France-Navigation – Une épopée rouge 1/5

Un épisode mal connu de la guerre d’Espagne et de la solidarité des communistes français en 5 articles de Gérard Streiff, journaliste, écrivain.
Alors que l’Espagne du Front Populaire est victime de la non-intervention, lâchée par Paris et Londres, les communistes mettent sur pied une compagnie maritime pour nourrir et armer les Républicains.

Le service des archives de la ville d’Ivry (piloté par Michele Rault) possède un beau fonds Georges Gosnat (1914/1982), qui fut à la Libération sous-secrétaire d’État à l’Armement puis député, succéd·ant à Maurice Thorez (ainsi que trésorier du PCF). Dans ce fonds il y a un carton intitulé « France-Navigation », deux mots qui désignent une étonnante aventure. 
« France-Navigation » fut une compagnie maritime communiste qui se chargea d’alimenter et d’armer la République espagnole. Deux livres (au moins) racontent cette histoire : À l’ombre des deux T (Thorez et Togliatti), de Giulio Ceretti (Julliard, 1973) et Les brigades de la mer de Dominique Grisoni et Gilles Herzog (Grasset, 1979) ; le lecteur pourra s’y référer avec profit.
Le carton « France-Navigation » comprend notamment plusieurs cahiers grand format qui constituent une sorte de journal de bord de l’aventure de cette société. Des dizaines de pages remplies d’une foultitude de données, toutes inscrites là dans l’urgence, dans un apparent désordre. Ce sont autant d’éléments d’un puzzle dramatique : des noms de bateaux (leur port de départ, leur date d’arrivée, le type de cargaisons), des additions, des rappels, des notes, des pense-bêtes, des conseils à suivre, des rendez-vous à ne pas manquer. Une masse de phrases rapides du genre « Gravelines, 23 avril 38, débarquement terminé, grandes caisses pas par routes, mais tunnel affaissé, réponse du ch de fer demain ». Ce genre d’annotations courent tout au long des années 1937/1938.
Petit rappel : le Front populaire l’emporte en Espagne en février 1936. Cinq mois plus tard, le putsch de Franco marque le déclenchement de la guerre civile. Une coalition internationale menée par la Grande-Bretagne choisit la « non-intervention » en Espagne, la France du gouvernement Blum se plie à ce choix malgré la pression des milieux populaires. Une posture hypocrite alors que le camp fasciste, l’Italie de Mussolini et l’Allemagne de Hitler, va vite ouvertement soutenir les factieux. C’est en fait une manière d’abandonner, d’étrangler le Front populaire espagnol. Une politique lâche, suicidaire qui amorce le processus de la Seconde Guerre mondiale.
Les républicains espagnols appellent à l’aide. La solidarité internationale va se manifester de différentes formes, la plus spectaculaire étant la formation des Brigades internationales. Mais l’Espagne se retrouve victime d’un blocus ; des autorités républicaines souhaitent échapper à ce piège, notamment par la voie maritime. Ce n’est pas sans risque, les franquistes, à mesure qu’ils progressent, contrôlent ou ferment les ports. Et puis des navires de guerre allemands et italiens, des sous-marins surveillent certaines voies de passage. En même temps, l’opération n’est pas impossible non plus : on raconte alors qu’un bateau français vient de réussir à aller à Santander (en Cantabrie) au nez et à la barbe des fascistes.
L’appel de Madrid est entendu. À Paris, le communiste franco-italien -si l’on ose dire – Giulio Ceretti préside alors le Comité international pour l’aide à l’Espagne. Avec le soutien de la direction du PCF, de l’Internationale, il se voit chargé de cette mission : créer de toutes pièces une flottille de bateaux pour approvisionner l’Espagne, ce qui veut dire réunir des hommes, des équipages, des fonds, des technologies dans des délais incroyablement courts.
En deux ans, parti de zéro, la compagnie « France-Navigation » va compter 22 navires et 2 000 marins ; elle va effectuer un total de 227 voyages ! Et multiplier par trente son capital initial.
À l’origine de ce petit miracle, on trouve donc Giulio Ceretti (1903/1985), communiste italien chassé de son pays par le fascisme, militant de l’Internationale, devenu membre de la direction du PCF sous le nom de Pierre Allard (à la Libération de l’Italie, il deviendra ministre à Rome) ; Auguste Dumay (1888/1955) ex-secrétaire de la Fédération des marins de Marseille, chef mécanicien qui jouera un rôle clé dans l’armement des bateaux (voir sa longue bio dans le « Maîtron » où on dit de lui que c’était « un vieux militant de l’Internationale des marins, une tête de lard, un homme terrible mais un révolutionnaire ») ; Simon Pozner, qui apporte ses compétences d’homme d’affaires, intime du banquier rouge (et suédois) Olof Aschberg, qu’on dit lui proche des « finances soviétiques » et par ailleurs oncle de l’écrivain Vladimir Pozner (Simon Pozner trouvera la mort à Auschwitz) ; et Georges Gosnat (1914/1982), tout jeune officier qui devient secrétaire général (puis directeur) de France-Navigation ; il a 23 ans.
Gérard Streiff

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