Archives de catégorie : Témoignages et récits

La tragédie des Brigades Internationales

À travers de poignantes archives, Patrick Rotman retrace l’histoire des trente-cinq mille volontaires venus du monde entier combattre le franquisme dans la guerre civile espagnole.

( Diffusé sur ARTE le 25 octobre 2016 ).

Pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), des volontaires affluent du monde entier pour défendre la jeune République, menacée par le putsch de Franco, lui-même soutenu d’emblée par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Ouvriers parisiens, tchèques et britanniques, dockers new-yorkais, mineurs polonais ou anglais, militants antifascistes allemands et italiens… : en tout, quelque trente-cinq mille hommes, venus d’une cinquantaine de pays, vont combattre, souvent en première ligne et sans aucune formation, dans des batailles de plus en plus désespérées. Ils répondent à l’appel lancé sous l’égide de Moscou par l’Internationale communiste, alors que les démocraties occidentales ont décidé de ne pas intervenir. Ils ont entendu aussi les plaidoyers d’André Malraux et de George Orwell, engagés dès la première heure, l’écrivain français à la tête d’une escadrille aérienne, l’Anglais au sein du Poum (Parti ouvrier unifié marxiste, antistalinien) . Ils ont peut-être vu aussi les clichés incroyables qu’un couple de jeunes photographes, Gerta Pohorylle et Endre Friedmann, alias Gerda Taro et Robert Capa, expédient jour après jour du front. Comme eux, les écrivains Ernest Hemingway, John Dos Passos, Gustave Regler ou le documentariste Joris Ivens vont aussi contribuer à exalter la résistance héroïque du peuple espagnol, face à une armée franquiste bien supérieure en nombre et surarmée, qui multiplie les massacres au fil de ses victoires. À leurs côtés, le correspondant de la Pravda, Mikhaïl Koltsov, informe aussi le NKVD…

Entre deux feux

Dès 1937, les Soviétiques, affirmant leur emprise sur le camp républicain, agissent en effet en Espagne comme à domicile, arrêtant, torturant, exécutant tous ceux qui s’opposent au stalinisme. Les militants anarchistes et libertaires, parmi lesquels figurent nombre de brigadistes, se retrouvent pris ainsi entre deux feux totalitaires. Restituant à la fois destins individuels et complexité historique, Patrick Rotman retrace ces trois années d’un combat perdu, dont les faits d’armes continuent de nourrir, aujourd’hui encore, le romantisme révolutionnaire. Un récit intense et détaillé, porté par de poignantes archives, dont nombre des images magnifiques de Robert Capa et de Gerda Taro, qui mourra avant la défaite finale, à 27 ans, écrasée accidentellement par un char républicain. « Quand je pense à la quantité de gens extraordinaires que j’ai connus et qui sont morts dans cette guerre, avait-elle écrit peu de temps auparavant, j’ai le sentiment absurde que ce n’est vraiment pas juste d’être encore en vie. »

L’art de voler

 

L’ouvrage s’inscrit dans les quatre temps de la chute entre la naissance et la mort d’Antonio, parce qu’aussi bien, conclut Antonio lartdevoler

fils, « mon père mit 90 ans à tomber du quatrième étage »…

Antonio père désira voler depuis tout jeune pour échapper à une destinée insupportable : l’enracinement dans les contraintes familiales et la mentalité étriquée des petits paysans misérables de Peñaflor de Gállego, province de Saragosse, village où il naquit en 1910.
À l’âge de huit ans, comme tant d’autres, il dut quitter l’école pour aider aux travaux sur un lopin de terre que son père voulait étendre aux dépens du voisin. Chacun ayant la même pratique, des murs de propriété furent érigés sur toute la terre arable, annihilant à jamais l’horizon pour qui vivait courbé sur le sol, de sol a sol [1].

