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Un auteur à lire, à relire ou à découvrir : Agustín GOMEZ – ARCOS

Agustín Gómez-Arcos est né à Almería (Andalousie) le 15 janvier 1933 et est décédé à Paris le 20 mars 1998 à l’âge de 65 ans.

C’est un écrivain espagnol de tendance libertaire, d’expression espagnole et française.

Après des études de droit, il quitte l’université pour le théâtre. Certaines de ses pièces ayant été interdites, il quitte l’Espagne pour la France en 1966. Il est l’auteur de romans traduits dans le monde entier.

L’Agneau carnivore est son premier roman écrit en français ; le narrateur y évoque son enfance dans l’Espagne franquiste, l’inceste et l’homosexualité.

Mais d’autres romans sont davantage connus, notamment Ana Non qui a fait l’objet d’une adaptation à la télévision par Jean Prat en 1985.

Trois récompenses lui ont été attribuées : le prix du LIVRE INTER en 1977, à sa parution, le prix THYDE-MONNIER « Société des gens de lettres », le prix ROLAND DORGELES en 1978.

Ce livre, c’est l’histoire d’un voyage, mais d’un voyage très particulier qui est à la fois un et multiple : voyage à travers une vie, voyage d’amour, voyage initiatique et imaginaire, voyage de mort et voyage à travers une époque.

C’est le voyage que va accomplir l’héroïne, Anna Paucha, Anna la rouge, Anna NON, à pied, en suivant la voie de chemin de fer pour monter vers le nord de l’Espagne.

Avant, Ana était comblée, sa vie se résumait à peu de choses : un homme, trois fils, la République et une barque.

Mais la guerre civile va anéantir ce bonheur qu’elle croyait à jamais acquis. Elle perd le mari et les deux fils ainés. Le cadet, « le petit », 52 ans, accusé d’être un rouge, est en prison dans les geôles franquistes dans le nord de l’Espagne, depuis 30 ans et pour toujours.

Et c’est portée par l’espérance folle de pouvoir embrasser son fils une dernière fois, qu’à 75 ans, elle entreprend ce voyage emportant avec elle pour tout bagage, un pain qu’elle a confectionné «un pain aux amandes, huilé, anisé et sucré comme un gâteau », un pain comme il les aimait.

Ce gâteau va être le « cordon ombilical » imaginaire qui la relie à son fils et qui va lui permettre de se maintenir vivante tout au long du voyage malgré les épreuves qu’elle va devoir subir.

Tout au long de ce voyage, la mort, cette « putain » avec laquelle elle va dialoguer, se confier, l’appelant, la repoussant, est omniprésente.

Ces épreuves, ces dialogues avec la mort, sa confidente, vont lui permettre de retrouver une conscience politique et une identité, ainsi que d’apprendre à lire et de se métamorphoser en Ana OUI.

C’est aussi un voyage à travers l’Espagne colorée et typique mais surtout à travers l’Espagne franquiste, avec toutes ses injustices, ses absurdités, ses aberrations, sa misère et ses interrogations. Et l’on voit transparaitre les idées de Gomez Arcos, son anticléricalisme, son ironie et son mépris pour le Caudillo et son aéropage ainsi que sa haine de la patrie.

Franco est ainsi qualifié de « décompositions miniature, d’agonie naine » et son héritier Juan Carlos, de « Bourbon fade et jaune comme une crème tournée ». De même que les curés sont décrits ainsi : « les curés enrobés, folâtrant depuis mâtine comme des donzelles ».

Les autres oeuvres de GOMEZ-ARCOS :

Maria República

Scène de chasse (furtive)

Un oiseau brulé vif

Pré-papa ou roman des fées

L’enfant pain

L’enfant miraculée

L’homme à genoux.

J. Parès.

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Almudena GRANDES

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Almudena Grandes est une écrivaine : que le mot sonne mal ! Je ne m’y ferai jamais mais il faut bien vivre avec son temps !

Almudena Grandes est une auteure : cela sonne mieux mais j’ai l’impression de faire une faute d’orthographe !

Que faire donc de ces femmes qui écrivent des livres ? Lire leurs œuvres tout simplement !

Almudena Grandes a écrit de nombreux romans et le premier que j’ai lu, c’est El Corazón helado paru en 2007 et traduit en français sous le titre Le Cœur glacé (2008). Alvaro, fils d’un homme d’affaires acquis au franquisme, s’étonne de la présence furtive d’une jeune femme lors des obsèques de son père. Et dans sa quête de cette jeune femme, c’est tout un passé trouble qu’il va voir remonter à la surface et le conduire à rompre avec sa famille dont il n’a jamais partagé vraiment les « idéaux » mais que dorénavant il rejette du plus profond de lui-même. La jeune femme, Raquel, est fille et petite-fille de Républicains exilés en France et le roman nous plonge dans la vie de ces Espagnols réfugiés en France. Deux volumes ou un seul volume de plus de 1200 pages, mais il ne faut pas se laisser décourager car le livre se dévore à belles dents !

Almudena Grandes se veut l’héritière des grands romans du 19° siècle, tant français avec Zola qu’espagnols avec Benito Pérez Galdós. Elle cherche à écrire des romans qui embrassent la vie entière d’un personnage à travers tout un contexte social, historique, psychologique. A partir du roman El Corazón helado, elle va se tourner vers le passé sombre de l’Espagne, de la Guerre Civile à la dictature de Franco. Elle fait là œuvre de mémoire et elle veut, à travers la trame romanesque, ressusciter le passé, lui donner vie alors même qu’on voudrait le condamner au silence. « La dictature a coupé les ailes de la mémoire » dit-elle à un journaliste français et elle entend bien faire revivre cette mémoire occultée pendant des décennies. Selon elle, c’est aux petits-enfants qu’il appartient de faire ce travail de mémoire.

