Leny Escudero, 65 ans, chanteur, reste fidèle à son enfance réfugiée, à l’anarcho-communisme et aux amourettes.
Aux autres, il sert du saumon fumé. Lui, il préfère les maquereaux au vin blanc. Les tranches de pain blanc sont larges et denses. Il n’y touche pas. Leny Escudero n’est pas de ceux qui festoient dans les décombres pour oublier les amours éventrées, les espoirs défenestrés et l’hébétude de la mort qui veille. Avec cette frugalité fiévreuse qui le fait ressembler à un lanceur de couteaux sur cibles puissantes, il continue à faire ronfler des colères anarchistes, des violences impies, des compréhensions populaires.
Chanteur à succès au début des années 60, Escudero a taillé sa route, farouche et fleur bleue. La maison de production qu’il avait montée a périclité, les radios et télés l’ont oublié, il a généreusement distribué ses droits d’auteur à son clan, mais il insiste. En artisan, il a enregistré quatorze albums originaux et vient de sortir un recueil de chants révolutionnaires nappés de trop d’accordéon. Après «avoir fait plus de galas de soutien que personne, et des vrais, au petit matin à la porte des usines, pas à la Mutualité pour soigner son image de grande conscience de gauche» (dixit un producteur), il remplit toujours des salles de 600 à 1 000 personnes.
Ce samedi au Bataclan, il va à nouveau se planter derrière le micro et rester là, comme statufié, avec juste les mains qui exigent. Un connaisseur: «Il est de sa génération. Il a un jeu de scène minimal. Mais ça passe. Il est comme habité. Edith Piaf non plus ne bougeait pas.» Escudero a 65 ans et une allure de jeune homme. Il promène une silhouette séchée à coups de trique, ceux qu’on évite à la Gavroche et qu’on salue d’un bras d’honneur, ceux qu’on rend façon loulou de Belleville d’après guerre: «Pour un oeil, les deux yeux. Pour une dent, la mâchoire.» Il affiche une dégaine de Géronimo descendu des fortifs en jean’s et cuir, une sombre indépendance de Gitan vraiment pas enfant des Saintes-Maries («Je m’en fous des racines et des origines», assène-t-il), une stricte force de conviction de commis voyageur de l’insoumission.
Il y a bien un peu de gris dans les cheveux toujours longs qui, avant les Beatles, fascinaient déjà les jeunes filles. Il y a bien la chiennerie de cet oeil qui coule en cataracte. Mais se dégage une impression de temps qui ne passerait pas. Ce n’est pas la constance du bonhomme qui lui a évité l’empâtement des renoncements. C’est plutôt qu’il a été vieux si tôt, si jeune, si durement, qu’il n’y a plus à y revenir. Il a 5 ans. C’est la guerre d’Espagne dans ce village du pays basque. Le père est bûcheron et républicain. «Parce que, dit Escudero, les autres s’étaient réjouis qu’on ne sache ni lire ni écrire.»
Ailleurs, les enfants vont chercher le lait à la ferme, lui ramène des cartouches. La nuit, il dort avec ses chaussures, «pour pouvoir fuir à tout moment». Des types des Brigades internationales débarquent. On leur fait fête, un avion les mitraille. Le père soulève le drap blanc qui recouvre les cadavres et ordonne: «N’oublie jamais. Ils sont morts pour que tu sois libre.» Il a 6 ans. C’est l’exil. Le père est en camp de concentration à Argelès. Lui, déjà, décampe. Il franchit la frontière espagnole en douce.
Echoue en Mayenne. Des mois durant, il fait vivre sa petite soeur en prélevant sa dîme sur le rata d’une base militaire. Il a 12 ans. ça tiraille en tous sens. Celle qu’il appelle sa «petite mère» ne veut pas abandonner son seul bien, sa batterie de casseroles. Il l’accompagne, passant et repassant la ligne de front, voltigeur de ses peurs, reproche excessivement vivant pour l’époque voleuse de jeunesse. Le père rentre enfin. Embauche comme manoeuvre. La vie reprend, miséreuse mais tendre. Escudero: «J’interdis à quiconque de dire que j’ai eu une enfance malheureuse…» Souvent, pourtant, il disparaît. Gamin de grand chemin, il se fait chapardeur d’insouciance. Il modère: «Ce n’étaient pas des fugues. J’avais faim, et mon père, scrupuleusement honnête, ne supportait pas qu’on se livre à de petites rapines dans les fermes.»
