Un aspect moins connu de la retirada, par Miguel Martinez.
Le 19 mars 1939, la victoire des troupes franquistes obligea mon père à fuir l’Espagne. Il était suivi par sa compagne et ses deux fils , fait exceptionnel puisque l’immense majorité des fugitifs avaient été forcés de partir seuls, obéissant par là à des consignes syndicales ou, plus rarement, à des motivations personnelles.
J’avais alors sept ans. La guerre qui se terminait avec la défaite des anti-franquistes s’estompe pour moi sur la toile de fond de mon enfance. Je ne garde en mémoire que quelques fulgurants éclats. Par contre, j’ai vécu le long exil qui s’en est suivi, entouré, tout le temps de mon enfance et de ma prime jeunesse, de compagnons qui avaient eux aussi débarqué d’un chalutier de fortune en mars 1939 à Oran, port colonial français à l’époque.
Avec le débarquement commence pour nous l’exil. La police française nous attendait sur le quai. Nous nous voyons traités, non pas comme des combattants contre des régimes fascistes, mais comme de vulgaires criminels. Nous sommes soumis à la fouille pour être répartis dans des camps de concentration, desquels certains ne devaient plus revenir. Colomb-Béchar, Boghar, Djelfa ne furent pas autre chose que des centres disciplinaires. Mon père resta six mois à Boghari, au bout desquels il fut transféré à Carnot où l’attendaient, depuis leur sortie de la prison d’Oran, sa femme et ses deux enfants. Carnot était un camp de regroupement familial qui, il faut le dire, n’avait rien de comparable avec ceux de sinistre mémoire évoqués plus haut. Mon père ayant fini par décrocher un certificat de travail chez un coiffeur d’Orléanville, on nous laissa sortir de Carnot, après un séjour forcé de plus d’un an. Fuyant le paludisme qui sévissait dans la plaine du Chéliff, nous rejoignîmes dans la capitale, Alger, une pléiade de compagnons qui s’y étaient également réfugiés.
C’est à Alger que j’ai grandi. Que j’ai partagé la vie des exilés, mes aînés, en butte aux difficultés de toute sorte réservés aux étrangers, et animés par un seul espoir : celui du retour en Espagne une fois celle-ci débarrassée de Franco. Cette espèce d’obsession expliquerait à elle seule leur mise à l’écart, en tant que groupe culturel, des évènements qui vont marquer l’histoire de l’Algérie. Mais il existe aussi des raisons d’ordre idéologique qui ont motivé l’indiscutable distanciation (des libertaires tout au moins) vis à vis d’une terre considéré par eux, jusqu’à la fin, comme uniquement de passage, et de ses habitants.
En effet, lorsqu’en novembre 1954 éclate, violente, la révolte des colonisés contre leurs colonisateurs, il s’ensuivra une guerre féroce de sept ans. Au cours de laquelle le terrorisme et sa suite de deuils, de haines et de désirs de vengeance seront érigés en pratique courante. Les libertaires » réfugiés espagnols » ne s’impliqueront pas dans le conflit, bien qu’ils considèrent dès le départ avec sympathie le fait que les opprimés aient fini par se rebeller contre le pouvoir colonial. Mais il conçoivent mal que leur lutte se limite à l’indépendance nationale pour créer un état algérien. Au cours des rares contacts avec les responsables locaux du Front de Libération, les compagnons s’efforcent de les convaincre que leur peuple n’aura fait alors que changer de maître, substituer l’exploiteur français par un homologue algérien. Ils critiquent également la complaisance avec laquelle le Mouvement traîne derrière soi le boulet de la religion musulmane. Et désapprouvent de surcroît la tactique adoptée par les rebelles, celle de l’attentat terroriste en tant que pratique de combat, ce qui les conduira à supprimer plus d’un de nos compagnons sous prétexte qu’il s’agissait d’un » roumi « , d’un européen parmi tant d’autres. Expression d’une conduite bassement raciste, inhumaine, comme celle qui anime leurs adversaires colonialistes. Bref, les libertaires espagnols ne découvrent pas dans cette lutte le moindre objectif capable de les mobiliser. En Espagne, ils s’étaient battus pour en finir avec la société capitaliste et instaurer un régime de justice exemplaire pour tous les peuples de la terre.
D’autre part, dans l’hypothèse où ils auraient décidé malgré tout d’apporter leur aide d’une quelconque manière à l’insurrection, il s’agissait d’Espagnols, c’est-à-dire d’étrangers pour qui se mêler de la politique intérieure du gouvernement français restait absolument interdit. Enfreindre cette consigne revenait à commettre un délit d’ingérence, ce qui aurait mis en péril leur statut de résident privilégié leur donnant le droit de continuer à vivre en Algérie, autrement en dit en France.
Enfin, dernier mais incontestable facteur de désengagement envers le mouvement insurrectionnel, le fait déjà souligné que leur unique préoccupation restait le retour en Espagne. Après vingt années passées en exil, une illusion toujours vivace les poussait à consacrer tous leurs efforts à la réalisation de ce projet.
Tout cela explique sans doute qu’on ne trouve pas d’histoire de la guerre d’Algérie, à ma connaissance tout au moins, où soit mentionnée l’existence des réfugiés espagnols, ni envisagée leur attitude face aux événements algériens. Ceci n’implique pas pour autant qu’il faille les confondre avec la masse des » Français d’Algérie » ? difficilement admissible, s’agissant de » réfugiés espagnols » ? ni les assimiler à celle des pieds noirs . Car, si pour les raisons avancées, les libertaires n’ont pas adhéré à la cause de l’Algérie algérienne, il est également exact qu’ils ont opposé une résistance active aux agissements criminels de l’Organisation Armée Secrète. Certains au péril de leur vie, comme ce fut le cas pour le camarade Suria qui vendait la presse anarchiste dans un bar de Bab-el-Oued : il fut assassiné par les sbires de l’OAS et ses restes furent abandonnés dans un sac avec l’inscription » ainsi finissent les traîtres « . Mais là encore, pour les libertaires, s’opposer à l’OAS qui avait trouvé des appuis en Espagne revenait à combattre le franquisme, et certainement pas à participer à la lutte de libération nationale du peuple algérien. Même s’il est d’autre part exact qu’ils ont toujours manifesté dans l’ensemble une franche hostilité à l’égard de la population coloniale, considérée par eux comme politiquement réactionnaire, leur attitude fut celle de la non-intervention. Cette lutte n’était pas la leur. Ni pro-Algérie française ni pro-Algérie algérienne.
Après la déclaration d’indépendance (accords d’Evian en 1962) la grande majorité des » réfugiés espagnols en Algérie « choisit de s’exiler à nouveau en métropole.
En ce qui me concerne, ayant acquis la nationalité française, devenu instituteur, je suis resté en Algérie au titre de la coopération. Ce qui m’a permis d’assister à la naissance de l’état algérien, et de vérifier la justesse des analyses formulées jadis par les compagnons libertaires. Le peuple fellah de la Mitidja, ouvriers de Belcourt ou de Bab-el-Oued, adoraient toujours Allah, et connaissaient de nouveaux maîtres. Sauf que les uns et les autres étaient à présent citoyens d’une Algérie devenue algérienne.