Trouver des bateaux, des capitaines avertis, des équipages motivés, cela ne s’improvise pas ; et puis cela coûte cher. En temps ordinaire, il faudrait prendre conseil, s’adresser aux autorités portuaires, jusqu’à Londres ou Amsterdam, pourquoi pas, suivre un protocole très précis, et surtout, pour pouvoir sortir des cargos, payer des assurances d’un montant pharamineux à la fameuse société britannique « Lloyd’s ».
Mais les temps ne sont pas ordinaires, il faut faire très vite, avec assez peu de moyens. Ceretti explique dans son livre (À l’ombre des deux T) comment l’aventure commence. « France-Navigation », qui aura son siège respectivement carrefour Richelieu-Drouot, rue Lamennais dans le 8e arrondissement parisien et 1 boulevard Haussmann, recrute des capitaines à la retraite, des commandants de sous-marins en chômage, « de véritables loups de mer ». Les marins viennent de différents ports, certains arrivent de Tunisie. La compagnie débute avec un, deux navires, qui prennent la mer sans être assurés. L’avantage, c’est qu’en évitant de payer des primes exorbitantes, elle fait de grosses économies qui lui permettent « d’acheter un bateau tous les trois voyages ». Pour déjouer les contrôles des douanes d’ici, des militaires franquistes là-bas, des espions de tout poil qui pullulent ces années-là, les navires de « France-Navigation » n’hésitent pas à user de méthodes de pirate, de la piraterie pour la bonne cause. Les bateaux de la compagnie sont capables durant leur trajet de changer d’identité et de se transformer du tout au tout. « Toutes les ruses étaient bonnes », dit Ceretti : par exemple, si un navire à une seule cheminée se savait signalé aux franquistes, il arrivait dans les eaux territoriales espagnoles avec deux cheminées, un autre nom, une immatriculation différente et peint d’une autre couleur… « Une fois il nous arriva même de changer de bateau en pleine mer et, en raison du danger de plus en plus menaçant, les transbordements furent désormais fréquents. »
Dans les cahiers de Georges Gosnat (cf. numéro précédent), qui est alors sans conteste le plus jeune dirigeant de compagnies maritimes au monde, on voit comment ce commerce avec l’Espagne se développe. Madrid a besoin de tout, et les échanges croissent à grande vitesse, la taille de la compagnie aussi puisqu’elle a, de fait, le monopole du ravitaillement.
On peut lire des brèves comme « 2/10/37, Bonifacio part ce soir 18h30, pièces détachées, tracteurs », ou « 12/4/38, Smith veut voir Pierre entre 5 et 6h » : on peut parier que Smith est un pseudo (pour un patronyme qui aurait peut-être un accent d’Europe centrale ?) et Pierre, c’est Pierre Allard, ou Giulio Ceretti, on l’a vu.
Si les méthodes de « France-Navigation » ne sont pas toujours très orthodoxes, la compagnie prend soin de se présenter sur le marché comme une société « normale ». Elle a le fonctionnement d’une société capitaliste, c’est une entreprise comme une autre.
On lit avec émotion, dans les cahiers en question, entre deux infos sur les transports des bateaux, les recommandations de Gosnat, écrites à la hâte, sur la marche à suivre : France-Navigation est une société par actions ; l’identité des actionnaires est régulièrement mentionnée : « Penser à la répartition des actions, à l’entrée de nouveaux administrateurs », est-il écrit. Il faut un conseil d’administration, des réunions régulières, des jetons de présence, une périodicité des réunions de direction (elles se tiennent le premier et troisième vendredi du mois…). Une bonne tenue de livres de compte est importante. On peut même lire cet avis : « Bien timbrer les délibérations des Assemblées générales ». C’est dire si on est méticuleux.
« France-Navigation » est donc juridiquement irréprochable. Dans ces années d’extrême tension, d’anticommunisme virulent, où la presse d’extrême droite (Action française, Gringoire) est à l’affut, cet aspect est tout à fait important et va expliquer – en partie – pourquoi cette société, on y reviendra, guettée de toutes parts, convoitée, jalousée, saura traverser (osons la métaphore) les pires tempêtes.
Bref, une compagnie rouge aux allures marchandes. On retrouve cette ambivalence dans certains papiers à en-tête de « France-Navigation ». Officiellement, son logo est un drapeau rouge bordé de bleu avec l’inscription Compagnie France Navigation. Mais un autre logo a aussi existé ; il ressemble un peu à la lettre grecque « phi » (oublions vite toute référence à l’actualité…), plus exactement il s’agissait d’un I majuscule traversant un O où les initiés pouvaient lire Internationale Ouvrière.
Gérad Streiff