Arrêté en Allemagne pour haute trahison pour avoir défendu les idées  communistes,  il est emprisonné à Kiel mais libéré et blanchi au bout de sept mois. Personne ne saura jamais pourquoi ! De la prison de Kiel à la déportation à Flossenbürg, Marco, menteur et affabulateur de talent, franchira vite le pas !

Quant à sa vie sous le franquisme,  elle n’a rien d’héroïque. Citoyen très ordinaire, il fera partie de ceux qui plient l’échine, qui sont toujours du côté de la majorité et qui de fait se soumettront sans état d’âme à la dictature de Franco.

C’est ce personnage que Javier Cercas, auteur de Soldados de Salamina, a choisi de raconter.

Javier Cercas a longtemps hésité avant de se décider à écrire ce livre qu’il dit ne pas être un roman au sens habituel du mot mais bien plutôt un roman sans fiction ou un récit réel. En effet se pose la question suivante : pourquoi consacrer un livre à cet imposteur ? Le silence ne serait-il pas préférable pour lui refuser définitivement ce dont il a usé et abusé pour tromper les gens, la parole ? Lui consacrer un livre, n’est-ce pas chercher à le comprendre, donc dans une certaine mesure à l’excuser ? Primo Levi écrivait  d’ailleurs  à propos des camps : « Peut-être ce qui est arrivé ne doit-il pas être compris, car comprendre, c’est presque justifier ». Pour Tzevetan Todorov, au contraire, « comprendre le mal ne signifie pas le justifier, mais, peut-être, se donner les moyens pour empêcher son retour. »

Javier Cercas se décide finalement à écrire ce livre car il est sans nul doute fasciné par le personnage et poussé par le désir de découvrir la vérité profonde de Marco. « ¿ No son los libros imposibles los más necesarios, quizás los únicos que merece de verdad la pena intentar escribir ? »

Il se met en contact avec Marco qui accepte le projet car l’homme, narcissique à souhait, est satisfait chaque fois que l’on s’intéresse à lui, il l’interroge, enquête, cherchant des documents, rencontrant des témoins, se rendant sur les lieux mêmes du passé de Marco. Javier Cercas met l’imposteur face à ses mensonges et hanté par l’Histoire, il pose le problème de la mémoire historique, comment elle se fait, comment elle peut se corrompre ou se dénaturer, en particulier dans des discours manipulateurs brillants mais sans aucune conscience, style commémoration nauséeuse dégoulinante de bons sentiments, et pour lui, Marco est l’incarnation de la mémoire kitsch, « ese venenoso forraje sentimental aderezado de buena conciencia histórica ».

Javier Cercas met en parallèle le personnage de Marco et celui de don Quichotte qui, tous les deux, se sont inventé une vie pour ne pas voir la grisaille horrible de leur médiocre existence réelle et pour tenter d’y échapper. Tous les deux ont la même capacité affabulatoire, tous les deux recherchent la gloire. Différence importante cependant entre don Quichotte et Marco : don Quichotte ne trompe personne car tout le monde sait qu’il est un pauvre fou qui se prend pour un héros chevaleresque alors que Marco a été pendant des années adulé, recherché, porté en triomphe. Mais cela illustre bien pour Javier Cercas le dilemme posé par la littérature entre la fiction et le réel et qu’il présente ainsi : « La fiction sauve, la réalité tue ». La fiction a donc sauvé don Quichotte et Marco alors que la réalité, comme Narcisse découvrant ce qu’il est réellement, les aurait anéantis. Tous deux sont des écrivains frustrés que l’écriture d’un roman aurait pu sauver. Javier Cercas aurait-il des points communs avec Marco, serait-il lui-même un imposteur ? C’est la question qu’il pose et qu’il se pose à lui-même au début du roman.

A la fin du livre, lors du dernier entretien entre Marcos et Javier Cercas, ce dernier le tutoie pour la première fois comme si les barrières entre eux étaient enfin tombées. Marco semble aussi avoir enlevé le masque pour parler avec franchise, débarrassé pour la première fois de ce tic de langage qui émaillait son discours, « verdaderamente », l’adverbe que comble d’audace, l’imposteur utilisait à profusion ! Javier Cercas compare alors Marco au don Quichotte des dernières pages du livre quand ce dernier redevient le simple Alonso Quijano avant de rendre l’âme, réconcilié avec la réalité. Mais c’est là l’ultime rouerie de Marco que Javier Cercas découvrira plus tard en consultant les archives du camp de Flossenbürg ! Jusqu’au bout Marco aura donc menti et ce sera le coup de théâtre final du livre ! Même démasqué, Marco reste un imposteur !

Le livre de Javier Cercas est intéressant, peut-être un peu long quelquefois, avec des thèmes traités de manière trop répétitive. Ce que l’on a aussi reproché à Javier Cercas, c’est d’avoir lancé l’idée que Marco puisse avoir été un espion du franquisme mais sans qu’il creuse ou développe jamais cette accusation. Mais les hommes ont-ils vraiment besoin de la Vérité ? « Marco, dit Javier Cercas, dans une interview au quotidien français La Croix, est l’hyperbole monstrueuse de tous les hommes, un mélange de réalité et de fiction » mais en le diabolisant au moment où son imposture a été découverte, cela permettait à la société espagnole et aux médias de se dédouaner de leur responsabilité dans l’affaire Marco. Aurions-nous donc besoin de témoins médiatiques plus que de Vérité ?

Enric Marco n’a pas apprécié le livre de Javier Cercas. Le trompeur prétend avoir été trompé et il en revient toujours à la même ligne de défense : « Muchas cosas se hicieron gracias a mi mentiras », comme s’il pouvait y avoir de « bons » mensonges ! Platon le pensait, Montaigne et Voltaire aussi. Kant, au contraire, défendait le principe absolu de vérité qui n’admettait aucune exception ! Javier Cercas développe le thème philosophique du mensonge et ce sont ces considérations philosophiques sur le mensonge qui l’amènent à parler de la mémoire kitsch.

El Impostor, un livre qui n’est pas forcément d’un abord facile malgré la transparence du style, un livre qui n’est ni un roman, ni une biographie réelle mais qui est bien plus que cela, et c’est ce qui en fait la richesse, une réflexion sur le monde et nous-mêmes !

 

 

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