1939-1944 : Le Barrage de l’Aigle, creuset de la réorganisation de la CNT-AIT espagnole en exil

Extrait de la brochure « des anarchistes espagnols en Résistance, tome 2 : « Quand des migrants et des parias tenaient le maquis dans le Cantal » http://cnt-ait.info/2021/01/10/migrants-parias-maquis/

Au cours de l’hiver 1939, 500 000 espagnols fuient la victoire des fasciste et les représailles prévisibles et se réfugient en France. Malgré quelques gestes de sympathie d’une partie de la population, la République ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de ces combattants de la liberté, qu’elle désigne en fait sous le vocable d’ « indésirables ». Alors qu’ils s’attendaient à être accueillis en frères, les réfugiés sont jetés dans des camps « du mépris », où ils sont traités de façon inhumaine.

Des camps aux GTE : l’intégration des réfugiés à l’effort de guerre

Avec la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne nazi, certains républicains demandent à s’engager dans les bataillons étrangers de l’armée française. Mais les officiers français ont de la méfiance envers ceux qu’ils nomment les « Rouges », les communistes étant liés à l’Allemagne nazi par le Pacte germano-soviétique.

Toutefois, de nombreux français étant mobilisés sur le Front, il manque des bras notamment pour les travaux de force sur les chantiers, dans les forêts, dans les fermes ou dans les mines. La République voit l’intérêt qu’elle peut tirer des réfugiés (espagnols ou autres) et les intègre à l’effort de guerre par le biais des Compagnies de travailleurs étrangers (CTE). Pour les réfugiés, c’est surtout l’opportunité d’échapper au camp, à ses brimades et à ses privations. Les autorités françaises vont puiser dans les camps de concentration les bras dont ils ont besoin pour les travaux pénibles et dangereux.

« Le mois de décembre 1939 commencèrent à arriver au barrage en qualité de main-d’œuvre, les premiers réfugiés espagnols. Quelques-uns s’embauchèrent individuellement. Les autres, provenaient des camps de concentration. D’abord ce fut un groupe de 22 hommes, en provenance du camp de Saint-Cyprien. Puis, pendant les mois de janvier, février, mars 1940, ils arrivèrent au nombre de plus de 400. Ils venaient pieds-nus ; d’autres plus fortunés, portaient les pieds enveloppés de bandes faites avec des sacs ; ils allaient déchirés, habillés avec des haillons, tels que les avaient laissé la déroute et le camp de concentration [1]»

Après que la Chambre du Front Populaire ait voté les pleins pouvoirs à Pétain, l’Etat Français se substitua à la République française. Nécessité faisant loi, il y a avait des centaines de milliers de prisonniers et la France manquait de bras … Les CTE devinrent des GTE (groupements de travailleurs étrangers) et ils continuèrent leurs activités, toutefois avec un contrôle renforcé des autorités policières, les travailleurs réfugiés passant du statut d’indésirable à celui de potentiels ennemis intérieurs.

Les réfugiés, une main d’œuvre corvéable … et convoitée !

Les GTE dans le Cantal regroupaient des travailleurs de toutes nationalités, mais principalement d’espagnols, de polonais et de membres de la communauté juive, sachant que beaucoup de polonais étaient de confession juive. Le cynisme des autorités de Vichy allant jusqu’à désigner ces derniers sous le terme de
« Palestiniens », ou de manière plus stigmatisante, « d’Israélites oisifs »…. Le 431ème GTE, constitué d’environ 400 espagnols installé à Mauriac et Tourniac, et le 437ème GTE constitué d’environ 200 espagnols installé à Mauriac, étaient destiné tout principalement à la construction de barrages. Le 664ème GTE, constitué d’environ 200 polonais et juifs de diverses nationalités, installé à Mauriac, était également destiné à la construction de barrages, ainsi qu’à l’exploitation forestière et aux travaux agricoles au profit d’entreprises privées ou de particuliers.

Par la suite, les nazis cherchent aussi à tirer profit de cette main-d’œuvre corvéable à merci. Eux aussi avaient besoin de bras pour construire leur Mur de l’Atlantique qui devait les protéger d’une invasion alliée. Entre 1942 et 1943, 26 000 Espagnols travailleurs des GTE ou autres sont envoyés dans le cadre du STO sur les chantiers de l’Organisation Todt sur la façade atlantique.

Les ingénieurs du barrage de l’Aigle partageaient avec les ouvriers espagnols l’esprit de résistance. Aucun homme, aucun matériau ne devait aller aux nazis. La résistance, avant d’être de hauts faits d’armes, ce fut surtout le refus obstiné et silencieux de servir et d’obéir.