Elle commence alors une série de trois romans qu’elle regroupe sous le titre Episodios de una guerra interminable, comme si cette guerre ne devait jamais finir ni dans le passé ni dans le présent !

Le premier volume s’intitule Inés y la alegría (2010) et il paraît en France en 2012 sous le titre Inès et la joie. Inés appartient à une famille franquiste qui ne supportant pas son goût pour l’indépendance et la liberté, pour la cause républicaine aussi, la retient prisonnière contre son gré. Elle écoute en cachette Radio Pyrénées, réussit à s’échapper de sa prison pour rejoindre en octobre 1944 les rebelles espagnols dans le Val d’Aran. Elle y rencontrera Galán, l’homme de sa vie. Mais n’allez pas croire que les livres d’Almudena Grandes sont des livres à l’eau de rose – en plus, dans ce roman-là, il y est beaucoup question de cuisine ! Certes il y a bien une histoire d’amour émouvante mais elle s’inscrit dans un contexte historique solidement documenté !

Le second volume de la série a pour titre El lector de Jules Verne (2012), paru en France en 2013 sous le titre Le Lecteur de Jules Verne ! Il met en scène Nino, un petit garçon de neuf ans, fils d’un garde-civil, qui vit dans une caserne dans un petit village de la sierra sud de Jaén. Au printemps 1947, la rencontre de Nino avec Pepe el Portugués, personnage étrange et fascinant, qui lui fera jurer de ne jamais devenir garde-civil comme son père, changera radicalement le cours de sa vie. Ce roman d’initiation d’un enfant, qui se déroule essentiellement sur une période de trois ans, passe aussi par la découverte des livres grâce à une maîtresse à la retraite, doña Elena. Ces trois années, 1947, 1948 et 1949, correspondent à une période très dure du régime franquiste qu’on a appelée « el trienio del terror » et le livre d’Almudena Grandes, rend bien compte de cette terrible période d’oppression vue par le regard d’un enfant. Nino, enfant sensible et observateur, comprend que les ennemis de son père ne sont pas les siens mais il comprendra aussi pourquoi son père tient tant à ce qu’il prenne des leçons de dactylographie !

Quant au troisième volume de ces Episodios de una guerra interminable, il a pour titre Las tres bodas de Manolita (2014), Les trois mariages de Manolita (2016) mais comme je suis en train de le lire, je ne vous en dirai rien, si ce n’est qu’il me plaît déjà ! Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est de la littérature féminine ! C’est de la littérature !

 

Enric Marco ou l’imposteur

CERCAS Javier, El Impostor. Barcelona : ediciones Delbolsillo, 2016.

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29 janvier 2005

Enrique Marcos ou Enric Marco – son identité est fluctuante au gré des événements et de l’histoire – prononce devant les Cortés un discours rendant hommage aux républicains espagnols déportés dans les camps nazis. Il s’exprime en tant que matricule 6448, rescapé du camp de Flossenbürg. C’est la première fois qu’un hommage est rendu aux déportés républicains espagnols victimes du nazisme et devant une assemblée subjuguée et émue aux larmes, Enrique Marco évoque d’une voix vibrante d’émotion son expérience des camps.

11 mai 2005

A peine quatre mois plus tard, Enric Marco, à l’âge de 84 ans, est démasqué par un historien, Benito Bermejo, qui avait toujours eu des doutes sur la véracité des dires du personnage – il faut reconnaître qu’il n’était pas le seul, d’autres que lui avaient des doutes mais ne les exprimaient pas – et qui enquêtait en vain depuis longtemps sur lui : Enric Marco est donc un imposteur qui s’est inventé un passé de déporté au camp nazi de Flossenbürg ! C’est un scandale énorme qui dépasse largement les frontières de l’Espagne.

Cet imposteur, titulaire de la Croix de Sant Jordi,  est le président de l’Amicale de Mauthausen qui regroupe les anciens déportés espagnols survivants des camps nazis, il a donné des centaines de conférences dans les établissements scolaires sur son expérience de déporté, il célébrait chaque année à Mauthausen la mémoire des camps et il devait inaugurer, juste avant d’être démasqué, le Mémorial de Mauthausen avec  José Luis Rodríguez Zapatero lui-même…

En fait le personnage n’en est pas à une imposture près. Charismatique et menteur éloquent, il se présente aussi comme un héroïque résistant au franquisme, et en 1976 il devient secrétaire régional de la CNT en Catalogne d’où il est originaire, puis en 1978 secrétaire confédéral pour toute l’Espagne. Symbole vivant de l’anarcho-syndicalisme, il sera évincé  de la CNT pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ses mensonges !

En fait point d’héroïsme militant, point de fuite vers la France, point d’arrestation par la Gestapo, point de déportation… Tout cela est faux !

En 1941 Marco s’engage simplement comme travailleur volontaire en Allemagne, en tant que mécanicien, dans le cadre du soutien de Franco au régime nazi pour échapper au service militaire en Espagne et toucher un salaire substantiel ! Arrêté en Allemagne pour haute trahison pour avoir défendu les idées  communistes,  il est emprisonné à Kiel mais libéré et blanchi au bout de sept mois. Personne ne saura jamais pourquoi ! De la prison de Kiel à la déportation à Flossenbürg, Marco, menteur et affabulateur de talent, franchira vite le pas !

Quant à sa vie sous le franquisme,  elle n’a rien d’héroïque. Citoyen très ordinaire, il fera partie de ceux qui plient l’échine, qui sont toujours du côté de la majorité et qui de fait se soumettront sans état d’âme à la dictature de Franco.

C’est ce personnage que Javier Cercas, auteur de Soldados de Salamina, a choisi de raconter.

