LE 9 FEVRIER 1939, MANUEL et VICTORIA FOULENT LE SOL FRANÇAIS

Chaque 9 Février, mon père s’asseyait au bout de la table. Entouré de leurs enfants Manuel et Victoria racontaient inlassablement leur arrivée en France, avec leurs voix couvertes d’émotion. Après nous avoir expliqué leurs départs de leurs villages et leurs combats difficiles pendant la guerre, ils avancent pas à pas vers ce pays inconnu qu’ils ont décidé d’atteindre pour essayer de vivre une vie meilleure et en paix.

Le 5 Février 1939, Manuel et Victoria, commencent leur exode… ils marchent vers l’inconnu…. La France……

Le 5 février 1939, ayant quitté son village andalou pour combattre le franquisme, laissant famille et amis, Manuel avec pour seul bagage une vieille couverture usée sur le dos, prenait la route de la France.
De son côté, Victoria avec ses parents et sa sœur, partait de Barcelone et prenait elle aussi, la route de la France.
Pour l’un comme l’autre, c’était des moments difficiles, partant vers l’inconnu, un pays où ils ne connaissaient personne avec aucun rudiment de la langue, pour construire quoi, où et comment…..

Le 6 Février 1939, après quelques heures de repos, couchés dans les fossés ou sur l’herbe, enveloppés de leur couverture, ils poursuivent leur route. C’est difficile de mettre un pas devant l’autre, quand on a mal dormi, quand on sait que dans la poche il reste le dernier petit morceau de pain durcit par le froid, mais malgré l’inconnu au bout du chemin, il y a l’espoir d’une vie en paix. Alors on marche regardant devant soi….

Le 7 Février 1939, le froid est là, la faim tenaille, mais il faut poursuivre….. Au bout du chemin une longue file avance lentement. On rejoint le convoi…… A pas lents on rentre dans la file. On avance moins vite ….. On aide à relever les personnes âgées. Les maigres bagages sont de plus en plus lourds. Les enfants pleurent ….. Les visages sont tristes, le regard lointain, mais on avance….

Le 8 Février 1939, Ils poursuivent leur route. La file interminable s’épaissit…. Les pas se font plus lents, les maigres fardeaux plus lourds…. Des vieillards, des enfants jonchent le sol, ne pouvant plus faire un pas….. La file s’épaissit.
Ils piétinent, on arrive…. Ils s’entassent et l’attente est longue……. Debout, assis sur les bagages, les enfants dans les bras, entassés les uns sur les autres, ils attendent dans le froid, la faim et la peur au ventre du lendemain….
On est arrivé…. Va-t-on la passer cette frontière…….. On avance lentement …..

Le 9 Février 1939, depuis la veille on piétine plus que l’on avance…. Beaucoup de monde devant, beaucoup de monde derrière…. On essaie de se reposer, de dormir, mais c’est difficile …. Vers trois heures du matin ne pouvant plus dormir et la peur de l’inconnu nouant les tripes Manuel avance, avance à pas lent. Il se retourne lentement jetant un dernier regard, laissant derrière lui famille, amis, pays…..
Il suit le mouvement et tout d’un coup « ALLEZ, ALLEZ » Ce sont les premiers mots français qu’il entend, crié par des gendarmes, des militaires, des gardes-chiourme avec des fouets. Il était 5 heures du matin.
Sur le visage de certains français, il lisait la peur, la crainte, la haine de voir arriver ces espagnols « rouges » par milliers.
Pendant ce temps, Victoria marchait avec les siens. Elle passa la frontière à 18 heures dans les conditions aussi difficiles que les précédents et suivants … On les a poussé tous les deux vers les plages d’Argelès-sur-Mer.
Ils passèrent leur première nuit, sur la plage, couchés dans des trous pour se protéger du vent….
Tout au long de leur cheminement vers Argelès sur Mer, ils ont rencontré aussi de nombreux soutiens de la part du « Secours Rouge » (aujourd’hui «Secours Populaire ») de communistes de la région, de syndicalistes, qui distribuaient des bols de soupe, donnaient un morceau de pain, rajoutaient des couvertures, des bonnets et des écharpes………..