« le barrage de l’Aigle n’est pas seulement un ouvrage de résistance matérielle. Il a été aussi un repère de résistance à l’envahisseur allemand. Ni la guerre, ni la déroute, ni l’occupation n’ont arrêté le travail continu du barrage. Tout au contraire : il fallait empêcher que le béton aille grossir le mur de l’Atlantique et que les hommes quittent le chantier pour des chantiers allemands. Dans ces montagnes nées pour cacher des maquis, la résistance a été tellement bien organisée que pas un seul homme, pas un mètre cube de béton, pas un kilo de ferraille ne sont allés collaborer avec les Allemands ».

Il fallait donc faire en sorte que le chantier progresse, mais pas trop vite non plus pour freiner sur la fin la mise en service de l’usine qui risquait de fournir de l’énergie à l’effort de guerre allemand.

Dans un article paru dans Notre Barrage, la gazette du chantier, les compagnons espagnols détaillent les différentes tactiques utilisées pour échapper aux réquisitions

Les espagnols du Chantier de l’Aigle ne partiront pas à l’organisation TODT

Notre barrage, Novembre 1944

Non et non. Ils ne repartiront pas.

La lutte a duré deux ans, avec des périodes de crise et des accalmies, mais toujours renaissante. Ils ne sont finalement pas partis, mais au prix d’une résistance plus ou moins élastique, qui a pris toutes les formes : la pagaie, le vide, les épidémies, le chantage, les cartes de nationalité.

La pagaie

La tactique consistait d’abord à tout embrouiller. En téléphonant simultanément aux services de Paris, de Limoges, de Clermont, d’urillac, dont nous dépendions à des titres divers, on finissait bien, malgré la prudence administrative bien connue, par trouver une fissure, ou une contradiction, même de détail. Après c’était l’enfance de l’art.

Mais quelque fois le procédé ne rendait pas. Il s’agissait alors de gagner du temps, quelques jours ou même quelques heures : les départs étaient impérativement fixés pour telle date. Et on avait remarqué par expérience que passée cette date, la question retombait en sommeil jusqu’à la prochaine fois.

Le vide

Gagner du temps pouvait se faire par des voies administratives, ce que, respectueux de la bonne règle, nous commençons par essayer, sous un prétexte quelconque, mais on fut parfois réduit à employer l’ultime méthode : le vide. Dès que des cars pour le « ramassage » étaient groupés à Mauriac, tous les espagnols du chantier, obéissant à un mystérieux mot d’ordre, disparaissaient et les forces de police tombaient dans ce vide. Sans douter que sous le plancher de la cabine téléphonique d’où ils annonçaient leur déconvenue à l’autorité supérieure et hiérarchique – dans cette église devant laquelle ils passaient – dans ce buisson qui bordait la route, et, surtout, massivement, de l’autre côté de la Dordogne, ils étaient écoutés, observés, épiés, etc … par des tas de type qui la couverture roulée autour du corps et le casse-croûte dans la musette, prêts à aller un peu plus loin en cas de besoin, surveillaient le passage des cars place Ponge.

Mais un jour, on parla de cerner les environs du chantier. Sur le moment, nous fûmes impressionnés et on avait une autre méthode, celle des épidémies. [nous l’avons utilisé à deux reprises]

Les épidémies

On n’avait refoulé à priori que la poliomyélite pour ne pas affoler les gens de la cité, mais à part cela il suffisait à un épidémie de typhoïde ou de je ne sais quoi (affaire de toubib) de se déclarer juste au bon moment, à la grande colère des administrateurs chargés de la rafle, qui n’étaient pas dupe, mais n’y pouvaient rien, les formes étant respectées. On n’osa tout de même pas recommencer une troisième fois.

Le chantage

Finalement, on recourut au chantage, on fit courir le bruit (Dieu sait si c’est facile) que si des opérations de police recommençaient, les maquis de Corrèze s’en mêleraient et que ça pourrait tourner au drame. Des techniciens officiels et bien intentionnés estimèrent que, dans ces conditions, il fallait 5 000 hommes pour ramasser la centaine d’espagnols tant convoités. Or la Région de Clermont ne disposait pas de ces importantes forces armées, il lui fallait donc demander le concours de la région de Limoges. Inutile de dire qu’administrativement, faire passer quoi que ce soit, et notamment des forces de police, d’une Région à l’autre est un problème insoluble. L’opération n’eut pas lieu.

Les cartes de nationalités.