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planche 2 p. 21

Antonio père concluait : « Les luttes fratricides que j’ai dû subir m’enseignèrent que les hommes ne doivent avoir d’autre village que l’humanité. […] J’ai grandi, oui, mais avec un horizon bouché par l’ambition, ou mieux dit par la misère. »

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planche 3 : p. 23

Perché sur un arbre, Antonio et son ami Basilio cherchent la direction de Saragosse, où le jeune révolté partira se confronter à une autre misère, de 1931 à 1936. Son seul passeport pour une relative liberté de mouvement était son permis de conduire obtenu en 1931, le jour de la proclamation de la République.
Puis la guerre civile éclate et la vie à Saragosse devient insupportable et terrorisante.

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planche 4 : p. 50

Antonio mûrit son plan pour échapper à la mobilisation et à l’Espagne franquiste. Les jeunes appelés dont il fait partie sont conduits sur le front à Quinto de Ebro : il arrive à passer la ligne…

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planche 5 : p. 57

…et tombe sur la centurie Francia, rassemblant des Espagnols qui vivaient en France avant 1936. Ces hommes faisaient partie de la colonne Ortiz, basée au sud de l’Èbre. Il trouve là une activité qui lui convient : transporter et distribuer les courriers des miliciens, entre Alcañiz, Azaila, La Puebla de Híjar… et une solide amitié avec trois de ces combattants, dont Mariano Díaz.

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planche 6 : p. 58

Quand les miliciens anarchistes apprennent qu’ils vont être militarisés et passer sous le commandement des communistes, la tension monte ; mais le processus est inexorable et la guerre petit à petit engloutit les espérances révolutionnaires.

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planche 7 : p. 68

Ensuite, comme l’écrit Antonio, ils commencèrent à assumer la possibilité de perdre aussi la guerre. La centurie Francia fut incorporée dans la 116e brigade de la 25e Division et Antonio père s’incorpora dans le 8e bataillon de transport. Le groupe d’amis se perdit et se retrouva au gré des batailles perdues ; la dernière étant celle de l’Èbre. Jusqu’à la retirada

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planche 8 : p. 79

Beaucoup meurent à peine arrivés dans les camps de concentration français, à ciel ouvert ; puis ils doivent construire eux-mêmes leurs baraques : « Nous étions comme des oiseaux construisant leur propre cage. »
Miradors et mitrailleuses empêchent les internés d’être en France ; mais la route vers l’Espagne restera toujours ouverte. Comme elle n’était pas assez empruntée au goût des autorités françaises, celles-ci offrirent aux internés un faux choix : ou bien rentrer chez Franco, ou bien intégrer la Légion étrangère. Ceux qui ne choisissaient pas ne pouvaient être que des lâches :

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planches 9 et 10 : pp. 83 et 84

Quand la guerre avec l’Allemagne éclate, Antonio ne sort de
St-Cyprien que pour aller trimer comme esclave dans les
forêts au sein d’une Compagnie de travailleurs. Après fuites
et détentions diverses, il trouve un havre de paix et de
bonheur à Guéret auprès d’une famille de paysans où le grand
père lui apprend à connaître la terre, qu’à la différence
des père et frères d’Antonio il aimait pour ses qualités et
non pour les quantités qu’elle produisait.
Et puis il y a Madeleine. qui rappellera sans doute aux
lecteurs des Fils de la Nuit une autre Madeleine qui
chevaucha également son Antonio.

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planche 11 : p. 97

Mais la guerre reprend le dessus : arrestations, vie clandestine et maquis se succèdent jusqu’à la libération. Une autre vie misérable commence qui voit l’espoir du renversement de Franco s’évanouir, et les idéaux d’existence se dégrader à Marseille dans la pratique du marché noir et la fréquentation du milieu.

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planche 12 : p. 114

Alors Antonio décide en 1949 de rentrer à Saragosse où sa cousine mariée à un phalangiste lui garantit la vie sauve s’il se soumet à la famille, à la Phalange, à l’argent. Pour compléter le tableau, il se marie à l’église.