Cette chaleur humaine mes parents ne l’ont jamais oubliée. Elle les a guidés tout au long de leur parcours jusqu’à leur mort. C’est aussi vrai pour ce qui me concerne.

C’est ainsi que chaque, le 9 Février 1939, mon père et ma mère, fêtaient à leur manière avec la famille, ce nouveau départ …

Fernande

Valentin Montané, une vie à la CNT espagnole en exil !

En 1929, il voit le jour dans un petit village (Ginesta de Ebro) baigné par l’Ebre. C’est sa patrie, l’endroit où il prend ses racines. De là, il va suivre sa famille au fil de l’histoire bondissante de l’Espagne. En février 1939, réfugié en France, , dans le Loiret, il nous conte en détail ce que fut son existence, sa conscience libertaire et son engagement de toute une vie dans la lutte anarco-syndicaliste. Au détour de son récit, il ne manque pas de rendre hommage aux habitants de Puiseaux qui ont accueillis sa famille à bras ouverts, parmi d’autres exilés, et les ont protégés tout au long de la guerre mondiale.
Pour lui, l’exil fut synonyme de sauvetage, de paix et de développement. Mais il n’a jamais cessé son engagement dans sa vie professionnelle et pour lutter contre la dictature franquiste en maintenant vivace son idéal à travers ses actes de militants de la CNT espagnole en exil.

Au mémorial de la Shoah : des documents inédits pour présenter Manouchian et tous les étrangers de la résistance

EXPOSITION : À l’occasion de la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian,
le mémorial de la Shoah présente une exposition
pour célébrer l’engagement des étrangers dans la Résistance.

Au cœur du mémorial de la Shoah, au pied de l’escalier qui mène à l’exposition, gît la « tache de sang », comme l’appelait Louis Aragon. L’Affiche rouge, haute de près d’un mètre, accueille le visiteur. Les visages des combattants de « l’armée du crime » y sont présentés comme autant de cibles « terroristes » abattues par les nazis. Une propagande qui dès ses origines « n’a pas fonctionné », rappelle la commissaire d’exposition Renée Poznanski.

Placardée partout sur les murs de Paris et dans plusieurs formats, elle avait pour but de désigner les ennemis : tous des étrangers coupables d’attentats contre les Français. Faux, leurs actions étaient ciblées et ne tuaient que des occupants allemands. Leur assignation à résidence communautaire est « un anachronisme déjà pour l’époque ». « Ces résistants étaient traversés par une convergence ou une polyvalence identitaires. » Juifs, Hongrois, Polonais, Arméniens, Italiens, Espagnols, communistes… Ces identités ne rentraient pas en concurrence, ne se hiérarchisaient pas. Ce qui prévalait, c’était leur volonté de libérer la France. Le dénominateur commun de leur combat : l’idéal des Lumières contre le fascisme et le nazisme.
​ L’Arménien, apatride, aura vu par deux fois son souhait de devenir français rejeté
La présentation érudite, composée essentiellement d’archives de la préfecture de police et de textes façonnés par les historiens et commissaires de l’exposition, Renée Poznanski et Denis Peschanski, met en évidencela grande part prise par les étrangers dans la Résistance française alors que la majorité des Français n’ont choisi ni la Résistance ni la collaboration, mais plutôt l’inaction. La lumière est mise sur le groupe Manouchian, à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Missak et de Mélinée. 

Le mémorial de la Shoah rappelle que la grande majorité de ces résistants immigrés étaient communistes et pour la plupart ouvriers, intégrés à l’organisation des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Le rôle du PCF dans l’accueil des étrangers dès les années 1920 et l’engagement des militants dans la lutte armée sont ainsi rendus à leur juste véracité historique.
Des documents inédits sont présentés. Comme la seconde demande de naturalisation de Missak Manouchian, « finalement trouvée dans les archives, il y a moins d’un an », précise Denis Peschanski. L’Arménien, apatride, aura vu par deux fois son souhait de devenir français rejeté, avant de mourir pour la France. Les actes produits par la police de Vichy, à laquelle l’occupant nazi avait délégué la traque des « communo-terroristes », provoquent des haut-le-cœur.