Malgré cela, des gens bien-pensants commençaient à s’inquiéter du danger des Espagnols « rouges ». La presse de Paris, dont nous citons par ailleurs un éloquent extrait, commençait à s’en mêler. Les Allemands risquaient d’intervenir. Il fallait trouver une solution officielle, d’apparence au moins.

Ce fut la protection de chaque ouvrier espagnol par les cartes de nationalité, argument un peu acrobatique sur lequel il serait indiscret d’insister, mais qui nous permit d’attendre le message « Coup d’envoi à 15 heures » et le débarquement.

Un inspecteur de Vichy fut envoyé spécialement pour se rendre compte de la main-d’œuvre qu’on pouvait enlever au barrage au bénéfice des Allemands. Quand il arriva au barrage, il se trouva devant une épidémie : à l’infirmerie, plusieurs Espagnols étaient au lit, victimes de typhus. Il pouvait bien le constater à l’aide de graphiques de fièvres, aux lèvres pâles et à l’état des malades. Le pauvre inspecteur ne voulut rien savoir et s’empressa de repartir pour échapper à l’effroyable maladie. Après quoi, les malades ayant prouvé leur mauvais état de santé à l’inspecteur, se levèrent et se remirent au travail, car l’épidémie avait été inventé de toutes pièces, aussi pour tromper Vichy que pour échapper aux Allemands.

Pendant la période de clandestinité, français et espagnols faisaient le guet sur les routes amenant au barrage. Dès qu’ils découvraient des Allemands, tous les hommes, et même quelques femmes, laissaient le chantier et gagnaient la montagne.
La réorganisation de la Confédération commence dans un village du Cantal

Dès leur arrivée au camp, les vétérans de la CNT-AIT espagnole commencent à recréer des liens affinitaires, dans le but de recréer l’organisation clandestine. Durant l’année 1940, le groupe initial est créé : la Fédération Locale d’Aynes. Ses membres multiplient les contacts avec des militants isolés repérés dans les villages alentour, travaillant sur d’autres chantiers ou dans des fermes, avec les nouveaux arrivants sur le chantier du barrage. La 1ère réunion clandestine ouverte aux militants sûrs se tient en octobre 1941. Dès lors, s’enchainent des circulaires, le groupe du barrage, dans impossibilité d’établir des contacts avec le Conseil national de a CNT en exil, décide de se constituer en Commission réorganisatrice du Mouvement libertaire en exil.

La première circulaire de liaison des anarchistes du barrage de l’aigle, de novembre 1941, se fixe comme premier objectif de regrouper les compagnons qui souhaitent reprendre la lutte.

COMMISSION D’ORGANISATION DU MOUVEMENT LIBERTAIRE ESPAGNOL EN FRANCE – CIRCULAIRE N ° 1

Compagnons: Sans être officiellement organisées, les circulaires que le Conseil du Mouvement Libertaire nous a envoyées sont arrivées entre vos mains. Aujourd’hui, nous supposons qu’en raison des circonstances, le silence le plus absolu règne autour de nous. La réalité crue nous montre que le salut ne viendra pas d’un hypothétique débarquement. C’est un rêve irréalisable dont ce sont déjà réveillés ceux d’entre nous qui ont vécu la vie de ce camp de concentration avec des montagnes de barbelés.

Les hommes de la CNT, la FAI. et les FIJ ne sont pas de ceux qui se laissent décourager par les événements, ni de ceux qui sont intimidés par les dangers. Le groupe qui a reçu les circulaires depuis notre arrivée du Camp de Saint Cyprien a pris soin de les envoyer à ceux que, par leurs manifestations d’intérêt et leurs attitudes, nous avons noté comme compagnons; Compte tenu de la responsabilité que nous pourrions encourir si nous nous laissions influencer par le découragement général, nous avons convoqué une réunion du groupe, que nous avons étendu à différents compagnons, d’où sont issues les résolutions suivantes :

– Premièrement : Nommer une Commission de réorganisation locale.

– Deuxièmement : Donner pleine confiance à la Commission afin qu’elle essaie de regrouper le plus grand nombre de compagnons dans les plus brefs délais.

– Troisièmement : Une fois que les compagnons regroupés se sont ajustés en groupes d’affinité ou de besoin, organisation à des fins d’information et de réunion.

– Quatrièmement : Entre-temps, lancer des efforts pour localiser la résidence des membres du Conseil du mouvement libertaire.

– Cinquièmement : Une fois le travail de regroupement effectué, convoquer des réunions de groupe pour nommer officiellement la Commission et fixer les directives à suivre, les cotisations à payer, etc. etc.

