MÉMOIRES BLESSEES

 De la concurrence des victimes au partage des mémoires

 Source :

Journées de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité. Mémoires blessées. 

Théâtre Saint Gervais, 7-27 janvier 2009 – Rue du Temple 5 CH-1201 Genève

 

 

Tandis que s’estompent les grands récits nationaux proposant une histoire linéaire, téléologique de marche vers le progrès et de fabrication d’une identification à l’objet national, l’énonciation d’un discours unificateur devient difficile. La prolifération des petits récits de groupes sociaux, religieux ou politiques revendiquant l’inclusion de leur(s) mémoire(s) dans l’histoire nationale complique la définition d’une identité commune et d’une « vérité » historique. Cette multiplication des échelles rend plus complexes les polémiques à propos du passé.

Face à ces controverses, le discours des historiens apparaît comme une parole secondaire dans l’espace public. Il tend même à être instrumentalisé, le travail de l’historien pouvant à la fois servir d’outil de lutte ou de légitimation de groupes sociaux insatisfaits. La parole première est détenue par les médias et les témoins directs du passé, auxquels ces mêmes médias servent de tribune. Cette configuration met en tension la mémoire portée par les acteurs du passé et l’histoire en tant que récit interprétatif de ce même passé. Une des forces de l’histoire est pourtant de permettre une mise en dialogue pertinente des mémoires concurrentielles à propos du passé.

 

Travail d’histoire, travail de mémoire

 Qu’est-ce qui différencie l’histoire et la mémoire ? Pour l’historien Antoine Prost, quatre tensions sont identifiables entre les devoirs d’histoire et de mémoire : la mémoire porte a priori sur des faits précis et clairement désignés ; le devoir de mémoire semble proscrire l’oubli ; la demande de mémoire est largement affective ; elle correspond d’abord à la vision d’un groupe social particulier, dans une perspective identitaire. Il y a pourtant une interaction nécessaire entre l’histoire, qui tend à l’unité, et la mémoire, nécessairement plurielle et divisée. En outre, il ne s’agit pas de stigmatiser la mémoire pour valoriser la seule histoire : d’où l’idée de l’utilité d’un véritable travail de mémoire ; d’où aussi la pertinence de toujours tendre à remettre de l’histoire dans la mémoire pour nos perceptions du passé.

Gardons-nous cependant de confiner la mémoire dans des récits individuels. Il existe en effet des conditions de réception, des cadres sociaux de la mémoire qui concernent sa dimension collective. La mémoire collective, étudiée notamment par le sociologue Maurice Halbwachs, se situe au cœur de l’identité des sociétés.

Elle contribue à la consolidation du lien social en mettant en évidence dans l’espace public certains éléments particuliers du passé plutôt que d’autres. Son analyse mène à s’interroger sur certaines zones d’oubli, sur ce qui a justifié la mise en marge de pans entiers de l’histoire. Elle pose aussi la question du rapport entre la mémoire et le territoire, de la dimension universelle ou spécifique des contenus de cette mémoire collective.

Un autre aspect concerne la distance temporelle qui nous sépare des événements ramenés à notre mémoire. Il s’agit ainsi de distinguer la mémoire biographique que nous avons des événements les plus récents, ceux pour lesquels existent encore des témoins directs, voire leurs descendants immédiats, et la mémoire culturelle que nous avons des événements plus anciens, séparés de nous de plus d’un siècle, qui sont souvent des événements fondateurs ou des mythes d’origine. En ce qui concerne la mémoire biographique, c’est le rapport entre le témoin et le document qui est souvent interrogé, parfois dans des termes de complémentarité, parfois dans des termes de concurrence. Par ailleurs, la perspective de la disparition prochaine des témoins provoque une dramatisation de leur fonction, une intensification de leur présence dans l’espace public. C’est bien ce que nous vivons aujourd’hui par rapport à la Shoah. Là encore, le travail d’histoire permet de contextualiser les propos des témoins, de rappeler qu’ils n’ont pas tous été des victimes, que leurs actes ne sont pas tous à situer sur le même plan.