Méthodiquement, les brigades spéciales ont mené des opérations de filature pour démanteler l’ensemble du réseau des FTP-MOI. Pièces maîtresses de l’exposition, quatre graphiques correspondant aux différents groupes tissent la toile de leurs réseaux respectifs. Sur l’un d’eux, au milieu de traits reliant des noms de code figure celui de « Bourg ». Il renvoie à la fiche de renseignement numéro 18. Identification : Missak Manouchian. Ils étaient 23 face à 200 professionnels de la traque, 23 étrangers morts pour la France.
Article de Scarlett Bain
Paru dans l’Humanité du 7 février 2024 sous le titre « Vive les étrangers, Vive la France libre ! »
L’exposition peut se voir jusqu’au 20 octobre, au Mémorial de la Shoa, Paris(4ème)

Le camps de femmes de Rieucros et Michel del Castillo

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« CES CAMPS FURENT TRÈS REPRÉSENTATIFS DU MERDIER FRANÇAIS »

Michel del Castillo

« Mon souvenir le plus fort, c’est l’obscurité. Enfant, cela vous terrifie. Il devait y avoir une ou deux ampoules de 25 watts pour toute la baraque. On arrivait au bout du monde, on ne savait plus où on était et, dans ce magma de femmes espagnoles dépenaillées, j’étais une crevure qui allait de pneumonie en pneumonie. Je ne bougeais plus, collé contre ma mère, je lisais des partitions de musique. Le froid, la faim, bien sûr, inutile d’en parler. J’allais surtout dans la baraque des Allemandes, les Espagnoles n’arrêtaient pas de se hurler dessus. L’enfermement concentre des gens qui n’ont rien en commun, socialement, politiquement. Ma mère est arrivée avec un beau manteau, très maquillée, on l’a regardée méchamment. Des femmes seules, confinées, sans contact avec les hommes, ne restent pas longtemps gentilles. Mais, chez les Allemandes, tout était propre, c’était des communistes cultivées, qui lisaient, écrivaient, dessinaient, me racontaient des histoires. J’avais besoin d’une loi, elles avaient cette discipline qui leur avait permis de tenir en Allemagne.

On avait été chassés d’Espagne en 1939 et on m’avait dit que la France était un pays où l’on mange bien, où l’on est poli. Le plus triste pour moi, c’est que mon père, qui nous avait dénoncés, était français. Je trouvais ça scandaleux, je n’arrêtais pas de répéter : je ne suis pas espagnol.

C’est à Rieucros que j’ai commencé à écrire. Des petits contes. L’un d’eux parlait d’un des sept nains qui avait très froid dans une baraque… Ils ont été affichés à l’exposition organisée à Mende par le maire : il était furieux contre ce camp, dont les habitants croyaient au départ qu’il ne renfermait que des droits communs et, pour les obliger à prendre en compte les détenues, il avait exposé des objets qu’elles avaient fabriqués. Certaines prisonnières sont venues à Mende, les Français les regardaient, ils étaient gentils, ils essayaient de comprendre. Le dimanche, ils venaient se promener autour du camp, le vallon de Rieucros ayant toujours été un lieu de villégiature. Certaines détenues se livraient à la prostitution, derrière le camp.

Ces camps furent très représentatifs du merdier français. Cela aurait pu être bien pire : on aurait pu être livré, battu, tué. Moi-même, je pouvais aller à l’école à Mende. On pataugeait dans l’improvisation, on nous laissait avoir froid, avoir faim, un climat étrange où se mêlaient la débâcle, la peur de l’étranger et une gentillesse foncière. Quelque chose de bizarre, d’un peu merdique. « 

Le 3 février, contre la Loi immigration on lâche rien !

