FRAGMENTS DE MÉMOIRE 11

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Sont reproduits ici les textes qui ont été mis en voix par la Compagnie Cano López le 20 novembre 2015 au Plessis-Théâtres  à  La Riche (Indre-et-Loire).

Souvenirs perdus.

 C’est en Espagne que ma génération a appris que l’on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l’âme et que, parfois, le courage n’obtient pas de récompense. C’est, sans aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d’hommes à travers le monde considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la dernière grande cause.

 Ma chère petite maman, voici ce que dénonçait Albert Camus dans l’un de ses textes. Tu as vécu dans ta propre chair cette tragédie quand, dans la rigueur du froid de février 1939, traversant à pied avec tant d’autres la frontière de Cerbère, tu cherchais un refuge, refuge qui sera ton exil, exil qui sera ta patrie. Tu avais 16 ans.

Je sais trop peu de choses sur ton passé, la maladie armée de sa faux m’a privé de ta voix. Tu n’avais pas encore 45 ans. Je vivais alors ma jeunesse dans l’insouciance du présent, dans l’exaltation et la liberté des barricades, je ne pensais qu’à l’avenir, je n’étais pas curieux du passé, TON passé. Aujourd’hui, à l’automne de ma vie, je me retourne, et derrière moi je fouille dans mes souvenirs. Je cherche, en vain, mes racines, je cherche en vain à reconstruire ton histoire, à deviner ton parcours.

De ce petit village d’Aragon où tu es née, Paracuellos de la Ribera, on t’envoie en Catalogne vivre chez une tante car ton père, jeune veuf, ne peut s’occuper seul de ses trois enfants.

Puis la Catalogne tombe sous le feu des troupes rebelles. Vient alors ce que nous appelons la Retirada.

Mais pourquoi étais-tu seule quand tu as traversé la frontière ? Où était ta famille ? Que s’est-il passé ?

Et comment as-tu vécu, seule, cet exode, et qui t’a ensuite recueilli ?

Je n’ai qu’une seule trace de ton passage, celle du 18 octobre 1939, dans un camp pour réfugiés étrangers près de Bourges. Le registre indique ton nom, Carmen Lite Gracia, ta date de naissance et ta profession : « bonne ».

Toi ne parlant pas le français, toi analphabète, toi étrangère indésirable, comment as-tu vécu dans la France de Pétain ? 

Puis tu aurais résidé quelques années en Alsace. Pourquoi ?

Et puis ensuite à Paris. Pourquoi ?

A la libération de la France, celui qui sera mon père épouse la belle espagnole, tu étais fière en effet d’avoir gagné un prix de beauté dans une fête locale. Ça, je m’en souviens…

Pourquoi n’ai-je pas été curieux, pourquoi tant de négligence, pourquoi, maman, ne pas m’avoir dévoilé un peu plus de ta vie ? Serait-ce par pudeur, pour ne pas troubler mon innocence ? Papa n’est plus là depuis trop longtemps pour me parler de toi.

Je ne serais pas né sans cette guerre civile, serais-je alors un « enfant illégitime du franquisme » ?

Je sais au moins une chose : la monarchie, imposée par un dictateur, est doublement injustifiable.

 

Et nous avions le rêve illusoire de juger l’imposteur, de lui  demander des comptes !

Mais… le juger, aurait signifié le présumer innocent… il est mort coupable.

 

Maintenant nous réclamons simplement justice et réparation, nous devons recouvrer ce que le peuple espagnol avait choisi librement.

La République, qui fut trahie, poignardée, abandonnée, nous te la devons maman, saches que, contrairement à ce que l’on prétend, nous ne sommes pas vaincus car, comme l’écrivait bien justement le dramaturge Fernando de Rojas : No es vencido sino el que quiere serlo. (*)
« N’est vaincu qui croit l’être. »

 

 Pardonner ??

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********

 

 

 

 

Oui…

 Mais avec la volonté de résipiscence de la part des bourreaux, c’est-à-dire qu’il leur faut reconnaître leur faute et s’amender, c’est le prix de la réconciliation. En effet, il n’y a pas de pardon sans justice et justice n’est pas vengeance car alors de victimes nous deviendrions bourreaux. Oui, la justice existe, sinon quelle serait la différence entre victimes et coupables ? Cependant, nous savons que « le pardon rature, il n’efface pas » (**), seule la vérité reste. Nous veillerons, moi et ma descendance, à  transmettre ta mémoire et celle de tes compatriotes, ces martyrs, ces déracinés et ce, jusqu’à ma fin, c’est un devoir, une mission pour moi, ma résilience, car oublier ce drame signifierait qu’il n’a pas existé.

 

En définitive, que me reste-t-il de toi, maman ?

Des lambeaux de souvenirs, un joli et tendre sourire, de beaux yeux marron attentifs et protecteurs…

La frustration du manque est immense, cruelle, car mes questions resteront à jamais une énigme sans réponses, à JAMAIS.

 

¡ Salud y República !

  

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Je peux vivre ailleurs mais j’aurai toujours la conviction que je suis en exil.
Albert Camus (1913-1960)

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Caminante, son tus huellas
el camino y nada más;
Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace el camino,
y al volver la vista atrás
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante no hay camino
sino estelas en la mar.

Antonio Machado (1875 – Collioure, 22 février 1939)

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Dicen que al morir le hallaron España dentro del pecho.
Juan Rejano (1903-1976)

Jean-Claude Vanhille Lite

 

(*) Fernando de Rojas, La Celestina (Melibée répondant à la Célestine, Acte IV).

(**) Robert Sabatier, Le livre de la raison souriante.

Une réflexion sur « FRAGMENTS DE MÉMOIRE 11 »

  1. Bonsoir Jean-Claude, merci pour toute cette mise en page des textes écrits par les uns (ou les unes) et les autres. Je ressens comme toi ce manque de ne pas avoir suffisamment parler avec mes parents (mon père était d’un petit village d’Aragon). Quelle déchirure il nous reste ! Mais crois-tu vraiment que Franco soit mort coupable ? En tout cas il ne devait pas, lui, le sentir ainsi. Salud y republica !

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