Il est 20 heures et la nuit vient de tomber sur Madrid. Loin de s’assoupir, la capitale fourmille d’activité. Surtout ici, sur la Puerta del Sol, son cœur névralgique. En plein mois d’octobre, la température est estivale. Touristes et Madrilènes arpentent allègrement le quartier. Rompant avec l’ambiance enjouée qui s’instaure, c’est à cet endroit – à quelques mètres d’une plaque représentant le centre symbolique du pays – qu’ils viennent encore une fois installer leur attirail. En plein cœur du royaume d’Espagne, comme tous les jeudis depuis maintenant près de douze ans et demi, les membres de la Plateforme contre l’impunité du franquisme sont de nouveau présents pour raviver le souvenir d’une République disparue dans la douleur.
Adossés au bâtiment qui abrite le siège de la présidence régionale, cette vingtaine d’hommes et de femmes – la plupart d’un âge assez avancé – s’affairent à déployer leurs banderoles et à hisser haut des drapeaux tricolores aux bandes rouge, jaune et violette. Deux longues bâches affichent une centaine de portraits en noir et blanc, visages anonymes auxquels on devine un destin tragique. Les prises de parole se succèdent ; une maxime revient comme une sentence – « Pas de démocratie sans mémoire » – et bientôt les passants commencent à s’attrouper à l’angle de la place avec la rue Carretas.
« ce n’est même pas de leur faute : cette ignorance a été fabriquée »
Parmi ceux-là, des jeunes. Certains s’arrêtent pour écouter. D’autres marquent à peine une pause avant de reprendre leur chemin. Que leur évoquent ces militants aux corps fatigués qui pourraient être leurs grands-parents et haranguent ainsi la foule un soir de semaine en brandissant des mots qui paraissent aussi inquiétants que surannés ? « Fusillés ; fosse commune ; répression ; exil… » Que leur disent ces paroles qui heurtent, lancées à la merci de l’indifférence des promeneurs par des voix usées faisant le récit d’événements aussi atroces qu’injustes, qui semblent déterrés du fin fond d’un siècle révolu et qu’ils n’ont pas connu ? « Je n’y connais rien, je préfère ne rien dire », lâche furtivement une jeune fille, avant de s’éclipser. « Je ne sais pas grand-chose ; c’est un peu tabou », confie Marta, 20 ans. Ses amis Lucia et Alejandro – inscrits en licence de marketing – ne sont pas plus calés qu’elle. « Ils parlent de la République, c’est ça ? Cette partie (de l’histoire), je ne l’ai pas étudiée », avance l’une . « Moi, je ne connais que les bases, le peu que m’ont raconté mes grand-pères », complète l’autre . « On a abordé cette période au lycée mais pas en profondeur », confie de son côté Oli, 19 ans, étudiante en philologie anglaise. À peine plus âgé, son compagnon, Adrian, affirme qu’un membre de sa famille a été fusillé parce qu’il était républicain, « mais on n’en parlait pas trop à la maison ».
Une heure plus tard, le rassemblement s’achève avec émotion sur les notes crachées par le haut-parleur. Les poings se lèvent pour entonner des chants de la Seconde République, et l’ Hymne de Riego sonne l’heure de plier les banderoles. Gonzalo Avila – 79 ans et un regard doux cachant très bien une détermination de fer –, qui participe à ces rassemblements depuis le début, remballe ses tracts. « Quand des jeunes s’approchent pour nous poser des questions, je ne sais même pas par où commencer car je ne sais pas à quel point ils méconnaissent le sujet, explique-t-il. Leur vision de l’histoire est souvent très déformée mais ce n’est même pas de leur faute : cette ignorance a été fabriquée. »
Gonzalo n’exagère pas. Un rapport publié quelques heures plus tôt, ce jeudi 6 octobre, lui donne entièrement raison. Moins de vingt-quatre heures après que le Sénat espagnol a approuvé la nouvelle « loi sur la mémoire démocratique » (lire l’encadré), l’Association des descendants de l’exil espagnol (Adee) présentait les résultats d’une étude réalisée auprès de jeunes Espagnols, âgés de 16 à 30 ans, évaluant leurs connaissances et réceptivité au sujet de la période 1931-1975 (1).
« la transition a mis en place la “politique de l’oubli” »
Ses conclusions sont amères : une « méconnaissance manifeste » des périodes historiques de la Seconde République « en paix » (1931-1936), de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature imposée par le général Franco (1939-1975), responsable d’innombrables confusions et distorsions « problématiques ». Un regard à la fois trop simplifié et incomplet sur l’histoire de leur pays qui expliquerait de graves lacunes concernant notamment la répression. « Le franquisme a agi comme un trou noir, explique Rafael Rodriguez, sociologue et directeur du Cimop, le centre de recherche responsable de l’étude. Nous avons l’impression que ces quarante années n’ont pas existé pour la majorité des jeunes. » Hormis ceux ayant reçu une transmission orale au sein de leur famille, très peu ont vraiment conscience de ce qu’a pu représenter l’application de l’ « Holocauste espagnol » si bien documenté par l’historien britannique Paul Preston, le plan d’extermination systématique des « rouges » décidé par Franco.