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planche 13 : p. 145

« Le mariage fut aussi un enterrement, celui de la dignité et des idéaux […] comme beaucoup d’Espagnols, j’appris à vivre par-dessus mon propre cadavre. » Il annonce alors sa défaite à son ami Mariano, resté en France. Commence maintenant une vie de silence uniquement interrompu par la naissance de son unique fils Antonio en 1951…

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planche 14 : p. 147

…qui se rappelle encore aujourd’hui avec tendresse ces étés passés en France auprès de la famille de Mariano : le seul moyen qu’avait trouvé son père pour contrebalancer l’influence fascisto-cléricale de sa femme et de sa famille.
Puis tout se dégrada encore plus : la famille sombra dans la misère, le ressentiment, et Antonio père dans la dépression. En 1985, il entra dans une maison de retraite où il partagea avec deux compagnons quelques moments de fantaisie.

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Jusqu’à la chute finale, en ce jour où « pour la première fois dans ma vie tout allait être facile ».

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planche 16 : p. 205

Les Giménologues, le 27 juin 2009.

 

[1] Du lever au coucher du soleil.

BELCHITE

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Pendant mes vacances en juin de l’an dernier, j’ai voulu découvrir Belchite, alors que j’étais à la découverte de l’Aragon, région où mon père vécut sa jeunesse. Cette commune se situe à environ 50 km au sud de Saragosse. Pendant la guerre civile ce fut un point peu stratégique, en fait, pour les Républicains qui voulaient tenter de reprendre Saragosse, bastion important de l’anarchisme, qui avait été reprise trop facilement par les nationalistes, dès le lendemain du coup d’état militaire franquiste.

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J’étais intéressée par le côté historique puisque d’âpres et rudes combats y eurent lieu et que j’en avais entendu parler par notre ami anarchiste Emilio Marco qui s’était jeté dans la bataille avec une immense conviction dans la colonne d’Antonio Ortiz de la CNT, mais également par Isabelle Sastron dont la maman était issue de cette ville.

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Effectivement, quand on découvre les lieux restés intacts, on peut s’imaginer la violence des combats.

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Cette ville était républicaine et a résisté héroïquement alors que les troupes franquistes voulaient absolument faire tomber ces «rojos».

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Tout d’abord, aux environs, nous découvrons des terres arides, pierreuses, et ma première interrogation fut pour les combattants de la République qui n’avaient aucun abri existant de retranchement. Ils devaient se retrouver bien souvent à découvert face au lourd armement de massacre utilisé par le «rondouillard» de Franco, épaulé de ses amis hitlériens, ou mussoliniens.

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Les combats les plus intenses se sont déroulés en période de très grosse chaleur, fin août et début septembre 1937, 15 jours d’intensité guerrière, mais les Républicains aidés par la XVème Brigade Internationale et quelques avions russes en sortirent vainqueurs. Les pertes furent très importantes, on dénombra environ 5000 morts.

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Pourquoi Franco a-t-il voulu conserver ce village en ruines comme on découvre aujourd’hui ce «Pueblo Viejo de Belchite».

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Pour en savoir davantage, nous avons fait la visite guidée, ma fille et moi, sous un soleil de plomb, pas de chance car elle débutait à midi.

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Dès le portail d’entrée franchi, l’horreur nous saisit.

J’ai été effarée d’apprendre par la guide que Franco, durant son règne, a voulu garder ce village en l’état afin d’en faire sa propagande anti-républicaine. Tant qu’il a occupé son poste de dictateur, il obligeait les jeunes collégiens ou lycéens à des visites de ces lieux. On les «instrumentalisait» en leur disant de bien regarder les atrocités commises par ces « barbares rouges». Pendant des décennies les jeunes espagnols ont ainsi visité ce village, comment pouvaient-ils penser que de telles informations n’étaient que de la propagande franquiste ? Parce qu’il faut bien se dire que les langues ne se déliaient plus beaucoup, le peuple espagnol vivant sous la terreur d’une simple dénonciation, ne serait-ce bien souvent que par un membre de sa propre famille. Ce fut une longue amnésie collective, un long silence s’installa.

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Un nouveau Belchite a été construit un peu plus loin par des prisonniers républicains, dans des conditions totalement inhumaines.