Javier Cercas a longtemps hésité avant de se décider à écrire ce livre qu’il dit ne pas être un roman au sens habituel du mot mais bien plutôt un roman sans fiction ou un récit réel. En effet se pose la question suivante : pourquoi consacrer un livre à cet imposteur ? Le silence ne serait-il pas préférable pour lui refuser définitivement ce dont il a usé et abusé pour tromper les gens, la parole ? Lui consacrer un livre, n’est-ce pas chercher à le comprendre, donc dans une certaine mesure à l’excuser ? Primo Levi écrivait  d’ailleurs  à propos des camps : « Peut-être ce qui est arrivé ne doit-il pas être compris, car comprendre, c’est presque justifier ». Pour Tzevetan Todorov, au contraire, « comprendre le mal ne signifie pas le justifier, mais, peut-être, se donner les moyens pour empêcher son retour. »

Javier Cercas se décide finalement à écrire ce livre car il est sans nul doute fasciné par le personnage et poussé par le désir de découvrir la vérité profonde de Marco. « ¿ No son los libros imposibles los más necesarios, quizás los únicos que merece de verdad la pena intentar escribir ? »

Il se met en contact avec Marco qui accepte le projet car l’homme, narcissique à souhait, est satisfait chaque fois que l’on s’intéresse à lui, il l’interroge, enquête, cherchant des documents, rencontrant des témoins, se rendant sur les lieux mêmes du passé de Marco. Javier Cercas met l’imposteur face à ses mensonges et hanté par l’Histoire, il pose le problème de la mémoire historique, comment elle se fait, comment elle peut se corrompre ou se dénaturer, en particulier dans des discours manipulateurs brillants mais sans aucune conscience, style commémoration nauséeuse dégoulinante de bons sentiments, et pour lui, Marco est l’incarnation de la mémoire kitsch, « ese venenoso forraje sentimental aderezado de buena conciencia histórica ».

Javier Cercas met en parallèle le personnage de Marco et celui de don Quichotte qui, tous les deux, se sont inventé une vie pour ne pas voir la grisaille horrible de leur médiocre existence réelle et pour tenter d’y échapper. Tous les deux ont la même capacité affabulatoire, tous les deux recherchent la gloire. Différence importante cependant entre don Quichotte et Marco : don Quichotte ne trompe personne car tout le monde sait qu’il est un pauvre fou qui se prend pour un héros chevaleresque alors que Marco a été pendant des années adulé, recherché, porté en triomphe. Mais cela illustre bien pour Javier Cercas le dilemme posé par la littérature entre la fiction et le réel et qu’il présente ainsi : « La fiction sauve, la réalité tue ». La fiction a donc sauvé don Quichotte et Marco alors que la réalité, comme Narcisse découvrant ce qu’il est réellement, les aurait anéantis. Tous deux sont des écrivains frustrés que l’écriture d’un roman aurait pu sauver. Javier Cercas aurait-il des points communs avec Marco, serait-il lui-même un imposteur ? C’est la question qu’il pose et qu’il se pose à lui-même au début du roman.

A la fin du livre, lors du dernier entretien entre Marcos et Javier Cercas, ce dernier le tutoie pour la première fois comme si les barrières entre eux étaient enfin tombées. Marco semble aussi avoir enlevé le masque pour parler avec franchise, débarrassé pour la première fois de ce tic de langage qui émaillait son discours, « verdaderamente », l’adverbe que comble d’audace, l’imposteur utilisait à profusion ! Javier Cercas compare alors Marco au don Quichotte des dernières pages du livre quand ce dernier redevient le simple Alonso Quijano avant de rendre l’âme, réconcilié avec la réalité. Mais c’est là l’ultime rouerie de Marco que Javier Cercas découvrira plus tard en consultant les archives du camp de Flossenbürg ! Jusqu’au bout Marco aura donc menti et ce sera le coup de théâtre final du livre ! Même démasqué, Marco reste un imposteur !

Le livre de Javier Cercas est intéressant, peut-être un peu long quelquefois, avec des thèmes traités de manière trop répétitive. Ce que l’on a aussi reproché à Javier Cercas, c’est d’avoir lancé l’idée que Marco puisse avoir été un espion du franquisme mais sans qu’il creuse ou développe jamais cette accusation. Mais les hommes ont-ils vraiment besoin de la Vérité ? « Marco, dit Javier Cercas, dans une interview au quotidien français La Croix, est l’hyperbole monstrueuse de tous les hommes, un mélange de réalité et de fiction » mais en le diabolisant au moment où son imposture a été découverte, cela permettait à la société espagnole et aux médias de se dédouaner de leur responsabilité dans l’affaire Marco. Aurions-nous donc besoin de témoins médiatiques plus que de Vérité ?

Enric Marco n’a pas apprécié le livre de Javier Cercas. Le trompeur prétend avoir été trompé et il en revient toujours à la même ligne de défense : « Muchas cosas se hicieron gracias a mi mentiras », comme s’il pouvait y avoir de « bons » mensonges ! Platon le pensait, Montaigne et Voltaire aussi. Kant, au contraire, défendait le principe absolu de vérité qui n’admettait aucune exception ! Javier Cercas développe le thème philosophique du mensonge et ce sont ces considérations philosophiques sur le mensonge qui l’amènent à parler de la mémoire kitsch.

El Impostor, un livre qui n’est pas forcément d’un abord facile malgré la transparence du style, un livre qui n’est ni un roman, ni une biographie réelle mais qui est bien plus que cela, et c’est ce qui en fait la richesse, une réflexion sur le monde et nous-mêmes !