Les fortes mobilisations des 14 et 21 janvier 2024 contre la loi immigration, loi raciste et xénophobe, ont permis le retrait des dispositions les plus nauséabondes par le Conseil Constitutionnel.
Ce qui en reste demeure l’une des pires loi anti-immigrés. Non seulement elle les précarise davantage mais de plus elle favorise le dumping social entre tous les travailleur.ses.
Elle facilitera grandement les conditions d’expulsions, sans respect des droits fondamentaux, rendra plus précaire l’accueil des réfugié.es et plus difficile les conditions de vie, pas seulement pour les sans-papiers, mais pour l’ensemble des personnes d’origine étrangère.
Nous dénonçons l’ouverture de nouveaux « Camps » de rétention administratif (CRA), qui sont des lieux d’enfermement et de privation de liberté pour des familles avant l’expulsion, comme celui qui vient d’ouvrir à Olivet (45).
En conséquence nous appelons à une nouvelle mobilisation le samedi 3 février à 15 h place de la Liberté à Tours pour l’abrogation de la Loi Immigration.
Contre le racisme, la xénophobie et pour défendre une politique migratoire d’accueil et de solidarité, pour une véritable égalité des droits humains et des papiers pour tous.tes.
Notre collectif s’inscrit dans les mobilisations unitaires nationales initiées depuis le 14 janvier jusqu’à l’abrogation de cette loi scélérate.
Collectif Interorga unitaire contre la Loi immigration.
Signataires :
Associations et collectifs : Action Féministes Tours, AMMI-Val d’Amboise, ATTAC 37, Chrétien Migrants,
CIMADE37, CIP 37, Collectif Notre Santé en Danger 37, Collectif Pas d’Enfants à la Rue, Convergence Services
Publics 37, Dernière Rénovation Tours, Emmaüs 100 pour 1, Entraide et Solidarité, Extinction Rébellion,
FEUTRE, ICEM – Pédagogie Freinet 37, Le CAT, LISTE, Organisation de Solidarité Trans Tours, Réseau
Féministe 37, RESF 37, Retirada 37, LDH 37, Le collectif des sports et loisirs pour les migrants chinonais,
Les Soulèvements De La Terre Touraine, Naya, Stop Harcèlement De Rue Tours, La Table de Jeanne Marie,
Tours Antifa, Utopia 56, Le Mouvement pour la Paix.
Syndicats : FSE, SET, SOLIDAIRES 37, Solidaires étudiant.es, USL 37, UD CGT 37.
Organisations politiques : CATDP, Les Ecologistes 37, GES 37, Les Jeunes Ecologistes 37, Les Jeunes.Insoumis.es 37, Jeunes Socialistes Touraine, LFI 37, MJCF 37, NPA 37, Parti des Travailleurs 37, PCF 37, PCOF
37, Parti de Gauche 37, POI 37, PS 37, UCL 37

Des frontières et des femmes, de Manuela Parra

https://www.radiofrance.fr/francebleu/podcasts/les-invites-du-16-19-de-france-bleu-herault/des-frontieres-et-des-femmes-de-manuela-parra-4398720

Manuela Parra organise chaque année les journées de rencontres franco-espagnoles de Montpellier. Aujourd’hui, elle vient nous parler de son ouvrage, Des Frontières et des Femmes.

« Françaisespagnole », voilà comment se définit Manuela Parra.

Dans son ouvrage Des frontières et des femmes, Manuela transcrit les récits d’exils de femmes qu’elle a rencontrée. Ces récits sont ponctués d’illustrations et de poèmes.

Leny Escudero, vieux Gavroche

Leny Escudero, 65 ans, chanteur, reste fidèle à son enfance réfugiée, à l’anarcho-communisme et aux amourettes.