En fait, nous apprîmes pendant cette visite que le village, à la fin des combats, était jonché de cadavres d’humains ou animaux, que l’odeur y était pestilentielle et le risque d’épidémies très important pour les survivants. Ce sont les Républicains qui se sont attelés à faire brûler tous ces cadavres en décomposition dans les rues et les décombres, et non pas les franquistes.

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La bataille s’était déroulée maison par maison, rue par rue, dans une extrême cruauté, parfois au corps à corps. Ce ne fut qu’en mars 1938 que les troupes franquistes reconquirent la ville.

Des familles continuèrent de vivre jusqu’au milieu des années 1960 dans les quelques maisons moins impactées par cette bataille.

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Je suis toujours admirative de tous ces hommes qui, malgré leurs divergences syndicales ou politiques, ont bataillé fermement cet ennemi qu’est le fascisme. Ils ont défendu avec opiniâtreté un bel idéal, celui d’une République libre, fraternelle, laïque, solidaire, égalitaire, pacifique, celle en laquelle j’aspire encore aujourd’hui.

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Je terminerai ce propos par la célèbre expression utilisée par ceux qui sont partis sur le front d’Aragon pour se donner du courage « ¡ A Zaragoza o al charco ! » Mon père se trouvait-il dans ce terrible enfer ?

Emilio Marco et ses compagnons de lutte

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¡ A Zaragoza o al charco !

Aragon 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires

 

Les Giménologues et L’Insomniaque publient en 2016

« ¡ A Zaragoza o al charco ! » se lançaient les miliciens sur le front d’Aragon pour entretenir leur courage. Et cette formule [1], ils se la rappelèrent plus tard, dans les camps en France, nous disait un jour Emilio Marco, l’un des protagonistes de ce livre.

Le 18 juillet 1936, dans la capitale de l’Aragon, les jeunes libertaires comme Petra Gracia arpentent les boulevards en attendant de connaître l’attitude de la CNT-FAI face au soulèvement militaire prévisible. Le 19 juillet, Saragosse tombe aux mains des factieux.
La chute incompréhensible de la « perle anarchiste », encore retentissante de la motion sur le communisme libertaire adoptée au IVe congrès de la CNT en mai, est ressentie comme une catastrophe.
Le 24 juillet partent de Barcelone les miliciens de la « Primera columna », conduite par Buenaventura Durruti, puis ceux de la « Segunda columna », conduite par Antonio Ortiz, où Emilio Marco s’embarquera. Il combattra dans la centurie de Juan Peñalver, cénétiste de Sant Feliu de Llobregat.
Dans les quartiers ouvriers de Saragosse, les militants sont traqués et Florentino Galvàn se cache où il peut.

Alors que pour la plupart des libertaires, l’offensive pour reprendre Saragosse ne peut se dissocier de l’abolition du salariat et de l’argent, et de la mise en commun des terres, des outils et du travail, au niveau des Comités directeurs de la CNT et de la FAI on s’aligne sur l’antifascisme et l’on exige « que personne n’aille au-delà ».

Voilà le cœur de l’un des drames à plusieurs facettes qui se nouèrent dans la partie de l’Espagne restée républicaine. Mais avant que les mâchoires de la contre-révolution ne se referment sur les impatients du front et de l’arrière, une expérimentation aux dimensions historiques eut cours, un début de vie nouvelle fut savourée jusqu’à la dernière goutte, au sein de l’Aragon rural.

Miliciens catalans partant pour SaragosseAprès avoir accompagné les volontaires espagnols et internationaux de « la Durruti » dans le secteur de Pina, nous repartons en campagne au sud de l’Èbre, du côté de Belchite avec « la Ortiz ».
Et dans la continuité de À la recherche des fils de la nuit, nous tentons une fois encore d’articuler les histoires particulières et l’analyse des questions collectives.
Car cet ouvrage s’ancre dans les récits d’hommes et de femmes engagés dans les milices et dans les activités des collectivités aragonaises. Les rencontres qui se sont succédé après 2006 avec ces compañeros et compañeras – ou leurs enfants – représentent un petit miracle.