 

 

La Capitana, une femme d’exception racontée par une auteure argentine,Elsa Osorio

 

 

OSORIO Elsa, La Capitana. Madrid : Ediciones Siruela, 1992,

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Elsa Osorio est argentine et elle raconte dans son livre, La Capitana, la vie de Micaela Feldman de Etchebéhère (1902-1992) qui fut elle aussi argentine, puisqu’elle est née dans une petite ville fondée par des colons juifs de Russie et d’Europe de l’Est dans la province de Santa Fe, avant de devenir une citoyenne du monde engagée dans le combat de la Révolution.

Pour Elsa Osorio, l’écriture de ce livre s’étend sur de nombreuses années, un quart de siècle, entre le moment où elle a eu connaissance du personnage et la sortie de son livre en 2012.

Elle va mener une véritable enquête avant de se décider à écrire. Elle retrouve les carnets de Micaela Feldman de Etchebéhère, elle se rend dans tous les lieux où vécut son héroïne, Paris, Berlin, Madrid, elle recueille les témoignages de ceux qui l’ont connue. Elle lit aussi le livre que La Capitana a écrit et qui a été publié à Paris en 1975, Ma Guerre d’Espagne à moi, et traduit en espagnol un an plus tard sous le titre, Mi guerra de España. Testimonio de una miliciana al mando de una columna del POUM.

On pourrait croire que ce travail de recherche allait conduire Elsa Osorio à écrire une biographie appliquée et détaillée, rien d’autre qu’une biographie retraçant pas à pas le destin de celle qu’on appelle aussi Mika.

Ce ne sera pas le cas. D’abord Elsa Osorio a fait un choix dans les passages de la vie de Mika en fonction de leur côté narratif mais dans le respect absolu des faits. Elle affirme : « Quería honrar su vida, no crear un personaje de ficción ». Elle a donc écrit plutôt une biographie littéraire d’à peine 300 pages en donnant vie dans un style d’une grande simplicité à cette femme exceptionnelle que l’Histoire a quelque peu oubliée, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. La vie de Mika est un véritable roman et, comme le disait Borges, la réalité peut paraître invraisemblable et dépasser quelquefois la fiction.

Très jeune, Micaela Feldman s’affiche comme une militante engagée et sa rencontre avec celui qui sera l’unique amour de sa vie, un jeune Argentin d’origine française, Hipólito Etchebéhère, la fera renoncer au confort d’une vie bourgeoise pour se consacrer entièrement à la Révolution.

Hipólito étant tuberculeux, ils partent tous les deux pour le climat plus sec de la Patagonie argentine comme dentistes mais en même temps ils veulent collecter des témoignages sur le massacre des peones commis par l’armée dans la province du Chubut entre 1920 et 1921. Puis en 1930 ils partent en Europe à la recherche de la classe ouvrière et de la Révolution. Les voilà dans l’Espagne républicaine, puis à Berlin où ils assistent, impuissants, à la montée du nazisme, puis à Paris où ils fondent en 1934 une revue antistalinienne, Que faire ?

1936, six jours avant le coup d’état de Franco, ils sont à Madrid. C’est la période de la vie de Mika qu’Elsa Osorio raconte le plus longuement, fidèle en cela au titre qu’elle a donné à son livre, La Capitana. Hipólito et Mika rejoignent le POUM, Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, qui correspond le mieux à leurs idées. Hipólito commande une colonne motorisée mais il meurt au combat lors de la bataille d’Atienza. Mika décide alors de prendre le poste de son mari et elle réussit à imposer son autorité à ces hommes, révolutionnaires certes mais profondément machistes. Mika réussit à forcer  leur admiration et leur respect par son courage, son abnégation, son charisme, son intelligence et ce sont les miliciens eux-mêmes qui vont la nommer « La Capitana » de leur colonne du POUM. Elle apprend la stratégie guerrière sur le tas, elle participe à plusieurs batailles et elle est désignée pour prendre la colline d’Ávila.

En 1937 elle est arrêtée par des agents staliniens sur le front de Guadalajara. Libérée sur intervention de Cipriano Mera, elle reste en Espagne jusqu’en 1938. En 1939 elle rejoint Paris puis en raison de ses origines juives, elle retourne en Argentine.

Elle revient à Paris en 1946 et en 1968, à 66 ans, on la retrouve sur les barricades auprès des étudiants auxquels elle conseille de mettre des gants afin que les policiers, en voyant leurs mains propres, ne puissent les soupçonner d’avoir dépavé des rues pour construire des barricades !

Quand elle meurt en 1992, ses cendres sont dispersées clandestinement dans la Seine par ses amis.

Quel sujet pour une romancière ! Quel superbe portrait d’une femme bien réelle, toujours fidèle aux combats et aux engagements qu’elle avait choisis, mais injustement oubliée ! Elsa Osorio lui rend hommage sans grandiloquence ni emphase et  fait revivre cette grande figure de la Guerre Civile espagnole.

Ces femmes comme la Capitana ou comme Federica Montseny dont nous a parlé Georges, avaient un idéal pour lequel elles se battaient, pour lequel elles étaient prêtes à tout sacrifier. Pour rien au monde elles n’auraient renoncé aux luttes justes qu’elles menaient pour le droit, la paix, la justice, la liberté. Les femmes de pouvoir d’aujourd’hui bénéficient des combats passés de ces femmes mais  l’idéal, qu’en ont-elles fait ? Elles l’ont relégué dans les profondeurs de leur conscience pour ne pas voir que l’addiction à l’exercice du pouvoir est devenue leur seule valeur, elles l’ont oublié comme on a oublié ces femmes qui furent grandes en toute modestie. Ce sera là ma conclusion ! Pessimiste, sans doute mais c’est ma conclusion !

Ce livre a été traduit en français, aux éditions Métailié, en 2012, avec son titre d’origine, La Capitana !

