Engagements antifranquistes et libertaires durant la «  transition démocratique  »

Espoirs déçus. Engagements antifranquistes et libertaires durant la «  transition démocratique  » espagnole

Retour sur une partie peu connue du parcours militant de Bernard Pensiot

Le 6 Mai 2018, le militant anarchiste lyonnais Bernard Pensiot décédait d’une crise cardiaque dans le village de l’Abergement-de-Varey dans l’Ain où il s’était installé pour passer sa retraite.

Deux ans plus tard, les éditions de l’Atelier de création libertaire permettent de revenir sur son engagement peu connu durant les « années de braises » de la fin du franquisme, qui le conduisit notamment en prison à la Modelo à Barcelone, à l’occasion de la publication du livre Espoirs déçus, Engagements antifranquistes et libertaires durant la «  transition démocratique  espagnole.

Quarante ans plus tôt, le 4 février 1978, Bernard Pensiot est arrêté par la Guardia civile sur les Ramblas à Barcelone en compagnie de son camarade « Pep » et de la compagne de celui-ci. Dans le même temps, dans les jours qui précédent et suivent c’est une dizaine d’autres militants libertaires, espagnols et français, qui subissent le même sort dans le cadre d’un « coup de filet » contre un soit-disant « groupe terroriste international » dont Bernard serait le relais à Perpignan pour organiser les passages entre la France et l’Espagne. Des arrestations qu’il faut replacer dans le contexte de criminalisation d’un mouvement libertaire renaissant en Espagne, notamment au plan syndical avec la CNT. Une vaste répression qui est mise en œuvre suite à « l’affaire de la Scala » orchestrée par les services de police [1]. Pour Bernard et ses camarades, il s’ensuit tortures puis incarcération durant de longs mois voire des années. Durant ses huit mois de détention, Bernard s’est impliqué dans le mouvement en pleine effervescence des prisonniers d’Espagne, regroupés dans la Coordination des prisonniers en lutte (COPEL), réclamant une amnistie générale.

Bernard menait depuis plusieurs années, durant la fin de la dictature franquiste, une activité au sein d’un réseau de soutien, matériel et humain aux militant-e-s libertaires en Espagne. Il réalisait un travail d’information sur ce qui s’y passait notamment par la diffusion de tracts vers l’Espagne et ceux qui y partaient. Il participait à de nombreux passages clandestins de matériel de propagande à pieds ou dans des voitures trafiquées tout comme de l’argent et des armes aussi parfois. Il organisait encore la réception de camarades fuyant le régime franquiste qui avaient besoin de papiers, de travail, d’argent, d’hébergement. Il allait pour cela de nombreuses fois chercher des militant-e-s qui avaient urgemment besoin de venir se réfugier en France et leur faisait passer la frontière clandestinement dans des conditions souvent très difficiles.

Solidarité par delà la frontière, passeur de propagande, de matériel, d’espoirs, renouveau libertaire, répression puis prison avec ses mutineries, ses tentatives d’évasion et ses grèves de la faim… une période dite de « Transition démocratique » que Bernard a vécu à fond, avec ses espoirs, ses enthousiasmes mais aussi ses désillusions. Au travers de son parcours et de celui de ses camarades, Espoirs déçus permet de revenir sur tous ces thèmes et s’inscrit dans une Histoire de la Révolution espagnole sur le temps long même si ce livre est avant tout le récit d’une solidarité en actes avec « l’Espagne libertaire » lors de la fin du régime franquiste et de la « transition démocratique », période communément admise comme allant de la mort de Franco, en novembre 1975, à la victoire des socialistes du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) aux élections législatives d’octobre 1982.

La « transition », puis la démocratie espagnole, ont maintenu en place le même appareil policier et répressif, avec les mêmes acteurs et les mêmes méthodes que sous la dictature et n’ont pas hésité à le déchaîner contre un mouvement libertaire renaissant, au centre de nombreuses attentes populaires et porteur d’une alternative sociale et politique au modèle démocratique, libéral et monarchiste proposé comme en témoigne les dizaines de milliers d’adhérent-e-s à la CNT reconstruite dès 1976 et les centaines de milliers de participant-e-s au meeting de Montjuic et aux Journées libertaires du Parc Güell en juillet 1977. Le mouvement libertaire n’avait peut-être pas suffisamment préparé cette période, anticipé l’ampleur des changements, des attentes et des sollicitations envers lui et était de plus pris dans ses querelles intestines héritées du traumatisme de la défaite de la guerre civile et de l’échec de la Révolution de 1936. Il était pourtant apparu comme la convergence des aspirations antiautoritaires et d’autonomie exprimées en force durant plusieurs années dans la société espagnole qui a connu, de la fin des années soixantes à la fin des années soixante-dix, d’importantes luttes sociales et politiques où sur les lieux de travail, dans les quartiers populaires mais aussi dans les prisons, le pouvoir a été massivement contesté de façon radicale.

