Carlos Gimenez : une enfance difficile sous la dictature franquiste.

Carlos Gimenez est né le 16 mars 1941 dans le quartier des ambassades de Madrid. Après une enfance difficile passée au sein d’organismes religieux très stricts de la dictature franquiste, sa carrière débute lorsqu’il rencontre le dessinateur Lopez Blanco. En 1959, il devient alors son assistant sur « Las Aventuras del F.B.I. ». En même temps, il réalise quelques récits intitulés ‘Curiosidas » pour l’éditeur Ibergraf. En 1961, il dessine quelques épisodes de la série policière « Drake & Drake » ainsi que quelques récits de guerre pour Maga. En 1962-63, il travaille sur « Buck Jones » (Buck John en France chez Impéria) pour le marché français. De 1963 à 1967, il collabore le temps de 24 épisodes de 20 pages avec Manuel Medina sur Gringo pour le compte de l’agence Selecciones Ilustradas de Barcelone. C’est d’ailleurs pour mieux suivre des paiements ayant tendance à prendre du retard qu’il décide d’aller habiter dans la capitale catalane. Gringo est la première oeuvre importante de Gimenez. D’abord conçu pour l’export (dont la France dans Totem (2e série)), cette série connaitra de nombreuses rééditions dans son pays d’origine. En 1967, Gimenez forme «el grupo de La Floresta» avec ses compères Adolfo Usero, Esteban Maroto, Luís García et Suso Peña avec qui il réalise «Alex, Khan y Khamar» pour l’agence José Ortega, une bande à destination du marché allemand. A la même époque, il dessine aussi quelques épisodes de Delta 99 sur une idée de José Toutain et un scénario de Jesús Flores Thies (puis de Victor Mora) que l’on peut lire chez nous dans Vick et Safari. Il multiplie alors ses travaux comme des épisodes de Tom Berry et Kiko 2000 pour le marché allemand, il crée Copo Loco y Cómputo (1969) une série de SF humoristique ou dessina Dani Futuro (1970) avec Victor Mora. En 1971, il récidive avec Mora sur Ray 25. Dans le début des années 70, il adapte l’Odyssée d’Homère ou L’île au trésor ou illustre des encyclopédies. En 1975, il adapte une novella de Brian Aldiss Hom qui sortira en album. Il adapte encore Jack London avec Koolau el leproso en 1978 et dessine pour Pif « Un animal doué de raison » sur scénario de Mora (1979) pour qui il dessinera aussi Tequila Bang! contra el Club Tenax . Au début des années 80, il dessine Paracuellos ou Los Profesionales (Les Professionnels). Il est devenu un dessinateur reconnu publiant dans les plus grandes revues dans le monde entier que ce soit FLUIDE GLACIAL ou PILOTE en France, TOTEM, COMIX INTERNATIONAL, MADRIZ. On le voit sur des BD érotiques comme des histoires de SF, des bandes adultes ou plus enfantines tandis que sa production d’albums ne faiblit pas avec notamment le 4e volet de Paracuellos en 2000.

Paracuellos : Œuvre essentielle, autobiographique et multirécompensée : Alfred du meilleur album 1981 et Prix du Patrimoine Angoulême 2010. Récit poignant, violent, tendre et sensible, de la vie dans les foyers d’Auxilio Social (Secours Social) dans l’après-guerre civile espagnole, des orphelinats franquistes qui recueillaient les orphelins de guerre, des enfants des républicains non baptisés, et des enfants dont les parents n’étaient pas en mesure de les garder avec eux. Carlos Giménez était l’un de ces enfants, orphelin de père, et mère dans un sanatorium pour soigner une tuberculose. Paracuellos est le nom de l’un de ces foyers.

Un commentaire parmi tant d’autres, celui de de Vincent Bernière dans La Bédéthèque Idéale (éd. Revival) publiée en novembre 2018 :« On a peine aujourd’hui à imaginer le choc que fut la publication dans Fluide Glacial des premiers épisodes de Paracuellos. Tranchant sur le reste du journal, ils semblaient n’avoir aucun lien avec les BD voisines : dramatiques, tragiques, terribles, ces histoires vraies faisaient froid dans le dos – bizarre dans un magazine d’humour. Mais Giménez racontait le pire avec un humour noir radical. « C’est tellement marrant qu’on a hésité longtemps avant de les publier dans Fluide, parce qu’on avait la trouille de vexer les autres dessinateurs » avouera Gotlib. »

Carlos Giménez transcende et dépasse son cas particulier pour atteindre l’universel. Il utilise un paradoxe terrible : faire rire avec des choses qui font pleurer. L’art est difficile, et ce que produit Carlos Giménez est du grand art.

La saga Paracuellos compte 8 albums à ce jour :

Premier cycle : les 3 premiers albums (1-3). La base scénaristique est posée d’emblée, dès le 1er album. Les thèmes principaux sont, d’une part la maltraitance infligée aux enfants, punitions, sévices, brimades, faim et soif, et d’autre part certains des ressorts psychologiques du franquisme tels que sadisme, frustration sexuelle, et alibi religieux.
– Le premier album est publié en 1977 et traduit en 1980 par Gotlib. Il reçut le Prix du meilleur album à Angoulême en 1981.
– Le second album : Auxilio Social, fut élaboré en 1980-1981 sur la lancée du premier. Le dessin y est simplifié et trouve son identité quasi définitive. Carlos Giménez abandonne en particulier le hachurage et les ombres comme élément de décor ou de réalisme.
– Le troisième album fut publié en 1999. Carlos Giménez atteint son sommet graphique définitif, en accentuant l’aspect caricatural. Quoique publié près de 20 ans après le second opus, il est en dans l’esprit des deux premiers albums. Il fut consacré par le Salón del Comic de Barcelona, l’évènement BD le plus important en Espagne.

Deuxième cycle : les 3 albums suivants (4-6). Le scénario met dorénavant l’accent sur les relations entre enfants. La maltraitance infligée par le système franquiste s’efface derrière cette petite société reconstituée chez les enfants, espiègle et brutale, avec tous les défauts des adultes. Dans ce cycle, les BD (les petits formats) prennent une importance de premier plan, au travers en particulier de la projection dans sa vocation future de l’avatar de Carlos Giménez enfant ; la BD devient même un acteur à part entière.

Troisième cycle : les 2 derniers albums (7-8). Carlos Giménez entreprend ces deux derniers volumes 15 ans après la publication de l’opus 6. Ces deux derniers albums sont anecdotiques et n’apportent rien à la saga.

Pour ce qui me concerne, ce sont les 3 premiers albums qui me passionnent. Ils constituent un sommet indépassable.

Il est intéressant de noter la convergence de Paracuellos avec en particulier les films de Carlos Saura dans les années 1960-1970. Faute de pouvoir attaquer frontalement le régime franquiste, Carlos Saura l’attaquait de biais sous l’angle de ses valeurs. Je pense par exemple à Ana et les loups, charge lourde et brutale qui révélait les ressorts profonds de la société franquiste : domination sadique, refoulement sexuel, hypocrisie religieuse, incarnés dans les représentants des trois piliers du régime : armée, famille, église. Je pense aussi et surtout à Cria Cuervos, film subtil qui traitait de la peur de l’abandon et de la solitude de l’enfant qui a perdu ses parents, surtout sa mère, de sa souffrance et de son sentiment de culpabilité dans un univers étouffant, métaphore politique de la souffrance de l’Espagne sous le franquisme.

PS : Les Cahiers de la Bande Dessinée consacrent un article à Carlos Giménez dans leur dernière livraison, le numéro 13 janvier-mars 2021.

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