Víctor del Árbol, Un Millón de gotas

 

Víctor DEL ÁRBOL, Un millón de gotas. Barcelona : Ediciones Destino, 2015.

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Ce livre de 700 pages est à la fois un roman noir, un thriller, un roman historique, un roman feuilleton et il se lit à belles dents, du début glaçant, le meurtre de sang-froid d’un petit garçon, à une fin plus apaisée qui donne son sens au titre.
Au centre de l’histoire, Gonzalo Gil, un personnage effacé et falot dont la vie et la carrière – il est avocat à Barcelone – sont régies par un beau-père peu soucieux d’honnêteté. C’est en quelque sorte un personnage sans mémoire ou plutôt un personnage dont la mémoire a été manipulée par son entourage.
Le suicide de sa sœur Laura, qu’il chérissait par-dessus tout mais qu’il n’avait pas revue depuis plusieurs années, va l’obliger à sortir du confort médiocre de sa vie et à explorer à ses risques et périls le passé trouble de sa famille. Laura est en fait le personnage central du livre car c’est en reprenant le fil ténu de l’enquête commencée par sa sœur que Gonzalo réussira à faire remonter le passé, son passé et celui de sa famille, à la surface.
Le roman fonctionne comme un gigantesque puzzle dont les pièces vont s’assembler peu à peu jusqu’à dévoiler l’intolérable vérité et il embrasse toute l’histoire du XX° siècle à travers la figure du père de Gonzalo, Elías Gil, grande figure héroïque de la résistance à tous les fascismes. Un héros ? C’est ce père dont Gonzalo voudrait percer le secret afin de le comprendre, voire de l’aimer enfin.
Dans les années 30, Elías Gil, jeune ingénieur espagnol, communiste fervent, part en URSS servir la révolution dans la Russie stalinienne. Son idéalisme le conduit tout droit en Sibérie dans l’enfer de Nazino, « l’île aux cannibales » où, avant le Goulag, sur ordre de Staline, furent abandonnés des milliers de détenus sans vivres ni abris. Elías Gil survivra à tous les drames de son époque : la déportation, la guerre civile espagnole, la seconde guerre mondiale, l’après-franquisme en Catalogne. Son destin va croiser d’autres personnages, Irina, la femme passionnément aimée, Igor, l’incarnation du Mal absolu, un damné à la Dostoïevski, Anna, la fille d’Irina, dont Elías et Igor s’arrachent la possession.
Mais ce n’est pas un monde en noir et blanc que peint Víctor del Árbol : la noirceur la plus absolue se cache au cœur du bien et le lecteur découvre peu à peu l’imposture de cet Elías Gil, la face noire de cet homme dont tous vantent l’héroïsme, le courage, la probité. Si son fils Gonzalo est sans mémoire, c’est que sa sœur a toujours voulu le protéger de ce père indigne dont elle connaissait les secrets. Policière émérite, elle voulait révéler au grand jour l’indignité multiforme de son père.
Le présent du roman se situe à Barcelone dans les années 2000 où, sur fond de corruption immobilière orchestrée par le beau-père de Gonzalo, sévit une organisation mafieuse russe, la Matriochka, dirigée par… Anna, la fille d’Irina !
Pour Víctor del Árbol, si la structure dramatique de son roman est celle du puzzle, c’est dans la Matriochka qu’il faut en chercher le sens symbolique puisque la vérité se cache toujours plus profondément dans la plus petite des poupées que l’on n’atteint qu’après avoir ouvert toutes les autres.
Vous l’aurez compris, c’est un roman trépidant qui enchaîne les coups de théâtre les uns après les autres – et encore je ne vous ai pas tout dit car Anna, la Matriochka, a une fille, Tania, dont Gonzalo…, mais chut ! vous le saurez en lisant le roman ! Le lecteur est souvent frappé de stupeur devant tant d’événements sanglants mais c’est un roman bien écrit qui embrasse avec justesse toute l’histoire du XX° siècle à travers la vie d’Elías Gil.
Je compte lire El Impostor de Javier Cercas dont Denis Romero avait conseillé la lecture et qui raconte lui aussi l’histoire d’une imposture mais d’une manière sans doute moins échevelée !
Un Millón de gotas a été traduit en français sous le titre Toutes les vagues de l’océan et a remporté en 2015 le grand prix de littérature policière du meilleur roman étranger. En 2016 Víctor del Árbol a reçu en Espagne le Prix Nadal pour son dernier roman.

La primera gota es la que empieza a romper la piedra
La primera gota es la que empieza a ser océano

Tels sont les derniers mots du livre !
Alors plongez-vous sans hésitation dans la lecture de ce roman que j’ai vraiment aimé et ne boudez pas votre plaisir !
Une autre fois je vous parlerai d’un autre livre de Víctor del Árbol, La Tristeza del Samurai, qui a obtenu en 2012 le Prix du polar européen et qui est sans doute plus ancré dans l’histoire contemporaine de l’Espagne mais tout aussi haletant.

Los Girasoles ciegos ou la mémoire retrouvée…

MÉNDEZ Alberto, Los Girasoles ciegos. Barcelona : Editorial Anagrama, 2015

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Librairie Feltrinelli à Gênes…

Comme toujours un bon choix de livres espagnols dans  cette chaîne de librairies italiennes…

Un petit livre attire mon attention. Son titre si étrange, Los Girasoles ciegos, la photo de la couverture empreinte d’une noire tristesse… Je le prends, je le feuillette, je le repose dans le rayonnage et je m’en vais… J’hésite mais comme subjuguée, je retourne vers lui et je l’achète !

Quelle découverte ! Il m’attendait sans nul doute !