À Tours Engracia, fille de Florentino Galván [2], membre du Conseil d’Aragon, et Emilio Marco, milicien de la colonne Sur Ebro, ont sacrément animé notre soirée de présentation.
À Grenoble, Hélios se trouvait dans la même soirée que nous sur l’Espagne, et nous nous sommes « reconnus » au gré de nos interventions respectives. Il a lui-même rédigé l’histoire de son père Juan Peñalver [3], centurion d’Emilio (double surprise !).
Tomás Ibánez nous a dit un jour où nous étions au CIRA de Lausanne que sa mère Petra Gracia, fort âgée, n’arrêtait pas de lui parler (et pour la première fois) des terribles journées de l’été 1936 à Saragosse.
Après avoir lu l’édition espagnole des Souvenirs d’Antoine, Isidro Benet, un « ex » du Groupe international de la colonne Durruti, et son fils César, nous ont un jour contactés par mail depuis Valencia, histoire de savoir si les souvenirs du miliciano pouvaient nous intéresser…
Antoine et ses copains ont été un peu secoués en lisant dans « à la recherche des fils de la nuit » les noms de destacados anarchistes qu’avait bien connus son père, Manolo Valiña [4], lui-même ancien homme d’action de la CNT-FAI. Eux-mêmes avaient longtemps cherché à compléter son histoire.

Voilà que l’on pouvait encore approcher cette expérience de manière incarnée, avec des protagonistes du mouvement libertaire espagnol. Ce furent désormais les derniers témoins directs à nous avoir parlé aussi précisément, et avec toujours autant de passion, de ce moment fort de l’histoire.
Au fil des ans, nous avons régulièrement soumis à Emilio, Hélios, Petra, Isidro, Engracia et Antoine les nouvelles moutures des notices en cours de rédaction, jusqu’à la disparition des quatre premiers d’entre eux.
Nous saluons aussi au passage la mémoire de Josep Fortuny de Tarnac, et de Juan et María Gutiérrez de Banat, maintenant disparus.

Les récits de nos amis ont donc servi de matrice chronologique et événementielle que nous avons développée et recoupée à partir de ce que nous avons trouvé dans les centres d’archives, dans la presse des années trente, dans la documentation du mouvement libertaire espagnol, dans d’autres témoignages publiés ou non, et dans les travaux d’historiens ou de chercheurs amateurs.

Nous avons ajouté des développements de notre cru sur deux thèmes qui nous paraissent essentiels quand on se penche sur le processus révolutionnaire qui eut cours dans l’Espagne des années trente : le projet de société communiste libertaire, et la polémique, toujours entretenue aujourd’hui, sur une supposée cruauté spécifique des anarchistes espagnols.

Puisse cette mosaïque donner un peu à voir ce qui s’est joué au cours des luttes anticapitalistes dans les années trente en Espagne.

Le 24 avril 2016. Les Giménologues, Clermont-Ferrand, Lagarde, Marseille, Périgueux, Valbonnais.

 

 

[1« ¡ A Zaragoza o al charco ! » [À Saragosse ou à la mare !] est une expression célèbre tirée d’une historiette datant du XIXe siècle, destinée à illustrer l’opiniâtreté des Aragonais. Un Aragonais rencontre sur son chemin un curé qui lui demande où il se dirige. « À Saragosse », répond-t-il. Le curé rétorque « Si Dieu le veut », et l’autre lui répond : « Qu’il le veuille ou non, c’est à Saragosse que je vais. » Dieu apparaît à cet instant, et pour punir le récalcitrant il le transforme en grenouille et le jette dans une petite mare, où il croupit.
Longtemps après, il lui redonne sa forme humaine, et l’Aragonais reprend sa route.
Mais il croise à nouveau un curé qui lui pose la même question, et il lui répond : « Voy a Zaragoza… o al charco », car il n’est pas acceptable pour lui de dire « Si Dieu le veut. »
Devant une telle détermination, Dieu jeta l’éponge.
On comprend que cette fable au fond irrévérencieux à l’égard de la religion, et où l’individu s’affirme face à l’autorité suprême ait séduit les anarchistes, au point que, comme on le verra dans ce livre, l’un d’entre eux signait ses articles : « Uno del charco ».