Qu’est-ce que l’histoire peut nous apprendre de notre présent ? À partir d’informations diverses sur ce qui s’est passé lors d’époques antérieures, la question se pose de savoir ce qui se répète d’une période à l’autre et ce qui doit être considéré comme différent. Ce travail de comparaison est au cœur même de la pensée historique. Il nous fait comprendre que les faits ne se répètent qu’en partie, mais qu’ils se déroulent dans des contextes qui les ont rendus possibles, ce que l’analyse historique peut nous aider à mettre en évidence.

Le plus important, si l’on se réfère à une histoire critique et honnête, c’est de bien reconstruire le présent du passé, c’est-à-dire de savoir rendre compte des incertitudes et des errements de ce passé. L’histoire s’intéresse en effet à des êtres et à des acteurs qui avaient leur propre expérience du passé, leur propre horizon d’attente tourné vers un avenir fait de craintes et d’espoirs, leur propre univers mental. Il s’agit donc de tenter de faire surgir ces rapports au passé et à l’avenir, de les reconstruire, pour contextualiser les choix et les gestes de ceux qui ont fait l’histoire, en tenant compte de la marge de manœuvre dont ils disposaient réellement, mais sans oublier que, contrairement à nous, ils ne connaissaient pas la suite des événements.

 

 

Travail de mémoire, travail d’histoire. Il s’agit d’abord de partir de la connaissance des faits, d’avoir la curiosité du passé et de prendre le temps de cette curiosité. Sans cela, des actes absurdes pourraient se reproduire sans conscience ; les mêmes questions pourraient se reposer à des êtres et à des acteurs enfermés dans leur présent. Au contraire, en étant inscrite dans une perspective historique, chaque situation de la vie sociale pourrait alors être abordée de manière plus ouverte, ou au moins plus lucide. Un temps de réflexion serait ainsi rendu possible en amont de l’action humaine.

Le travail de mémoire permet notamment la réminiscence de faits qui ont été oubliés, parfois occultés. Quant à l’histoire, elle sert à reconstruire, dans un récit synthétique, mais non moins centré sur des problèmes et des hypothèses, des aspects du passé qui donnent à voir sa complexité et ses grandes lignes de force.

Ce passé est si riche que l’éventail des questions que l’on peut lui poser est immense, sans cesse renouvelé. Ce qui permet d’aiguiser notre regard critique sur nos actions aujourd’hui.

Cette introduction reprend des textes de Nadine Fink & Charles Heimberg (2008), et de Nadine Fink (2008).

 

Quelques références bibliographiques

 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993 (1949).

 Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocides, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.

 Nadine Fink, Histoire et mémoire dans l’enseignement secondaire genevois. Témoignage oral et pensée historique scolaire à propos de la Seconde Guerre mondiale en Suisse, thèse de doctorat, Genève, Université de Genève, 2008.

 Nadine Fink & Charles Heimberg, « Transmettre la critique de la mémoire », in Carola Hähnel-Mesnard & al.(dir.), Culture et mémoire. Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, PalaiseauÉditions de l’École Polytechnique, 2008, pp. 63-71.

 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925).

 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1950).

 Charles Heimberg, Entendre des témoins et apprendre l’histoire de la Shoah, Cahier pédagogique du DVD Survivre et témoigner : rescapés de la Shoah en Suisse, Genève, Éditions IES/Haute École de Travail Social, 2007.

 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 1990 (1979).

 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil (points-Histoire), 1996.

 Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième Siècle, n°65, Paris, Presses de Science Po, janvier-mars 2000, pp. 3-12.

 Enzo Traverso, Le passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005.

 

Une autre ressource importante et utile : Monique Eckmann & Michèle Fleury (éd.), Racismes et citoyennetés. Un outil pour la réflexion et l’action, Genève, ies-éditions & Fondation pour l’éducation à la tolérance, 2005.

 

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