Avec l’école, il entretient des rapports contrastés. Il abhorre l’autorité des maîtres autant qu’il dévore une culture neuve, lui l’exilé à la langue perdue. Il se châtaigne avec l’instituteur qui prépare au certif et ne cesse de lui montrer la porte. L’y attend l’institutrice qui le fait entrer dans le logement de fonction et lui sert du chocolat chaud. Devenu «vedette de la chanson», la télé permettra à Escudero de lancer un avis de recherche et de dire sa gratitude à ses enseignants et à «l’école laïque, obligatoire et gratuite qu’on est en train de foutre en l’air».
Pourtant, ce lecteur de Kafka, de Céline, de Perec, se forme à la diable, dictionnaire en main. Mais ses connaissances de bric et de broc ne lui obscurcissent pas l’esprit. Un copain: «Je n’ai jamais vu un autodidacte à la pensée si claire.» Déjà à l’adolescence, ses chansons sont sur l’établi. Aucun terme précieux, aucune poudre aux yeux. Lui qui disait «les riches nous ont volé les mots, il faut les leur reprendre» explique au magazine Chorus: «J’essaie de savoir pourquoi j’ai refusé de m’en servir. Comme s’ils les avaient salis…» Donc, il fait très, très simple. Et ça donne Pour une amourette, où il rime: «Une petite amourette/ Faut la prendre comme ça/ Un jour, deux peut-être/ Longtemps quelquefois/ Va sécher tes larmes/ Un nouvel amour/ Te guette et désarme/ Les peines d’un jour.»
Autre expérience fondatrice: les années ouvrières. Il a 17 ans. Il monte à Paris, s’installe à Belleville «où il faut se la donner pour avoir le droit de marcher sur le trottoir». Il veut être carreleur. Il n’y connaît rien, se met en cheville avec un vieux compagnon fatigué. Echange sa vigueur contre son savoir. Et l’anarchiste «qui a toujours refusé de marcher derrière un drapeau, même noir», découvre la fraternité de la pelle et de la pioche, avec le communisme en prime paradoxale. Il dit:«J’aime moins le PC que les communistes. On n’a pas fait de petits, mais on a vécu à la colle.» Il vote rouge, fait un triomphe à la fête de l’Huma avant de ne plus y être invité, et colle des boutons à la direction, en prônant l’eurocommunisme ou en reprochant à Jeannette Vermeersch d’être contre la pilule. Antistalinien de toujours, cet admirateur d’Arthur Koestler savait très tôt pour le goulag, quand un copain de son père avait raconté son retour d’URSS. Alors, cet actuel supporteur de Robert Hue stigmatise ces «salauds qui ont trahi», maisil veut croire que Marx n’est pas mort, que «les quatre, cinq types qui stockent le blé pour faire monter les cours et qui affament la planète» ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités en poussant en avant les dictateurs du peuple.
Il fait sombre dans la maison perdue au fond des bois. Il y a des bougies allumées, des citrouilles sur l’escalier, la tête de Guevara au mur, et Leny E. en photo avec Léo F. Reviennent les ombres de cette châtelaine qui voulait le lancer dans le monde et avait invité l’ambassadeur franquiste à qui il avait réglé théâtralement son compte du haut de ses 17 ans. De ce flic qui, le coffrant après la dramatique manif d’octobre 1961 pour l’Algérie, lui disait: «J’aurais aimé avoir un fils comme toi.» De ses parents et de la tête qu’ils firent quand la fratrie leur offrit une maison neuve. Revient aussi ce rêve qu’il fait souvent: «Vider une banque. Distribuer les sous. Supprimer l’argent.»