Le chanteur français Leny Escudero (né Joaquim Leny Escudero le 05 novembre 1932 à Espinal en Espagne) est photographié, le 27 mars 1985 lors de son concert au théâtre de Paris. Leny Escudero a composé quatre chansons devenues d’immenses succès populaires « Pour une amourette », « Ballade à Sylvie », « Parce que tui lui ressembles » et « Vingt ans après ».
(FILM) AFP PHOTO/JEAN-LOUP GAUTREAU

Aux autres, il sert du saumon fumé. Lui, il préfère les maquereaux au vin blanc. Les tranches de pain blanc sont larges et denses. Il n’y touche pas. Leny Escudero n’est pas de ceux qui festoient dans les décombres pour oublier les amours éventrées, les espoirs défenestrés et l’hébétude de la mort qui veille. Avec cette frugalité fiévreuse qui le fait ressembler à un lanceur de couteaux sur cibles puissantes, il continue à faire ronfler des colères anarchistes, des violences impies, des compréhensions populaires.

Chanteur à succès au début des années 60, Escudero a taillé sa route, farouche et fleur bleue. La maison de production qu’il avait montée a périclité, les radios et télés l’ont oublié, il a généreusement distribué ses droits d’auteur à son clan, mais il insiste. En artisan, il a enregistré quatorze albums originaux et vient de sortir un recueil de chants révolutionnaires nappés de trop d’accordéon. Après «avoir fait plus de galas de soutien que personne, et des vrais, au petit matin à la porte des usines, pas à la Mutualité pour soigner son image de grande conscience de gauche» (dixit un producteur), il remplit toujours des salles de 600 à 1 000 personnes.

Ce samedi au Bataclan, il va à nouveau se planter derrière le micro et rester là, comme statufié, avec juste les mains qui exigent. Un connaisseur: «Il est de sa génération. Il a un jeu de scène minimal. Mais ça passe. Il est comme habité. Edith Piaf non plus ne bougeait pas.» Escudero a 65 ans et une allure de jeune homme. Il promène une silhouette séchée à coups de trique, ceux qu’on évite à la Gavroche et qu’on salue d’un bras d’honneur, ceux qu’on rend façon loulou de Belleville d’après guerre: «Pour un oeil, les deux yeux. Pour une dent, la mâchoire.» Il affiche une dégaine de Géronimo descendu des fortifs en jean’s et cuir, une sombre indépendance de Gitan vraiment pas enfant des Saintes-Maries («Je m’en fous des racines et des origines», assène-t-il), une stricte force de conviction de commis voyageur de l’insoumission.

Il y a bien un peu de gris dans les cheveux toujours longs qui, avant les Beatles, fascinaient déjà les jeunes filles. Il y a bien la chiennerie de cet oeil qui coule en cataracte. Mais se dégage une impression de temps qui ne passerait pas. Ce n’est pas la constance du bonhomme qui lui a évité l’empâtement des renoncements. C’est plutôt qu’il a été vieux si tôt, si jeune, si durement, qu’il n’y a plus à y revenir. Il a 5 ans. C’est la guerre d’Espagne dans ce village du pays basque. Le père est bûcheron et républicain. «Parce que, dit Escudero, les autres s’étaient réjouis qu’on ne sache ni lire ni écrire.»

Ailleurs, les enfants vont chercher le lait à la ferme, lui ramène des cartouches. La nuit, il dort avec ses chaussures, «pour pouvoir fuir à tout moment». Des types des Brigades internationales débarquent. On leur fait fête, un avion les mitraille. Le père soulève le drap blanc qui recouvre les cadavres et ordonne: «N’oublie jamais. Ils sont morts pour que tu sois libre.» Il a 6 ans. C’est l’exil. Le père est en camp de concentration à Argelès. Lui, déjà, décampe. Il franchit la frontière espagnole en douce.

Echoue en Mayenne. Des mois durant, il fait vivre sa petite soeur en prélevant sa dîme sur le rata d’une base militaire. Il a 12 ans. ça tiraille en tous sens. Celle qu’il appelle sa «petite mère» ne veut pas abandonner son seul bien, sa batterie de casseroles. Il l’accompagne, passant et repassant la ligne de front, voltigeur de ses peurs, reproche excessivement vivant pour l’époque voleuse de jeunesse. Le père rentre enfin. Embauche comme manoeuvre. La vie reprend, miséreuse mais tendre. Escudero: «J’interdis à quiconque de dire que j’ai eu une enfance malheureuse…» Souvent, pourtant, il disparaît. Gamin de grand chemin, il se fait chapardeur d’insouciance. Il modère: «Ce n’étaient pas des fugues. J’avais faim, et mon père, scrupuleusement honnête, ne supportait pas qu’on se livre à de petites rapines dans les fermes.»