T’estimant digne de notre confiance, tu indiqueras au même compagnon qui te remet cette circulaire si tu connais un autre compagnon [intéressé], en même temps que tu indiqueras avec lequel ou lesquels tu préfèrerais être groupé.

Ce n’est pas le moment de manquer de responsabilité face aux dangers; prends tes précautions comme le fait la Commission. Ne fais confiance à personne tant que tu n’es pas sûr de sa qualité de compagnon; Si tu nous en présente un autre, communique avec la Commission qui se chargera de vérifier tes indications.

En espérant que tu feras honneur à la confiance que nous t’accordons et que rejoindra notre Organisation, nous te saluons fraternellement.

Pour la Commission, José Germán.
Novembre 1941.

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Les efforts d’organisation commencent à porter leurs fruits : dans la seconde circulaire de Janvier 42, à peine plus d’un mois après la première, le groupe annonce regrouper déjà 80 compagnons répartis en 5 groupes. Par contre les mesures de protections sont renforcées : alors que la première circulaire avait été largement distribuée parmi les groupes de travailleurs espagnols, cette seconde circulaire – et les suivantes – sera diffusée sous forme orale, par un membre de la Commission d’organisation. En effet, ne disposant pas de machine à écrire, la première circulaire était manuscrite et un compagnon avait fait remarquer qu’on pouvait reconnaître l’écriture de son auteur … ce n’est seulement qu’à partir de 1944 que le groupe put faire imprimer clandestinement ses documents, nous y reviendrons.

Parmi les autres décisions, l’adoption d’une cotisation de 10 francs – ce qui pour l’époque représentait une somme significative, les ouvriers étant payé journalière au tarif de 5 francs de l’heure et les ouvriers anarchosyndicalistes se refusant par éthique syndicale de faire la moindre heure supplémentaire. Cette cotisation servait essentiellement (plus de 80% selon les rapports financiers transmis avec les circulaires suivantes) à la solidarité notamment avec les réfugiés restés dans les camps de concentration.

Se pose la question du « camouflage » des compagnons qui ont besoin d’échapper aux persécutions : des contacts ont été pris avec des français (vraisemblablement les ingénieurs du barrage tel que Decelle, qui fut toujours extrêmement loyal et humain avec les espagnols, les considérant au même titre que les ouvriers français et s’assurant qu’ils disposent eux aussi du ravitaillement, de vêtements d’hiver et de chaussures), faut-il continuer les relations de manières individuelle ou de manière semi-offcielle. En d’autre mots faut il prendre contact de façon organique avec la Résistante française ?

Enfin, la solidarité avec les réfugiés doit elle s’étendre à tous les espagnols, sans considération de leur affiliation idéologique ? Autrement dit, quelles doivent être les relations avec le Pari Communiste et ses membres ?

Ces questions sont renvoyées pour discussion aux groupes locaux, qui feront remonter leur opinion. Les prochaines circulaires donneront la synthèse des réponses à ces questions.

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COMMISSION LOCALE DU BARRAGE DE L ‘AIGLE – CIRCULAIRE N ° 2

Compagnons :

Un peu plus d’un mois depuis notre première circulaire, nous reprenons la plume pour prendre contact avec toi, te faire connaître nos travaux afin que, discutés au sein de ton Groupe, ils puissent être approuvés ou rejetés dans la prochaine réunion que cette commission aura avec les délégués du groupe, que vous nommerez définitivement.

RAPPORT DES TRAVAUX RÉALISÉS

Premièrement.— Récupération des compagnons

Actuellement, environ 80 compagnons ont se sont manifestés pour accepter la responsabilité d’être organisés. Il y a d’autres camarades qui pourraient nous rejoindre, mais à cause de leur manque de caractère, il nous semble dangereux de les accueillir jusqu’à ce que nous ayons mieux structuré la défense du Mouvement.

Deuxièmement.— Groupes organisés.

Il y a le groupe Laferriére, qui contrôle les camarades isolés de Valette, Spontour et Las Combes, celui de Soursac et ceux de Mauriac, de Chalvignac et du Barrage

Troisièmement.— Relation avec le Conseil [National]

Malgré les nombreux efforts et la correspondance soutenue avec d’autres noyaux nombreux de compagnons [2], personne n’a la moindre idée de l’endroit où sont les membres [du Conseil National]. Pensez-vous qu’il soit opportun pour nous d’envoyer des délégués vers les groupes de compagnons susmentionnés afin qu’ils puissent s’organiser et voir comment entrer en contact avec le Conseil ou créer un organe qui relie tous les libertaires et confédérés en exil ?