Qui est son auteur ? Alberto  Méndez (1941-2004) est le fils du poète et traducteur José Méndez Herrera. Militant politique engagé au Parti Communiste, il crée sa maison d’édition Ciencia Nueva que le Ministre franquiste de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne, fait fermer en 1969. Alberto  Méndez est ensuite expulsé de l’Université pour son engagement politique contre le régime de Franco. Il va alors collaborer à d’autres maisons d’édition, il sera aussi scénariste et traducteur. Sa seule œuvre romanesque, son seul et unique livre, Los Girasoles ciegos, est publié en 2004… D’abord le succès du livre est plutôt confidentiel puis très vite le bouche à oreille fonctionne et le livre connaît un énorme succès de librairie. Il remporte de nombreux prix et ne connaît pas moins de six éditions. En 2005 Alberto Méndez, devenu à son tour un  tournesol aveugle, recevra le Prix National du Roman  à titre posthume.

Le livre est composé de quatre courts récits, quatre histoires d’horreur et de désolation, quatre  « derrotas » réparties sur quatre années, de 1939 à 1942. L’émotion que produit la lecture est forte et le style, comme ciselé au scalpel de l’écriture, est d’une indiscutable qualité littéraire. Il n’est pas utile de faire vibrer les violons des mots pour émouvoir le lecteur et le toucher au plus profond de sa sensibilité : c’est ce que réussit parfaitement Alberto Méndez !

Les récits donnent voix à des personnages désorientés et perdus, presque morts, déjà dans les limbes d’une existence vouée à la perte, des vaincus du régime franquiste. Ce sont eux les « girasoles ciegos » du titre… Ce sont eux que les récits, dans une tentative de récupération de la mémoire historique, réussissent à sortir de l’oubli.

Les quatre récits sont  à première vue indépendants les uns des autres mais en avançant dans la lecture, leur continuité apparaît comme évidente puisque des liens, ténus mais profonds, se tissent de l’un à l’autre.

Primera derrota : 1939 o Si el corazón pensara dejaría de latir

Le héros de ce récit est le capitaine Alegría qui, la veille de la chute de Madrid, choisit de se rendre aux armées républicaines car il a compris que les gens de son camp voulaient non pas gagner la guerre mais tuer l’ennemi. Personnage lunaire et incompris toujours, il est rejeté d’un camp à l’autre et même la Mort dans le charnier où il se retrouve enseveli sous des cadavres, ne veut pas de lui ! Le troisième récit donnera au lecteur la clé de son destin entre folie et héroïsme des faibles !

Segunda derrota : 1940 o Manuscrito encontrado en el olvido

Derniers mois de la vie d’un jeune poète de dix-huit ans, « ésa no es edad para tanto sufrimiento », dans une ferme abandonnée dans le froid et la neige d’un hiver glacial de la province de Santander. Il a fui avec Elena, l’amour de sa vie, pour rejoindre la France mais la jeune femme est morte en mettant au monde un petit garçon avant d’avoir pu passer la frontière. Vaincu, il survit un peu, puis il s’abandonne lentement à la mort avec le bébé dans cet univers glacé et inhumain. Un berger retrouvera son journal, ultime trace d’une mémoire brisée.

Tercera derrota : 1941 o El idioma de los muertos

Un Républicain condamné à mort, Juan Serna, sauve momentanément sa vie en racontant à la femme du colonel chargé des ordres d’exécution de la caserne où il est emprisonné, comment son fils a été un héros alors qu’il s’agit d’un lâche individu de la pire espèce. Quand le jeune adolescent avec lequel il se lie d’amitié est sur la liste des condamnés à mort, son mensonge n’a alors plus de sens et il ne lui reste plus qu’à mourir à son tour, détaché de tout. Il crache au visage de ses bourreaux l’image réelle de leur fils et il meurt en pensant que « del rostro del Coronel Eymar desaparecería para siempre esa mueca de satisfacción impune ». Le récit s’accompagne d’une évocation presque documentaire des conditions de vie dans la prison de Porlier.

Cuarta derrota : 1942 o Los girasoles ciegos

1942 : la chape de plomb du régime franquiste s’est abattue sur la vie quotidienne d’une famille républicaine, celle des parents d’Elena, la jeune amante du poète du deuxième récit. Le père, Ricardo, vit caché dans une armoire et de sa cachette, il voit un jour le diacre lubrique qui enseigne à l’école de son fils, Lorenzo, chercher à abuser de sa femme. La fin est dévastatrice comme le sera la mémoire fracassée  de l’enfant.

Les thèmes des récits sont l’enfermement, la peur, le froid, un monde glacé au propre et au figuré, entre la vie et la mort, incompréhensible par la raison dans la mémoire de ces vaincus que le triomphe de Franco et l’histoire officielle ont anéantie et que la démocratie n’a pas contribué à sortir de l’oubli. Les histoires individuelles deviennent des histoires exemplaires et grâce à elles, c’est la mémoire collective des vaincus qui renaît sous la plume de Alberto Méndez qui a révélé une partie « del agujero negro de la historia de su país ». Quatre récits, quatre pièces du puzzle de la mémoire, qui se mettent en place pour faire vivre ceux dont l’Histoire a voulu nier l’existence.

Une traduction française du livre, Les Tournesols aveugles, existe aux éditions Bourgois (2007).

José Luis CERDA a porté à l’écran le livre d’Alberto Méndez en 2008, Los Girasoles ciegos, et le film a obtenu le Goya de la meilleure adaptation littéraire.

Histoires de femmes espagnoles

couverture du livre
couverture du livre

CHACÓN, Dulce, La Voz dormida. Madrid : Alfaguara, 2002, 376p.