Beaucoup de femmes et d’hommes aspirant à un « autre futur », tels Bernard et ses camarades, se sont alors pleinement engagés dans les luttes de cette période et en ont payé le prix de la répression, parfois de manière définitive tel Agustin Sierra Rueda assassiné à la prison Carabanchel de Madrid le 14 mars 1978 [2].

Bernard avait accepté de revenir sur cette histoire à l’occasion d’une série d’entretiens, lors de l’été 2008 et 2009, alors qu’il avait quitté Lyon et était allé passer sa « retraite » à la campagne. Il concédait enfin à évoquer ce passé, car s’étant mis en retrait il ne craignait plus de se voir attribuer une quelconque « gloire » ou un statut particulier qu’il n’avait pas envie de porter dans un souci d’égalité avec ses camarades. Ces entretiens ont ensuite donné lieu à de nombreuses recherches et à d’autres rencontres avec celles et ceux qui l’avaient côtoyé, de part et d’autre des Pyrénées.

Malgré mes nombreuses recherches complémentaires des entretiens, aussi bien aux archives départementales que dans les archives militantes ou encore dans la presse française et espagnoles, il a parfois été difficile de reconstituer toutes les solidarités et leur ampleur de manière précise. C’est le problème de l’étude de toute action clandestine, de ses sources et de sa mémoire. Personne ne cherchait trop à savoir ce que faisaient précisément les autres. Moins on en savait, moins on avait à dire après plusieurs jours de torture « si on tombait ». Sauf nécessité, les actions et l’information étaient cloisonnées. Il m’a fallu près de 10 ans pour terminer ce travail de recherche en tenant compte des divers impératifs et aléas de la vie. Et puis surtout personne ne pensait que Bernard nous quitterait si vite et si subitement.
Le 5 mars 2020, je suis allé à La Modelo de Barcelone en compagnie de Victor Simal et de « Pep », José Palau Pujol, compagnons libertaires de solidarités antifranquistes et de détention de Bernard, dans le cadre de la réalisation d’un documentaire sur leur incarcération et les luttes auxquelles ils ont participé [3].

Cette prison, fermée depuis juin 2017, est pour l’instant transformée en un site historique essentiellement consacré à la mémoire de la répression franquiste. Une déambulation devant les divers panneaux explicatifs nous a permis de constater qu’une fois de plus, hormis le cas emblématique de Salvador Puig antich garrotté dans ces murs [4], le rôle des anarchistes dans les luttes de la fin de la dictature tout comme la répression politique envers eux durant la « transition » et le début de la démocratie espagnole étaient complètement occultés. Nul trace non plus du formidable mouvement de la COPEL et de sa volonté, au-delà de l’amnistie générale, de destruction des prisons. Bien trop embêtant pour une mémoire qui veut simplement valoriser un modèle de réussite de transition vers la démocratie représentative. D’où l’intérêt de mettre au grand jour l’histoire de ces « activistes de l’ombre », comme le dit si bien Freddy Gomez dans son pertinent avant propos, malgré leurs Espoirs déçus.

David Rappe

Espoirs déçus, Engagements antifranquistes et libertaires durant la «  transition démocratique  » espagnole, David Rappe, Atelier de création libertaire, 2020, 157 pages, 12 euros.

David Rappe, Historien, militant syndicaliste et libertaire, a déjà publié La Bourse de travail de Lyon, une structure ouvrière entre services sociaux et révolution sociale, éditions ACL, Lyon, 2004, et Rendez-vous avec Armand Gatti, 10 rencontres avec Armand Gatti, éditions la Parole errante, Montreuil, 2008.

Article publié dans Chroniques Noir & Rouge, revue de critique bibliographique du mouvement libertaire. n° 2, septembre 2020.
P.S. :

[1] Le 15 janvier 1978, à l’occasion d’une manifestation de près de 15 000 personnes appelée par la CNT pour dénoncer les accords (anti)sociaux de la Moncloa, la salle de la Scala, music-hall de Barcelone, est détruite par un incendie faisant quatre morts.

[2] Suite à la découverte d’un tunnel, Agustin Rueda est tabassé et torturé dans le but de dénoncer ceux qui devaient participer à la tentative d’évasion. Battu à mort, il agonise durant une dizaine d’heures sans aucune assistance médicale, malgré ses plaintes et appels à l’aide.

[3] La visite est un projet de film documentaire relatant l’histoire de Victor Simal durant son incarcération à La Modelo en 1978. Documentaire, 52 min, français, catalan, sous-titres, réalisation Collectif Les Amis d’abord/Kalimago Films, sortie prévue fin 2020.

[4] Salvador Puig-Antich, membre du MIL (Mouvement ibérique de libération), est un des derniers garrottés sous Franco, le 2 mars 1974 suite à la mort d’un policier survenue dans la fusillade lors de son arrestation.

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