Quatrièmement. – Pensez-vous qu’il serait utile de payer 10 francs par mois de cotisation, dont le maximum possible servirait à aider les compagnons dans les camps, qui en font la demande directement ou par l’intermédiaire d’autres compagnons ?

Cinquièmement. – un membre de cette Commission a rencontré, à titre personnel, des relations qui peuvent servir à « camoufler » des collègues persécutés ou qui ont besoin de travail, pensez-vous qu’il est souhaitable que ces relations se poursuivent sur un plan privé ou bien semi-officiel ?

Sixièmement. – Pouvons-nous étendre cette occasion de solidarité aux autres exilés, appartenant à n’importe quelle organisation ou parti?

Confiants que vos délégués parviendront à des accords sur nos objectifs et à de nouvelles suggestions pour normaliser le rythme de notre organisation bien-aimée.

Avec nos salutations libertaires.

Pour la Commission, José Germán

L’Aigle, janvier 1942.

Note: La Commission a convenu qu’un de ses membres se déplacera avec la circulaire parmi les groupes pour contrôler sa diffusion et donner des éclaircissements s’il y a de la place.

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Le travail d’organisation se poursuit. En mars 1942, en absence de signe du vie du Comité National, le réseau du barrage de l’Aigle décide de se nommer « mouvement libertaire CNT en France » et d’intensifier ses contacts avec les autres noyaux dispersés sur le territoire français,pour reconstituer une organisation nationale. Les contacts pour le « camouflage » des militants persécutés seront maintenus à titre « privés », pour ne pas exposer l’organisation, et la solidarité sera étendu à tout réfugié, quelque soit son affiliation idéologique. Toutefois, la circulaire numéro 3 mentionne que des confrontations avec les Communistes sont à prévoir dans le futur, ceux-ci essayant aussi de se réorganiser bien qu’ils soient moins nombreux que les cénétistes.

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M.L.— C.N.T. en France. Commission locale du Barrage de l’Aigle. CIRCULAIRE N°3

Chers compagnons, ceci pour vous informer du résultat de la réunion de cette Commission avec les délégués du Groupe et des accords conclus, qui sont les suivant :

Premièrement.— Soutenir le développement de l’organisation.

Prendre des précautions pour les nouveaux venus.
Avoir la discrétion la plus absolue sur les détails qui pourraient coûter cher. La Gestapo veille ; chaque compagnon et chaque comité a la confiance nécessaire pour remplir les objectifs de sa mission, à la fois responsabilité et confiance absolues.

Deuxièmement. — À compter de maintenant, chaque réunion de groupe sera suivie par un délégué de la Commission locale. Il ne sera connu que des délégués du groupe, et nommé par eux.

Troisièmement. – La cotisation est fixée à 10 francs et la forme de solidarité telle qu’indiqué dans la circulaire n ° 2, c’est-à-dire par proposition directe, est acceptée.

Quatrièmement. — Vu la difficulté de former des comités pour chaque branche, nous décidons de nous nommer « Mouvement Libertaire — CNT en France ».

Cinquièmement.— Il est décidé d’envoyer des délégués dans d’autres noyaux militants et la Commission est habilitée à utiliser les compagnons appropriés comme liens vers les noyaux indiqués afin qu’ils s’organisent dans le même sens que nous, c’est-à-dire trouver ou donner forme à un organisme national.

Sixièmement.— Il est convenu d’utiliser les relations du compagnon sur un plan personnel, les étendant à tous les compatriotes qui en ont besoin sans distinction de parti ou d’organisation.

Comme vous le verrez, pour notre part, nous faisons de notre mieux pour donner le plus tôt possible corps à une série d’organisations de noyau qui nous permettra d’e nous confronter sur le plan national avec des organisations exilées qui avec moins de force que nous commencent néanmoins à montrer des signes de vie, comme le Parti Communiste avec ses deux soldats et son caporal.

Nous promettons de faire honneur à la confiance que vous nous accordez

Pour la Commission, José Germán
L’Aigle, mars 1942.

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Les relations avec la Résistance Française

Comme on l’a vu, il était hors de question pour les militants de la CNT-AIT d’avoir une quelconque relation avec les Communistes, qui les avaient trahis en Espagne. Par ailleurs, on sait que les Communistes ne rentrèrent que tardivement en Résistance, pas avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne Nazi, à l’été 41. Il est vrai qu’avant la Patrie du Socialisme réel était liée à l’Allemagne Nazi par le pacte germano-soviétque.