Il a été question des femmes espagnoles lors de la conférence de David Garcia à La Riche, il en sera question en juin dans le film de Jean Ortiz, Compañeras… Il en est aussi question dans ce très beau livre dont je veux vous parler maintenant.
La voz dormida est un roman historique de Dulce Chacón paru en 2002 et qui a remporté de nombreux prix littéraires. Dulce Chacón a écrit ce livre comme un devoir personnel de mémoire, la nécessité de connaître l’histoire de l’Espagne, et elle est allée à la rencontre de ces femmes victimes du franquisme dont elle a recueilli les témoignages. Elle dit avoir dû adoucir l’horreur de ces témoignages, la fiction littéraire étant, selon elle, impuissante à faire vivre dans sa réalité exacte l’horreur de ce que ces femmes ont vécu. Et pourtant aujourd’hui encore, ces femmes, malgré tout ce qu’elles ont subi, restent fidèles à leurs idéaux républicains et leur loyauté à l’égard des « compañeras » reste intacte. Dulce Chacón se sent en quelque sorte responsable du silence de la mémoire qui entoure l’histoire des Républicains, et de ces femmes héroïques en particulier, et qui les condamne finalement encore tant d’années après les faits. Elle écrit :
« Somos los hijos del silencio. Un silencio que, a su juicio (celui des femmes rencontrées), ha sido una condena impuesta que se ha prolongado demasiado tiempo. Ellas pueden entender los silencios anteriores pero un silencio en democracia no lo pueden entender. »
La première partie du livre se déroule en 1939 après la victoire de Franco dans la sinistre prison madrilène pour femmes de Las Ventas. Le lecteur découvre l’horreur des lieux dans lesquels vivent ces femmes emprisonnées en même temps qu’il apprend leur histoire et les liens qui se tissent entre elles.
Le personnage central du livre est sans nul doute Hortensia et d’ailleurs la deuxième partie du livre lui est entièrement consacrée. Hortensia est enceinte quand tombe l’annonce de sa condamnation à mort. Sa petite sœur, Pepita, deuxième personnage central du livre, écrit à Franco et obtient qu’Hortensia puisse mettre au monde son enfant avant de mourir. Ce sera une petite fille, du nom de Tensi, que Pepita va élever. Tous les jours Pepita vient à la prison avec le bébé dans les bras jusqu’au jour où, un mois et demi plus tard, Hortensia est fusillée. De sa mère Tensi gardera un sac à couture avec deux cahiers bleus qui la conduiront à s’engager politiquement sur les traces de ses parents.
D’autres femmes gravitent autour de ce personnage central, Elvira, Tomasa, Reme, Sole, Doña Celia…dont la solidarité est infaillible et dont Dulce Chacón raconte les destins. Des mauvaises aussi, La Veneno, Sor María de los Serafines, qui dirige d’une main de fer la prison… Des hommes aussi, ne les oublions pas, le médecin de la prison, Don Fernando, Jaime Alcántara, l’amoureux de Pepita qui ne la retrouvera que des années plus tard… et d’autres encore.
Dans la troisième partie, le temps s’écoule plus rapidement puisque nous découvrons ce que fut la vie et le sort de tous ces personnages jusqu’en 1963. Le livre se clôt sur l’image de Pepita et Jaime enfin réunis marchant ensemble dans une manifestation à Cordoue.
Ce roman reflète fidèlement ce que vécurent ces femmes, leurs souffrances quotidiennes, la torture de ne jamais savoir quel serait leur sort final dans cette prison livrée à l’arbitraire et à l’injustice, leur loyauté infaillible entre elles, plutôt mourir, plutôt être battues ou torturées, que dénoncer, la perte irrémédiable de tous les droits que la République leur avait octroyés, leur courage et leur abnégation… Dans la prison et aussi à l’extérieur, une fois la liberté retrouvée pour certaines, jamais elles ne renieront les idéaux auxquels elles avaient tout sacrifié.
Ce roman, si tant est que l’on puisse parler de roman, le dernier livre de Dulce Chacón, donne la parole à celles que certains aimeraient bien voir se taire définitivement dans une société où le silence de la mémoire a force de loi.

Benito Zambrano a porté le livre à l’écran en 2011 sous le même titre, La voz dormida. Le film a été tourné dans l’ancienne prison de Huelva.

Il existe aussi une traduction française du livre, Voix endormies, paru en poche aux éditions 10-18.

Un livre oublié depuis 1937 à découvrir

CHAVEZ NOGALES Manuel, A Sangre y fuego / Héroes, bestias y mártires de España. Barcelona : Libros del Asteroide, 2015.