Et force est de constater que, après quarante années de régime démocratique, les cours d’histoire dispensés aux jeunes Espagnols sont encore très loin d’être à la hauteur. Alors que les derniers chiffres de l’OCDE indiquent que 27,7 % des jeunes Espagnols âgés entre 25 et 34 ans ont arrêté leur instruction avant le lycée, le rapport signale que la place de l’école comme moyen d’aborder ces faits est « notablement insuffisante » : le franquisme n’est tout simplement « pas encore assez présent dans les programmes scolaires ». Une situation que critiquait déjà, en 2014, un rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
« À mon époque, les cours d’histoire s’arrêtaient au “glorieux coup d’État de Francisco Franco” », raconte Isidoro Coello. « Ça ne s’est pas beaucoup amélioré depuis », ajoute le sexagénaire, secrétaire à la mémoire du Parti communiste d’Andalousie. « La dictature a maintenu le peuple dans la peur puis l’ignorance, ensuite la transition a mis en place la “politique de l’oubli”. Finalement, la construction du régime démocratique s’est faite sur le mensonge et l’aveuglement », affirme celui qui milite aussi au sein d’une association visant à faire connaître la Desbanda, peut-être l’un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile.
« Dans les programmes, la guerre arrive toujours en fin d’année et les professeurs n’ont jamais vraiment le temps d’en parler », assure Miguel Angel Muga, membre du Forum pour la mémoire. Son camarade Antonio Otero, petit-fils d’un ouvrier agricole assassiné en 1936 par des phalangistes dans la province de Tolède, s’indigne : « Ce pays a plus de morts dans des fosses communes que toute l’Amérique du Sud réunie. Les gens doivent savoir, et surtout les jeunes. C’est le combat que nous menons. »
« Une tâche loin d’être évidente,analyse Pilar Nova Melle, présidente de l’Adee. Cela fait des années que le “mouvement mémorialiste” lutte avec les armes de la raison et de l’investigation pour déterrer le passé face à des pseudo-historiens qui ont réussi à semer les graines d’un récit clairement révisionniste. Nous payons aussi les conséquences de plusieurs décennies de gouvernements qui n’ont rien voulu savoir du travail de mémoire. Sans références claires, beaucoup de jeunes tombent aujourd’hui facilement dans le piège idéologique tendu par les conservateurs. » Le rapport du Cimop relève en effet que, si la majorité des jeunes reconnaissent le besoin d’entretenir la mémoire démocratique, nombre d’entre eux reprennent aussi les argumentaires de la droite, voire de l’extrême droite néofranquiste, jamais à court de provocations : « risque de rouvrir les blessures du passé », « tentative de récrire l’histoire », etc.
Au final, même si diverses associations considèrent que la nouvelle loi sur la mémoire démocratique ne va pas assez loin, celle-ci représente indéniablement une grande avancée par rapport à sa timide prédécesseure de 2007, en prenant notamment en compte l’importance de la formation des nouvelles générations. Peut-être enfin un outil efficace pour que lutter pour la mémoire s’apparente de moins en moins à se battre contre des moulins à vent.
(1) Commandée par l’Adee, l’étude a été financée par une subvention du secrétariat d’État à la Mémoire démocratique.
Sur le web Notre entretien avec Pilar Nova Melle, présidente de l’Association des descendants de l’exil espagnol, sur l’humanité.fr
Guerre civile une réponse aux principes de vérité et de justice
Approuvée le 5 octobre, la loi de mémoire démocratique représente un pas important dans l’articulation de politiques publiques répondant aux principes de vérité, de justice, de réparation et de garantie de non-répétition vis-à-vis des exactions commises durant la guerre civile et sous le régime de Franco. Bien moins timoré que la loi de mémoire historique, de 2007, le nouveau texte condamne le coup d’État de 1936, déclare illégale la dictature franquiste et crée un parquet spécifique pour enquêtes sur les violations des droits de l’homme commises jusqu’en 1983. Dans un pays où plus de 100 000 personnes n’ont toujours pas été retrouvées ou identifiées, l’État va assumer cette mission et promouvoir les exhumations des fosses communes. Le texte comprend aussi des réformes dans l’enseignement de l’histoire au collège et au lycée. La droite a d’ores et déjà indiqué qu’elle l’abrogerait si elle revenait au pouvoir.
NDC : « La transition démocratique » a été approuvée, à ‘époque, par l’ensemble des partis politiques et des centrales syndicales espagnole hormis la CNT.