[2Mort en 1966

[3Mort en 1983

[4Mort en 1976

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L’orphelinat en Espagne…et puis…la France

L’Espagne des années 1920/1930 était un pays peu industrialisé qui, de plus, comprenait de nombreux analphabètes. Ce début du XXème siècle, pour les espagnols qui ne possédaient rien, était très archaïque et difficile. Ma petite mère est née en 1919 dans la province de Guadalajara, dans un village reculé du monde. Elle avait déjà 2 frères, son papa était muletier, il décéda d’une chute dans un ravin. Sa maman eut une charge si lourde, seule avec 3 enfants, sûrement sans travail, qu’elle mourut de misère, ou de chagrin, peu de temps après son époux. Maman devint donc orpheline dès l’âge de 2 ans.

A cette époque l’un des piliers du pays était l’Église. Le clergé ne comptait pas moins de 5000 couvents, 60.000 religieuses, 31.000 prêtres et 20.000 moines ! Comme il n’y avait personne dans leur famille pour les élever, les 3 enfants furent mis à l’orphelinat, ma mère chez les sœurs, mes oncles chez les frères.

Quelle éducation reçurent-ils pendant cette période, en dehors de l’éducation religieuse ? Ils apprirent tout de même à lire, écrire et compter.

Ma mère nous a conté qu’il y avait toujours quelqu’un qui faisait la lecture de la Bible durant les repas au réfectoire. Elle aimait bien quand c’était son tour car la pitance était meilleure. On aurait dit qu’elle en salivait encore de plaisir, une grande tartine de pain trempée dans de l’huile d’olive ou une grosse pomme de terre cuite au four! Par contre lorsqu’elles étaient punies, un sévère châtiment les attendait. Elles étaient enfermées, parfois plusieurs jours et nuits, dans les toilettes et n’avaient droit qu’à un quignon de pain sec par jour. Je trouvais ce châtiment odieux et méprisable, les pauvres devaient tirer la chasse d’eau pour en attraper un peu avec les mains car elles n’avaient aucun ustensile. C’étaient chez les sœurs de la miséricorde. Que veut donc dire ce mot ? Je n’ai jamais pensé à demander à ma mère comment étaient ces chiottes mais je pense que ce devaient être ceux que l’on appelle «à la turque».

Maman aimait bien participer aux fêtes religieuses, surtout les processions car cela leur permettait de sortir un peu de cet enfer carcéral mais elle aimait surtout «être déguisée» en ange avec de grandes ailes qu’elles confectionnaient. Elle était gamine, n’avait connu que ça, elle s’émerveillait devant toute cette splendeur déployée. Elle en oubliait peut-être pendant ces moments la misère dans laquelle, elle et ses copines, se trouvaient alors que l’Église regorgeait de richesses.

Quand arriva le moment de la puberté, les sœurs ne leur fournissaient pas de protections hygiéniques. Une tenue complète leur était octroyée une fois par semaine. Quelle horreur ce dut être pour ces adolescentes qui devaient rester pendant plusieurs jours dans leur lingerie souillée ! Elles avaient trouvé un système, celui de mettre leur combinaison dans leur culotte.

Le pire fut les journées de lessive à la rivière que les sœurs leur donnaient à faire. En plus de leur propre linge et des draps, elles avaient aussi les protections hygiéniques des sœurs à laver. Quel souvenir atroce elle avait de la rivière rouge ! Ces pauvres gamines devaient en baver pour que le linge en ressorte d’une blancheur éclatante !

Justement, quand elles devenaient adolescentes, certaines avaient remarqué de l’agitation parfois le soir du côté des pièces réservées aux sœurs. Elles sortaient par petits groupes du dortoir, en catimini, sans faire de bruit, et elles allaient en découvrir des choses étranges en regardant par les chatières faites dans les portes. Ces dames à cornettes s’en donnaient à coeur joie avec les curés tenant l’orphelinat des garçons qui n’avaient qu’à emprunter le souterrain qui reliait les 2 couvents. C’était la FIESTA ! On peut dire qu’elles « s’envoyaient en l’air » les bonnes sœurs.