Sur le chantier du barrage, les ingénieurs responsables du projet ne se résignaient pas à la défaite. Sous l’impulsion d’André COYNE, chef du Service Technique des Grands Barrages et ingénieur polytechnicien qui avait fait la guerre de 14, un premier groupe de résistance est créé en 1942, dont le responsable sera l’ingénieur André Decelle (qui dans la résistance prendra le pseudonyme de Didier). Ce groupe est lié à l’ORA (Organisation de la Résistance de l’Armée). L’ORA est surtout constitué de militaires qui ne se reconnaissent pas dans Pétain. Leur objectif est de Constituer clandestinement, avec les personnels les plus sûrs, un centre d’accueil pouvant assurer le fonctionnement d’un État-Major de commandement opérationnel avec les liaisons et la protection nécessaires, Ils recommandaient la discrétion absolue, rien ne devant dévoiler l’organisation, qui ne devait entreprendre aucune action visible avant instructions formelles ou soulèvement national,

Les relations entre Coyne, Decelle et les espagnols sont bonnes dès le début « Il se sont efforcés de rendre le plus confortable possible la vie des ouvriers espagnols. Monsieur André Coyne, salua l’arrivée des réfugiés espagnols en des termes très humains et élogieux, en leur offrant son aide pour tous les problèmes qui relèveraient de ses compétences, leur ouvrant aussi la porte d’entrée, avec tous les honneurs, dans la Résistance française opposée aux troupes allemandes. Un autre jeune ingénieur, Monsieur André Decelle, se révéla également très chaleureux et compréhensif ».

L’ORA étant composée d’anciens militaires, elle pense que la Résistance selon l’O.R.A. doit rester une activité de professionnels, c’est à dire des cadres de l’armée. Par ailleurs l’ORA est anticommuniste et antirévolutionnaire.

Paradoxalement, ça ne l’empêche pas d’être en relation avec les anarchistes de la CNT-AIT espagnole ! En fait chacune des deux parties y trouve son avantage : les français ont besoin de l’expertise de la guerre de guerilla des espagnols, ils savent qu’ils pourront compter sur eux le temps venu. Et ils savent aussi que ce ne sont pas des communistes. Pour la CNT-AIT espagnole, la « discrétion » de l’ORA, va faciliter le travail de ses militants qui a besoin d’un lieu sécurisé pour avancer dans la reconstruction de la CNT. Ainsi, les relations entre l’ORA et la CNT-AIT peuvent se définir comme une « tolérance réciproque », la participation à la Résistance en 1944 se fera dans l’indépendance entre CNT-AIT et ORA-FFI, avec la présence d’un maquis anarchiste autonome.

Mais il faut noter que la CNT-AIT reconstituée aura plus de rapports avec d’autres mouvements de résistance, plus proches politiquement : groupes « Combat », « Libération»,et « Francs tireurs ». Ces trois organisations fusionneront le 26 janvier 1943 dans le « Mouvement Uni de la Résistance » (M.U.R.). La CNT-AIT travaillera essentiellement en relation avec l’ « Armée secrète », la branche armée du MUR, notamment pour l’exécution de sabotages [3].

La Résistance, une culture avant d’être un engagement

La première résistance fut essentiellement morale, faute de moyens matériels et notamment d’armes. Au-delà de l’organisation d’un réseau, rapidement, une bibliothèque est créée. José Oliver Calle expert de la mise en scène qui avait milité au syndicat des spectacles publics de la CNT-AIT de Barcelone, créé un groupe artistique composé de Français, d’Italiens et d’ Espagnols, qui offrit des spectacles de grande qualité dans et hors le barrage…Un autre compatriote, Manuel Morey Blanch (ex directeur des Écoles Rationalistes de Catalogne, secrétaire de la propagande de la CNT-AIT au barrage de l’Aigle), réussit à organiser une exposition sur la révolution espagnole… Musicien aux qualités exceptionnelles, Bautista Gimeno organise un orchestre et donne des cours de violons. Un folkloriste, Ginés Sicilia, a présenté d’admirables représentations de danses espagnoles. L’instituteur du village, M. Gaillard, organise des cours de français pour les espagnols, qui facilitent la communication avec les mouvements de Résistance. Il prête aussi une salle de classe pour que les enfants qui le souhaitent, sans distinction de nationalité, suivent des cours d’espagnol, deux heures par jour du mardi au vendredi, sous la responsabilité de Manuel Morey et de José BERREZUO [4]. En ces temps de nationalisme exacerbé et de méfiance institutionnelle envers les « étrangers rouges », les anarchistes espagnols mettent pratique la fraternisation et l’internationalisme. La Résistance est un état d’esprit avant d’être un engagement.