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Né en 1897 à Séville, Manuel Chavez Nogales embrasse très tôt la carrière de journaliste. En 1922 il part pour Madrid où il devient le rédacteur en chef du quotidien El Heraldo, puis de 1931 à 1936, il dirige le journal Ahora, qui dès le départ apporte son soutien à la République espagnole. Chavez Nogales aura d’ailleurs de nombreux entretiens et contacts avec le président Manuel Azaña et il occupera son poste au sein du journal jusqu’à ce que le gouvernement républicain quitte Madrid pour Valence. A ce moment-là, menacé autant par les fascistes que par les révolutionnaires, il choisit de s’exiler en France où il continue sa carrière de journaliste d’investigation en participant à de nombreux journaux français et hispano-américains. Parallèlement à sa carrière de journaliste, il rédige d’abord A Sangre y Fuego (1937) puis La Agonía de Francia, réflexion sans concession sur la Débâcle française en 1940. Suite à la publication de cet essai, fiché par la Gestapo, il s’exile à Londres où il meurt en mai 1944.
A Sangre y fuego. Héroes, bestias y mártires de España dont les récits qui le composent avaient d’abord paru en ordre dispersé dans la presse argentine, a été publié pour la première fois au Chili en 1937. Ce livre connaitra deux rééditions, l’une aux Etats-Unis en 1937, l’autre au Canada en 1938 puis il sombrera dans l’oubli, jusqu’à ce qu’Abelardo Linares, célèbre éditeur, bibliophile et poète sévillan le redécouvre en 1993 lors de ses voyages en Amérique. Il faudra attendre 2001 pour que le livre soit publié pour la première fois en Espagne.
Manuel Chavez Nogales se définissait avant tout comme un démocrate, « ciudadano de una república democrática y parlementaria », comme il l’écrit lui-même dans le Prologue de son livre en 1937. Dans A Sangre y fuego, il raconte dans les débuts de la Guerre Civile les exactions qui eurent lieu dans les deux camps et sans doute a-t-il payé cette audace de l’oubli dans lequel son œuvre a très vite sombré. Très lucidement il écrit, toujours dans le Prologue, depuis son exil à Montrouge en 1937 :
« De mi pequeña experiencia personal puedo decir que un hombre como yo, por insignificante que fuese, había contraído méritos bastantes para haber sido fusilado por los unos y los otros. Me consta por confidencias fidedignas que, aun antes de que comenzase la Guerra Civil, un grupo fascista de Madrid había tomado el acuerdo, perfectamente reglamentario, de proceder a mi asesinato como una de las medidas preventivas que había que adoptar contra el posible triunfo de la revolución social, sin perjuicio de que los revolucionarios, anarquistas y comunistas, considerasen por su parte que yo era perfectamente fusilable ».

Ce livre qui, sur le plan littéraire, tient un parfait équilibre entre articles de journaux et récits de fiction a été écrit dans l’urgence et raconte des épisodes dramatiques du début de la Guerre Civile sans exaltation ni excès mais de manière sobre et directe. Ni réactionnaire ni révolutionnaire, Manuel Chavez Nogales constate la réalité atroce de la Guerre Civile dans les deux camps et préfigurant dans une certaine mesure la philosophie de Hannah Arendt, il montre comment le Mal peut entraîner à des exactions abominables des êtres tout à fait ordinaires. En effet ce sont bien des êtres ordinaires que présente ce livre, simples héros, bêtes sanguinaires sans conscience ou martyres… Tout ce qui est écrit dans ce livre est sorti de la propre réalité personnelle de l’auteur et des nouvelles que d’autres exilés lui apportaient à Montrouge dans la maison de son exil.

– Un bombardement franquiste aveugle sur Madrid  entraîne des représailles tout aussi aveugles. (¡ Massacre, massacre !)
– Un jeune marquis qui accompagne son père dans une battue pour en finir avec les bandits rouges ne peut se résoudre à dénoncer un ancien camarade de classe… (La gesta de los caballistas)
– Un jeune milicien dont le rêve est de dormir enfin une fois la guerre terminée, pourchasse toute une nuit une petite lumière qui est celle des traîtres qu’il faut empêcher de nuire, avant de tomber sous les balles de l’ennemi. « En la guerra y la revolución era difícil dormir. ¡ Pero qué a gusto se dormía al final ! » (Y a lo lejos, una lucecita)
– Un groupe de l’arrière-garde républicaine composée de déserteurs et d’éléments incontrôlés sème la terreur sur son passage. (La columna de hierro)
– Un artiste commissionné par la République pour sauver les trésors artistiques découvre le drame de ces soldats républicains lancés dans une guerre sans aucune préparation face à une armée organisée et impitoyable. (El tesoro de Briesca)
– Quel sort réserver à un mercenaire de la garde maure de Franco, tombé aux mains des Républicains ? (Los guerreros marroquíes)
– Le phalangiste don Cayetano Tirón laisse lâchement fusiller trois jeunes filles qui lui avaient pourtant sauvé la vie et calme sa conscience de lâche en se disant qu’elles n’ont pas souffert. (¡ Viva la muerte !)
– Bigornia, « un ogro convertido en proletario metalúrgico », remet en service de vieux tanks et lance son armada pour couper la route aux soldats de Franco qui avancent en Extremadura. Il montre l’exemple du courage le plus insensé aux commandes de son monstre d’acier jusqu’au sacrifice final. (Bigornia)
– Daniel, un ouvrier accusé d’être un laquais des patrons veut seulement travailler et refuse de s’engager politiquement. Ne trouvant plus de travail et mourant de faim, il s’engage dans les rangs de la République, se bat comme un lion et triste ironie du sort, « murió batiéndose por una causa que no era la suya ». (Consejo obrero)
– Un père perd ses deux fils enterrés sous les décombres de l’abri que l’aviation franquiste a bombardé et il cherche désespérément à sauver sa petite fille prisonnière sous des blocs de ciment. (El refugio)
– Sous les bombes, au milieu des blessés et des mourants, une religieuse écrit à son oncle Ministre de la Défense du Gouvernement de la République. (Hospital de sangre)
Après avoir essayé en vain de classer les personnages en héros, bêtes et martyres, j’ai finalement choisi de respecter l’ordre des récits choisi par l’éditeur car c’est ce qui m’a semblé le plus objectif.
Il faut lire dans leur intégralité  ces récits des tout premiers mois de la Guerre Civile. Jamais Manuel Chavez Nogales ne se laisse emporter par la passion partisane ou l’esprit de propagande, et choisissant un style direct et pourtant travaillé, il ne veut rien justifier, rien mythifier. Sans doute est-ce cette position qui lui a valu l’oubli. En lisant ces récits, j’ai souvent pensé à la noirceur des cartons de Goya que j’ai vus récemment à Zaragoza, Los Desastres de la guerra.

Il existe une traduction française du livre par Catherine Vasseur, parue aux éditions du Quai Voltaire à Paris en mars 2011 :
A Feu et à sang
Héros, brutes et martyrs d’Espagne.