Avec l’école, il entretient des rapports contrastés. Il abhorre l’autorité des maîtres autant qu’il dévore une culture neuve, lui l’exilé à la langue perdue. Il se châtaigne avec l’instituteur qui prépare au certif et ne cesse de lui montrer la porte. L’y attend l’institutrice qui le fait entrer dans le logement de fonction et lui sert du chocolat chaud. Devenu «vedette de la chanson», la télé permettra à Escudero de lancer un avis de recherche et de dire sa gratitude à ses enseignants et à «l’école laïque, obligatoire et gratuite qu’on est en train de foutre en l’air».

Pourtant, ce lecteur de Kafka, de Céline, de Perec, se forme à la diable, dictionnaire en main. Mais ses connaissances de bric et de broc ne lui obscurcissent pas l’esprit. Un copain: «Je n’ai jamais vu un autodidacte à la pensée si claire.» Déjà à l’adolescence, ses chansons sont sur l’établi. Aucun terme précieux, aucune poudre aux yeux. Lui qui disait «les riches nous ont volé les mots, il faut les leur reprendre» explique au magazine Chorus: «J’essaie de savoir pourquoi j’ai refusé de m’en servir. Comme s’ils les avaient salis…» Donc, il fait très, très simple. Et ça donne Pour une amourette, où il rime: «Une petite amourette/ Faut la prendre comme ça/ Un jour, deux peut-être/ Longtemps quelquefois/ Va sécher tes larmes/ Un nouvel amour/ Te guette et désarme/ Les peines d’un jour.»

Autre expérience fondatrice: les années ouvrières. Il a 17 ans. Il monte à Paris, s’installe à Belleville «où il faut se la donner pour avoir le droit de marcher sur le trottoir». Il veut être carreleur. Il n’y connaît rien, se met en cheville avec un vieux compagnon fatigué. Echange sa vigueur contre son savoir. Et l’anarchiste «qui a toujours refusé de marcher derrière un drapeau, même noir», découvre la fraternité de la pelle et de la pioche, avec le communisme en prime paradoxale. Il dit:«J’aime moins le PC que les communistes. On n’a pas fait de petits, mais on a vécu à la colle.» Il vote rouge, fait un triomphe à la fête de l’Huma avant de ne plus y être invité, et colle des boutons à la direction, en prônant l’eurocommunisme ou en reprochant à Jeannette Vermeersch d’être contre la pilule. Antistalinien de toujours, cet admirateur d’Arthur Koestler savait très tôt pour le goulag, quand un copain de son père avait raconté son retour d’URSS. Alors, cet actuel supporteur de Robert Hue stigmatise ces «salauds qui ont trahi», maisil veut croire que Marx n’est pas mort, que «les quatre, cinq types qui stockent le blé pour faire monter les cours et qui affament la planète» ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités en poussant en avant les dictateurs du peuple.

Il fait sombre dans la maison perdue au fond des bois. Il y a des bougies allumées, des citrouilles sur l’escalier, la tête de Guevara au mur, et Leny E. en photo avec Léo F. Reviennent les ombres de cette châtelaine qui voulait le lancer dans le monde et avait invité l’ambassadeur franquiste à qui il avait réglé théâtralement son compte du haut de ses 17 ans. De ce flic qui, le coffrant après la dramatique manif d’octobre 1961 pour l’Algérie, lui disait: «J’aurais aimé avoir un fils comme toi.» De ses parents et de la tête qu’ils firent quand la fratrie leur offrit une maison neuve. Revient aussi ce rêve qu’il fait souvent: «Vider une banque. Distribuer les sous. Supprimer l’argent.»

https://www.liberation.fr/musique/1997/11/29/leny-escudero-65-ans-chanteur-reste-fidele-a-son-enfance-refugiee-a-l-anarcho-communisme-et-aux-amou_219711/