Après le débarquement, le temps de l’action

Il faudra attendre les parachutages alliés de l’été 44 et qu’un avion de reconnaissance allemand s’écrase en juillet 44 pour que le groupe Espagnol puisse disposer d’armement. C’est après le débarquement du 6 juin 44 que la Compagnie espagnole, intégrée au bataillon Didier, passera enfin à l’action.

Le journal « Notre barrage », journal du chantier destiné aux ouvriers, qui avait fini par être interdit par Vichy pour propos séditieux et qui réapparu brièvement après la Libération, consacra à « chaud » plusieurs articles aux espagnols, afin d’informer les français sur leur participation à la Résistance et ce qu’ils leur devaient pour leur Libération.

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Des exilés pleins de fierté et de noblesse

Notre barrage, décembre 1944

Une Espagne nouvelle accueillera espérons-le, ceux de ses fils qui ont continué la lutte de l’exil. Leur fierté et leur noblesse leur ont conquis sympathie et respect.

L’un deux, chef ferrailleur au Barrage, nous est particulièrement connu. Nous avions d’abord parlé avec lui plan de ferraillage, délais d’exécution et détails techniques. Puis il s’était agi d’empêcher les départs pour l’Organisation Todt et d’héberger les réfractaires espagnols venant d’autres régions. Enfin le moment vint de préparer de concert l’insurrection pour la libération.

Notre ami eut à jouer un rôle de premier plan dans la mise sur pied des groupements de libération espagnols Nous l’avons rencontré à l’œuvre à Limoges, à Toulouse, à Roanne, mais souvent nous ne trouvions pas nos correspondants : la gestapo était passée par là et des semaines, parfois des mois étaient perdus, tout était à recommencer et les fils à renouer, patiemment.

Au débarquement [du 6 juin 44], Germain (sic) Gonzalès, qui était devenu délégué régional, prit aussi le commandement de la Compagnie Espagnole du bataillon Didier, qui en assurant toutes les missions territoriales, nous permit de partir au loin rechercher l’accrochage.

Aujourd’hui nous le retrouvons à l’hôpital : il recommence seulement à marcher. Une grave chute de moto en service commandé l’a immobilisé à partir du 5 août. La mort dans l’âme, il a dû renoncer au moment où il était le plus utile. Le sort une fois de plus lui était cruel

* * *

Nous nous excusons auprès de lui de nos indiscrétions, mais il faut qu’en France on connaisse la tragédie des familles espagnoles déchirées par la guerre civile, et la vie dangereuse de ceux qui n’ont pas renoncé. Et son cas est particulièrement typique.

Nous lui posons quelques questions, car dans nos rencontres brèves parce que surveillées d’autrefois, beaucoup de choses avaient dû rester dans l’ombre.
Le tragique destin d’une famille espagnole.

A quel groupe antifasciste espagnol appartenez vous ?

A la CNT (l’équivalent de notre CGT (sic) )

Quelle était votre profession avant la guerre civile ?

Entrepreneur général de travaux publics

Combien étiez-vous dans votre famille ?

Neuf personnes, qui vivions tous en Catalogne.

Combien restez-vous ?

Cinq, dont trois en France. Ma mère a été tuée au cours d’un bombardement pendant l’exode en 1939 ; mon frère Armando a été tué à l’ennemi à 25 ans (chef de centurie à la colonne Durutti à Madrid) ; mon frère Adolpho a été tué à 23 ans aux attaque de Montsec (comme chef du 4ème bataillon de la 120ème brigade) ; ma tante est morte de chagrin en France ; un autre frère Xavier est prisonnier en Afrique ; mon père s’est exilé au Mexique.

Comment êtes-vous entrés en France ?

Mon Etat-major et moi par le Perthus le 5 février 1938, mon père avec mon jeune frère de 14 ans, ma jeune sœur de 14 ans et ma tante.

Où avez-vous été dirigés ?

Ma tante et ma sœur dans la Creuse, mon père au camp du Vernet d’où en 1940 il partit pour l’Amérique, moi-même au camp de Saint-Cyprien.

Arrêté par la Gestapo

Comme membre de la résistance, vous avez eu affaire à la Gestapo ou à la milice, dans quelles circonstances ?

A Montpellier, en mars 1944, je fus arrêté à la gare et conduit au siège de la Gestapo. Je circulais avec un faux permis, de l’argent et des papiers compromettants de la CNT en poche et, dissimulée dans ma cravate, la moitié du billet qui devait me faire reconnaître du délégué national que je devais rencontrer à Marseille. Dans une pochette sur une feuille de papier à cigarette, j’avais les adresses de 12 délégués espagnols de la CNT.