Et puis arriva la guerre civile, le couvent fut assiégé et mis à sac par les républicains. Maman a été sidérée de voir dégringoler une «montagne» de fœtus, de bébés morts, quand ils mirent des coups dans un placard (résultat infâme des rencontres nocturnes entre les sœurs et les curés). Je ne sais pas quel sort fut réservé à ces religieuses et curés, et je peux avouer que je m’en contrefiche. D’ailleurs le dictateur Franco, en bon chrétien qu’il était, n’a sûrement rien trouvé à dire de ces actes.

Les républicains ont alors organisé un genre de centre laïc pour s’occuper de ces pauvres orphelins. Au fur et à mesure du danger, le directeur de cette «colonie» improvisée les acheminait en lieux plus sécurisés.

C’est ainsi qu’elle se trouva, malheureusement, à Barcelone au moment des pires bombardements. Elle y perdit sa meilleure amie, en fut très affectée, et très rapidement elle connut l’exil en commençant par un long séjour à Argelès/Mer. Elle découvrait la mer, elle avait presque 20 ans, c’était en février, un froid atroce, à même le sable au début, et RIEN.

C’est pendant cette période qu’elle réalisa cette broderie d’une finesse extrême. Je pense qu’elle avait dû apprendre à coudre dans son couvent, qu’elle a même dû y recevoir de bons coups d’aiguilles sur le bout des doigts si le travail n’était pas assez soigné.

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Maman avait gardé un tel mauvais souvenir de sa vie au couvent qu’elle ne remit plus les pieds dans une église, sauf pour les mariages de ces deux fils aînés ayant, à l’époque, voulu faire plaisir à leurs dulcinées car ils n’avaient absolument aucune conviction religieuse.

Voilà pourquoi je ne me suis jamais départie de soutenir la phrase de Karl Marx «La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.»

Maman n’a jamais voulu revoir Argelès, ce devait être trop douloureux. Par contre, en 1976 nous l’avons emmenée dans son cher pays où elle a pu retrouver l’un de ses frères, blessé au combat à Barcelone, qui n’avait donc pas pu connaître la Retirada. Que d’émotions après 37 ans de séparation ! 37 ans que lui-même a été obligé de vivre sous la dictature franquiste, vivant très chichement d’un maigre revenu d’opérateur de téléphonie, il était infirme d’un bras, conséquence de ses blessures à la guerre. Il a fait sa vie là-bas, maman est restée en France, son nouveau pays, celui de la République.

Ce n’est qu’en 2011 que j’ai franchi le pas d’aller voir ce qu’il restait à Argelès comme souvenir de cette terrible tragédie.

A part un monolithe gravé honorant la mémoire des Républicains Espagnols sur la promenade principale longeant une immensité de sable,

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j’ai aussi trouvé cette stèle sur laquelle sont inscrits les noms des espagnols décédés dans le camp.

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Le drapeau républicain étendu ce jour là m’a fait plaisir à voir, il est un tel symbole !

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J’ai appris aussi que nous sommes très nombreux à ressentir ce besoin de mémoire à l’automne de notre vie, que nous avons si peu d’éléments pour reconstruire le «puzzle de notre généalogie». Bien que née sur le sol français je m’interroge car mes racines sont espagnoles. Dans ce pays qui a accueilli mes parents, sans qu’ils ne le désirent, je suis comme un arbre peu enraciné ne possédant que les branches de départ, celles de mon père et ma mère, la seule ascendance que j’ai connue. Je fais partie de cette première génération née sur ce sol français (et non déplacée par une quelconque force, pour l’instant), est-ce pour cela que je me sens mi-française, mi-espagnole ?

Et si la République avait été rétablie en Espagne avant les années 60, qui me dit que mes parents n’y seraient pas retournés, avec la «marmaille» qu’ils avaient constituée de l’autre côté des Pyrénées ?