« Mort en Espagne », de Louis Delaprée. Un ouvrage oublié.

 

C’est l’un des ces livres qui ont sombré dans un oubli curieux – et injuste: «Mort en Espagne», de Louis Delaprée, publié en février 1937, a pourtant été très lu à sa parution. L’auteur, journaliste à «Paris-Soir», venait de disparaître en revenant de Madrid: son avion avait été mitraillé le 8 décembre 1936. Delaprée mourut le 11 à l’hôpital de Guadalajara. On accusa la chasse soviétique, puis les aviateurs franquistes et finalement, jamais à court d’une accusation fielleuse, Brasillach désigna Malraux comme l’auteur des coups de feu.

Louis Delaprée avait 34 ans, et venait de créer un scandale en accusant Pierre Lazareff, son patron, d’avoir censuré ses articles, pour laisser la place au ramdam créé par l’entrée en scène de Wallis Simpson et les atermoiements du roi Edward VII. Un télégramme avait mis le feu aux poudres: «Le meurtre de centaines d’enfants espagnols est donc moins intéressant pour vous que la putain royale?», écrivait Delaprée à son directeur. Leurs relations étaient refroidies, en plus, du fait que le jeune journaliste avait une liaison avec Hélène Gordon, future madame Lazareff. L’Espagne, la guerre, l’amour, tout se mêlait.

« J’ai honte d’être homme »

Le livre regroupe les articles de Delaprée en pleine tourmente. De l’état-major du général Mola (soutien de Franco, qui allait mourir, lui aussi, dans un «accident d’avion» en 1937) à Burgos jusqu’au «Martyre de Madrid», le reporter observe «une guerre de religion», alors que, dans les hôtels, «des marquises en robes du soir échangent des prophéties avec des paysans romantiques qui semblent sortir de l’album de Gustave Doré», et que, lors des escarmouches, les soldats s’endorment «dans des couvertures de gauchos, noblement drapées».

Églises éventrées, grands cimetières sous la lune, confins bleuâtres, milicien appuyé sur son mousqueton «comme une bergère sur sa houlette»…  Contrairement aux usages, Delaprée intervient, dans ses propres articles:

Il est dur, quand on plane ainsi malgré soi au-dessus de la guerre, de ne la pouvoir arrêter. Bien que je ne sois, au plus profond de cette tuerie, que deux yeux attentifs et un cœur déchiré, j’éprouve le sentiment d’une obscure culpabilité.»

Il décrit «une guerre de femmes», mais aussi «une guerre d’extermination», l’attaque de l’Acalzar de Tolède, l’incendie de l’Escurial, l’alerte aux gaz, sa rencontre avec le général Lukas, dont la poitrine est ornée de l’Étoile rouge soviétique «gagnée contre Wrangel», et avec Gustave Regler, commissaire politique de la XIIe Brigade Internationale, ami d’Arthur Koestler et de Lilian Hellman («Regler, c’est l’intellectuel voué à la politique, ne vivant que pour elle»). Delaprée ajoute:

J’ai honte d’être un homme quand l’humanité se montre capable de pareils massacres d’innocents.»

Et conclut :

Ô vieille Europe, toujours occupée à tes petits jeux et à tes grandes intrigues, Dieu veuille que tout ce sang ne t’étouffe pas.»

 

Quelques articles glanés ça et là viennent compléter le volume: une visite chez Douglas Fairbanks et Mary Pickford à Hollywood (chez qui il repère tout Dumas, un livre d’Octave Feuillet et «les Misérables»), une rencontre avec Charlie Chaplin au «Lapin Agile» de Montmartre, entre la guitare du père Frédé et les chansons de Bill Bocket, et, enfin, le portrait de Donna Rachele, l’épouse de Mussolini, «la femme de César est demeurée inconnue parce qu’elle l’a voulu avec une patience, un entêtement de paysanne», et qui finira patronne de restaurant, en Romagne.

On dit que c’est après avoir lu «Mort en Espagne» que Picasso se mit à peindre «Guernica». Il n’y a pas de plus bel hommage, n’est-ce pas ?

François Forestier

Bibliobs. La boite à bouquins de Forestier : voir la guerre d’Espagne et mourir. Publié le 20 janvier 2017 à 16h08

Mort en Espagne, par Louis Delaprée,
Editions Pierre Tisné, 272 p., 1937

 

Source : http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20170120.OBS4107/la-boite-a-bouquins-de-forestier-voir-la-guerre-d-espagne-et-mourir.html

 

Biographie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Delapr%C3%A9e

2 réflexions sur « « Mort en Espagne », de Louis Delaprée. Un ouvrage oublié. »

  1. « J’ai honte d’être un homme quand l’humanité se montre capable de pareils massacres d’innocents » c’est une phrase que j’ai prise au hasard dans ton sujet. J’ai pensé aux massacres perpétués actuellement dans plusieurs pays du Moyen-Orient. L’homme serait-il un monstre ?

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