Comment avez-vous pu faire disparaitre ces documents dont la découverte vous aurait fait inévitablement fusiller ?

Les papiers de la CNT ? Je demandais à l’allemand qui m’avait enlevé mon portefeuille de recompter mon argent. Il me répondit : « soit tranquille ! Nous ne te prendrons pas l’argent, nous en commandons au kilo ! Tu peux recompter ». En recomptant, je subtilisait les papiers et les fourrai dans une poche avec mon mouchoir. Plus tard, en cours de route, en me mouchant, je les déchirai dans le mouchoir et en jetai les morceaux dans un virage, en faisant semblant de remonter mon col et tout en surveillant les Allemands qui pouvaient me regarder dans le rétroviseur.

En arrivant à la Gestapo, j’avalais le papier à cigarette sur lequel était inscrite la liste.

Restaient le faux permis et le demi-billet. Pour le premier rien à faire et pour le demi-billet, impossibilité matérielle de dénouer la cravate sous la
surveillance sévère et constante d’un ou plusieurs policiers. Mais par chance, le permis, qui avait toutes les apparences d’authenticité, ne parut pas suspect et par ailleurs on ne me fit pas enlever la cravate.

Comment avez-vous opéré pour tromper la police allemande ?

Tout d’abord, au « mouton » [5] en présence de qui je me trouvai à la Gestapo et qui se prétendait arrêté parce que de la Résistance, je déclarai que j’étais un voyageur qui allait voir sa famille et chercher du travail.

A un premier interrogatoire, précédé de l’annonce par un policier des tortures possibles, je restai impassible – malgré la cravate.

Au deuxième interrogatoire, serré et rapide sous des lampes à souder (à arc)
je répétai exactement mon alibi – malgré les nouvelles menaces de torture
(chambre frigorifique, machines électriques, barre tournante) et les cris qui semblaient venir de la chambre de torture.

Au troisième interrogatoire, trois heures plus tard, je maintins strictement mes dires. Si bien que deux heures plus tard, j’étais libre et pus partir avec mon demi-billet dans la cravate.

Nouvelles alertes

D’autre fois l’alerte fut moins chaude. C’est ainsi qu’un jour, à Toulouse, dans un quatrième étage après une réunion clandestine de nuit, je dormais dans la cuisine, le camarade marié, qui me donne l’hospitalité, occupant avec sa femme l’autre pièce… 5 heures, il part… 6 heures, réveil brutal : coups de sifflets ; appels, pas précipités. On monte dans l’escalier C’est la rafle. Je cache en vitesse les papiers compromettants dans la cuisinière et m’allonge sur le lit voisin pendant que la femme de mon camarade ouvre.

« Police ! » Un agent français en civil, deux membres de la Feldgendarmerie. « Qui habite ici ? » – Moi, avec mon mari. – C’est votre mari, ce monsieur ? – Non, c’est mon cousin. Mon mari est absent. Il ne rentre que le dimanche. » Le policier vérifie ses faux papiers e il traduit ce qui lui a été dit et qu’il croit vrai… Il ajoute « j’ai compris comment vous êtes cousins … » Et il part avec les Fritz, satisfait de sa perspicacité.
Il y a des vides dans les rangs…

Mais par contre, combien fut triste cette réunion de Marseille du Comité National [de la CNT] où quatre places restèrent vides, quatre de nos vaillants camarades ayant été arrêté par la Gestapo porteurs de papiers du secrétariat.

Cette réunion avait été tenue malgré une surveillance sévère à la demande des anciens : Buenarosa, Acracio, Bartolome, Mohéra, Pujol. Rien n’aurait pu faire fléchir leur volonté de continuer la lutte et leur foi en la liberté.

[1] L’Espagne républicaine, n° 20, 10 novembre 1945

[2] Notamment dans les mines d’Alès dans le Gard et d’autres chantiers dans le Sud., tels le Barrage de Laroque-brou ou le Barrage de La Maronne

[3]Libre pensée du Cantal, « Une page de l’histoire cantalienne occultée », https://lp15.pagesperso-orange.fr/espagne-mai.html

[4] José BERREZUO, Contribucion a la historia de la CNT en exilio Mexico, 1967

[5] Personne placée dans la cellule de garde à vue, qui se prétend arrêtée mais qui en fait travaille pour la police, essayant de gagner la confiance des autres personnes pour en obtenir des confidences qui seront ensuite utilisées contre lui.

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